L'encrier Le 18 décembre 2014

L’intime dehors (conditions d’émergence)

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L’intime dehors (conditions d’émergence)

© Boris Dunand

J’ai déjà fait ce rêve. Mer, plage, soleil – l’indolence bleue. Les couleurs extravagantes et pures du ciel, le flamboiement cru du sable, la brûlure sous les pieds. Les mouvements joyeux des vagues, les baigneurs qui s’abandonnent. Ce tumulte fait d’eau, de voix, de souffle. Et son humeur: indigo, salée, vive. Les longues promenades qui surplombent l’étendue, pas nus qui s’enroulent sur le chemin de bois, soulevé par l’air qui monte du large. L’odeur qui ne peut être que celle de l’enfance, des vacances, du bonheur sans fin de ne pas savoir, l’ignorance totale du poids de la vie, même s’il pèse secrètement. Aucune notion de la souffrance qui sans doute se promène déjà dans les veines. Non, une joie complète, facile, inconsciente, radieuse, folle comme la splendeur du soleil, brillant sans retenue. Plénitude des sens, confort du lien: l’enfance au bord de mer en vacances. Joie innocente en souvenir. Joie bleue, vibrante d’air et d’embruns, joie d’enfant, joie explosive et tendre, joie de corps.

Et la douleur de ces retrouvailles, à la frange du lit, bordée de sommeil: un rêve. Les larmes pleines de sable griffent iris et paupières, l’âme se brise en frappant ce coin de temps oublié. Les forces s’effondrent d’attendre une vie entière, loin du règne bleu.

Une publicité s’affiche sous mon front: « Et vous, vous faites quoi cet hiver? ». Une femme est assise sur une branche qui surplombe un tapis de sable blanc, jambes dans le vide effleurant une mer turquoise. Chanceuse. Elle a gagné le jackpot. Au milieu des bâtiments tristes et des rues qui s’agitent, sous le ciel qui s’ennuie, nous la voyons de dos qui regarde au loin dans l’azur et le silence. Deux secondes: une compagnie d’aviation? Non, un jeu de loterie, le gros lot. Elle gagnera à vie la somme mensuelle avec laquelle je pourrais vivre. Ça m’ébranle. Je ne le sais pas. Mais tremble soudain de cet uppercut insidieux. J’ai emprunté quarante francs à un ami hier soir pour tenir jusqu’à la semaine prochaine. Supposer un lien entre l’embarras de ce geste et la fabrication onirique de cette nuit ne me semble pas trop suspect.

La violence symbolique, terme sociologique: l’insidieuse façon qu’ont ces images de nous imprégner de repères, de codes, de valeurs, de les rendre désirables et normaux. Silhouettes rémanentes qui habitent nos représentations, posent en nos vulnérabilités des séductions. Miroitent des remèdes aux maux connivents de l’existence – vendent ce qui nie la première de nos respirations: le fragile, le chaos, la perte – essences d’humanité. Une perversité toute du dehors? Seulement? Ou, aussi, des occasions d’éprouver de l’intime, du précieux? Le bonheur du rêve, la douleur du réveil – paroles vivantes. L’image idyllique, le message et le trouble – aubaines de sentir quelque chose, et pas n’importe quoi. Le singulier écho avec une vie, cette vie-là, mienne, actuelle – un accès rendu possible.

Je vois encore, figurée sous mes yeux clos, la mer, la divine, l’étendue. Et son front bleu suspendu à l’infini ouvre je ne sais quel espace. En souvenir, une incontournable joie qui tombe d’en haut et sourd d’en bas, m’enveloppe et me fonde. Présentement, onde soupirante du cœur aux extrémités, vague mélancolique, lente comme ces houles qui commencent à l’horizon.

Un manque a dessiné sur le mur de mes songes. Une langoureuse attente a teinté les voiles de mon sommeil. Un dos dénudé a provoqué une chanson sourde, une invitation au temps sans marges, aux chaudes vacances du repos. Certaines faims restent discrètement enfouies en l’insu – parfois une violence symbolique les fait émerger. Peut-être le dehors n’a-t-il pas plein pouvoir d’occasionner tout ce qui est mû dedans.

Avec un peu de chance, j’irai bientôt voir la mer.

 

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