Tu prends l’avion, l’avion te porte: 13h dans le cas présent, avec un petit plateau repas et l’attention fidèle des hôtesses. Tu prends le décalage qui va avec, la température moite. Tu prends la surprise: à l’arrivée, ce n’est jamais ce à quoi tu t’attends. Enfin, sauf si tu as pris soin de ne t’attendre à rien, ou alors le moins possible. Alors seulement, tu pourrais être surpris, quoique…. l’inverse est aussi vrai. Je ne sais plus, déjà. À l’arrivée, ce n’est jamais ce à quoi tu t’attends, c’est peut-être d’ailleurs pour ça que tu y vas. Quand tu sauras où tu vas, tu chercheras à aller ailleurs, n’est-ce pas. Pourquoi?
Bribes et brindilles du voyage
Tu discutes en attendant l’avion. Tu discutes dans l’avion, tu discutes dans le bus qui te mène à un autre avion. Tu ramasses des bribes de récit. Cette femme va visiter sa mère malade à Manille. Elle te donne des brindilles d’une histoire que tu connais déjà. Il est difficile d’en rendre compte autrement que comme ça: par des mots. Si elle la racontait avec les siens, tu ne comprendrais rien. Elle essaie de te faire comprendre. Elle dit: c’est grand, ça va vite, c’est cher, ça change tout le temps: ici le commerce est roi. Tu traduis, tu ne la crois qu’à moitié. C’est la surface pour toi : des clichés. Ton expérience sera autre, forcément. Tu oses: Il paraît que cela sent le riz pourri, le jasmin et l’encens? – Non, ce n’est pas vrai. Cela sent la ville, la vitesse et les gaz d’échappement. Et la vanille, c’est une illusion de l’air conditionné.
C’est comment là-bas ?
C’est beaucoup moins pollué qu’en Chine et la vue sur les tours est imprenable. Ah, parce que ce n’est pas la Chine? Non. Enfin, si, un petit peu. Les gens sont gentils, mais moins qu’à Taïwan. Il y a moins de touristes, vous comprenez, les gens ne sont pas blasés. Par contre, c’est très sûr, vous pouvez laisser votre sac sur un banc, vous le retrouverez intact, avec tout dedans. Taïwan, vous devriez quand même y aller, c’est magnifique. Vous restez combien de temps? Huit jours. Ah, non, c’est trop court. Allez à Macao plutôt, vous ne serez pas dépaysé. Elle ne te demande ni ton adresse mail, ni ton nom pour te trouver sur facebook, ou ton compte twitter. Il est encore possible de faire une belle rencontre qui n’aura pas de suite; juste un moment suspendu dans les airs, un souvenir comme rappel de temps en temps.
L’orient c’est toi
Tu n’as pas pris soin de relire Edward Saïd avant de partir, ni de regarder In the mood for love de Wong Kar-wai, mais tu pourras aller manger un steak poivre noir au Goldfinch avant de dévorer un snickers en marchant, c’est le routard qui le conseille. Tu pourras aller au Crystal Jade La Mian Xiao Long Bao pour un petit dim sun, littéralement cadeau du coeur. Au Fringe club, les Ferrari sont garées devant la porte, pas possible de les rater. Il y a les ménagère philippines qui y mangent à même le sol le dimanche, c’est jour de congé pour elles, elles te regardent comme si tu étais à l’orient, elles se font les ongles et jouent aux cartes sur des cartons.
Dim sun et mont Athos
Voyager est une forme d’effacement, de renaissance. Tu essaies d’arriver le plus nu, le plus déconstruit possible. Tu n’y parviens jamais tout à fait. Chienne de pesanteur: toujours un peu trop lourd, souriant. Tu sais que tu ne connais rien, ça te donne une impunité joueuse, une responsabilité crasse et une culpabilité bête. Le voyage est aveugle, c’est l’amour qui décide encore, et en avant: à l’aventure! Ou alors c’est la providence répète ton hôte, qui connaît très bien le mont Athos, et la mythologie grecque.
Tu n’apprendras rien
Tu n’apprendras pas le mandarin en huit jours, tu n’apprendras pas le cantonais pour les nuls, tu diras juste ni hao bonjour et xièxie merci à tire-larigot en souriant bêtement: c’est déjà ça de donné à l’autre. Tu te convaincras qu’hello ça passe aussi très bien, vu que tout le monde l’emploie en souriant. Tu essaieras de t’en souvenir au retour, en ne râlant plus sur les expats forcément arrogants qui ne font même pas l’effort de parler trois mots en français.
Un con de touriste
Tu ne veux pas être un con de touriste, tu le seras toujours un peu / beaucoup / à la folie, par la force des choses. Tu ne veux pas être un con de touriste. Tu es au moins lucide, bravo! Cela fera peut-être uniquement de toi un con lucide de touriste. On verra. Tu as huit jours pour essayer d’inventer autre chose. Vive les vacances. Tu commences par acheter le double du prix un T-shirt made in ici pour expier ta faute; avaler un thé bouillant jusqu’à la lie. Amen, xièxie.
Voyagez, voyagez, vous en oublierez toujours quelque chose
L’homme qui tient le petit carton avec ton nom, c’est ton hôte. Oui, c’est lui, tu le reconnais, c’est bien ton nom dessus, c’est de toi qu’il s’agit, c’est donc lui. Magie des mots, on se re-connaît sans s’être jamais vus. Il t’a invité pour animer des ateliers de poésie avec des chinois francophiles. C’est dingue, pas complètement irrationnel. Car on t’a toujours dit que ce que tu écrivais, c’était du chinois. C’est une re-connaissance. Nul n’est poète en son pays. Et ailleurs? Peut-être, peut-être pas. Il y a toujours le risque d’erreur sur la personne. Comment performe-t-on comme poète d’ailleurs? Tout naturellement… je ne sais pas. En étant soi-même, n’est-ce pas. Et en faisant rimer un peu ville, LOL, île et Rimbaud avec Californie… du moment qu’il y a de l’émotion.
Ce français, c’est du chinois
Deleuze avait raison: il faut bégayer dans sa langue. Écrire du français en chinois permet de se rapprocher de sa langue, pas de celle qui traîne par terre, ou passe sur les écrans, mais de la sienne, propre. Celle qui se construit, se travaille. Poésie: poesis travail de tisserand. Pourquoi apprendre le mandarin ou le cantonnais, il suffit de se décentrer plus fort dans sa langue pour bégayer autre, entre l’aboiement et le gémissement, avançant sur la tranche, à deux pas de tomber, tout en faisant oeuvre de remmailleur : faisant-défaisant le tricot ; composant, recomposant autrement, tranquillement, sur le vide. C’est très simple.
J’essaie de changer de langue dans la langue, je mise sur le traducteur automatique. Peut-être que tu me comprendras. « Le voyage est intérieur » est la phrase la plus conne de toute la psychologie d’Elle magazine. Peut-être tu me comprendras, peut-être pas. Attends je change d’aiguille à tricoter. Le voyage est un voyage dans la langue, à la limite, ou dans une autre. Je ne comprends pas.
Tu ne seras plus jamais lost in translation
Désormais, tu ne seras plus jamais lost in translation. Il y aura toujours quelqu’un qui te sera passé devant, qui aura fait un selfie devant la montagne mystérieuse la seconde d’avant. Il y aura toujours un Starbucks ou un McDonald’s qui t’attendra au coin de la rue, toujours une géolocalisation pour te montrer le chemin, ou alors il te faudra aller plus loin, escalader encore une colline et éviter soigneusement l’arrivée du débarcadère, son flot bigarré de touristes. Il te faudra tourner encore à gauche, souvent, pour te retrouver au même endroit mais autrement, oui oui, évidemment. Tu ne seras plus jamais lost in translation. Il y aura toujours un écran pour te rappeler que la bonne occasion fait le larron, qu’ici c’est ailleurs et ailleurs plus très loin, puisque tout le monde y va et que les prix sont cassés. Tu ne seras plus jamais lost in translation. C’est Darius Rochebin qui te le dit.
Comment dit-on bonjour déjà : ni hao. Ah oui, j’avais oublié.
La circulation est inversée.
Look right
Look left.
Je traverse la route.
Même pas lost in translation.
Je manque de me faire écraser.
merveilleux!!!