International Le 29 août 2016

Souvenirs de Verdun

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Souvenirs de Verdun

Pendant l’attaque, des soldats d’un régiment d’infanterie appartenant à la 126e DI (division d’infanterie) arrivent en renfort dans le secteur de la côte de Talou, situé au nord-est de Verdun.
Photographe : Samama-Chikli, Albert
© ECPAD

Nous sommes tous tombés, récemment ou non, sur une émission commémorative de la Première Guerre mondiale. Et pour cause : nous « célébrons » depuis maintenant dix-huit mois les cent ans du premier massacre industriel européen. Dernièrement, c’est la bataille de Verdun, débutée le 21 février 1916, qui a eu droit à ses émissions spéciales et autres documentaires inédits. Si le souvenir de la Seconde Guerre mondiale demeure plus présent, probablement en raison de l’idéologie mortifère qui y a été combattue, la Grande Guerre peut nous paraître aussi lointaine et barbare que le reste des événements abordés lors de nos cours d’histoire.

Les raisons de son déclenchement sont difficiles à appréhender de notre point de vue contemporain et les massacres inouïs de 39-45 peuvent faire passer 14-18 pour une boucherie d’un autre âge. C’est pourtant bien une guerre hors-normes qui a ravagé notre continent il y a un siècle, d’une ampleur jusqu’alors incomparable et qui a laissé une marque indélébile dans les corps, les paysages et les mémoires européennes. Voilà ce que l’Europe commémore : ses hommes et ses femmes, morts par millions, et dont Verdun est l’un des symboles les plus marquants. Mais alors, pourquoi « célébrer » une guerre et l’une de ses batailles les plus sanglantes, dont l’inutilité, la barbarie et la monstruosité font l’unanimité aux quatre coins du monde ?

 

Pourquoi ?
Alors que certains découvrent, à l’occasion de ce centenaire, les horreurs qui ont eu lieu à travers toute l’Europe au début du vingtième siècle, il convient pour chacun de revenir sur notre passé commun. L’Europe d’aujourd’hui a grandi dans le confort douillet de la paix, de la collaboration, de l’amitié entre nations. Les récits du Vieux Continent divisé, déchiré et meurtri paraissent invraisemblables à notre génération privilégiée. Or, c’est précisément ce type de souvenirs que ces commémorations souhaitent raviver.

Le but n’est évidemment pas d’exalter la nostalgie nauséabonde d’une Europe ultranationaliste, mais de rappeler aux générations qui ne les ont pas vécus les dangers de ce type d’idéologie et les ravages qui en ont découlés à une époque pas si lointaine. De plus, cela nous permet de prendre du recul et de constater que, si aujourd’hui le scénario d’une guerre intra-européenne nous semble relever de la fiction, c’est en grande partie grâce au sacrifice de millions de vies et à des dizaines d’années d’efforts et de collaborations.

 

La « Grande Guerre »
Pour comprendre Verdun, il faut revenir un peu plus en arrière. Le 28 juin 1914, l’assassinat de l’héritier du trône austro-hongrois par un indépendantiste serbe déclenche, à la suite d’un enchaînement d’alliances, un chaos qui va plonger le monde dans les ténèbres durant quatre longues années. Cette « Grande Guerre » fut exceptionnelle à bien des égards. Si on l’observe du point de vue de ses contemporains, sa dimension, son intensité mais aussi son armement sont inédits. Se déroulant sur de multiples champs d’opérations, incluant un grand nombre de belligérants et mobilisant l’écrasante majorité des pays européens ainsi que leurs colonies, la Première Guerre mondiale est le premier conflit à échelle industrielle et mondiale. En cela, elle affecte beaucoup plus les populations civiles qui sont totalement mobilisées, militairement bien sûr, mais également dans les usines d’armement.

L’Europe s’arrête de vivre, toutes ses forces sont tournées vers cette guerre ; c’est la première fois qu’un conflit bouleverse à ce point le fonctionnement de notre continent. Qui plus est, les batailles ne se font plus dans des zones précises, mais sur des fronts courant sur des centaines de kilomètres. Cela affecte bien plus profondément les populations locales que lors de conflits précédents, car le champ de bataille n’est plus une plaine ou une forêt, mais l’Europe entière. Cette diffusion des combats induit l’appel aux armes d’un nombre inédit de conscrits.

Au moment de l’hiver 1915-1916, des millions d’hommes ont déjà été mobilisés et les disparus se comptent par des chiffres terrifiants. Suite à l’offensive allemande, les Alliés ont déjà frôlé la défaite lors de la bataille de la Marne. Puis le conflit s’est enlisé et les hommes se sont terrés dans des tranchées au creux desquelles ils survivent depuis plus d’un an déjà. L’Europe vit donc des moments sombres depuis près de deux ans à l’aube de la célèbre bataille.

 

La bataille
Verdun, ce sont 50 millions d’obus tirés, brisant le sol, les collines et les forêts à tel point que les marques sont encore visibles aujourd’hui et que les terres ne sont plus cultivables, car encore truffées de munitions non explosées. Ce sont surtout 2,3 millions de soldats, français et allemands, qui participent à la bataille : 300’000 sont tués et 400’000 blessés. Ce sont également des hommes rendus fous par la peur des bombardements, des gaz mais aussi des lance-flammes utilisés par les Allemands pour la première fois. Enfin, ce sont des noms entendus pour la première fois : Pétain, le sauveur de Verdun, écrit un hommage posthume à un certain capitaine De Gaulle, que l’on pense tombé au combat mais qui est en réalité prisonnier des Allemands.

La Première Guerre mondiale a regroupé un très grand nombre de belligérants et a été marquée par des dizaines de batailles plus meurtrières les unes que les autres. Pourtant, Verdun s’impose comme le grand symbole de cette époque, du moins en ce qui concerne la France. Pour l’Allemagne ou l’Angleterre, Verdun est un moment marquant de la guerre mais ces deux pays étant respectivement vaincu et absent durant cette bataille, le souvenir y demeure moins frappant.

Alors pourquoi Verdun ? Tout d’abord parce que c’est une victoire, bien que les Français y ont failli perdre la guerre. Lors de l’offensive allemande, l’endroit est mal défendu, ses forts ont été en partie désarmés et sa garnison réduite au minimum, car le secteur est considéré comme calme. Ainsi, l’armée impériale progresse rapidement lors des premiers jours de l’attaque. Or, si elle parvient à percer le front en cet endroit, c’est la route menant à Paris qui devient libre. L’armée française va cependant parvenir à enrayer cette avancée (au prix de lourdes pertes) et va même repousser les Allemands après neuf mois, trois semaines et six jours d’une bataille dont la violence est restée légendaire.

Verdun est également un symbole, car elle représente parfaitement deux caractéristiques marquantes de cette guerre : sa dimension industrielle et l’enfer vécu par les soldats dans les tranchées. Les Allemands ont tiré plus d’un million d’obus le premier jour, sans pour autant parvenir à exterminer l’entièreté des troupes françaises qui s’y étaient enterrées. Ce chiffre illustre de manière frappante l’incroyable effort de guerre nécessaire pour espérer une victoire dans une bataille de cette ampleur. Les forces nécessaires à la production des armes et des munitions dans de telles quantités, et leur acheminement sur le champ de bataille, ne peuvent se réaliser sans la mobilisation de la totalité d’une société qui sera marquée par ces années de souffrance.

Le fantassin, noyé sous cette pluie d’acier, est totalement dépourvu de toute individualité. Les conditions de vie des soldats sont abominables. Ils vivent dans des trous pouvant se boucher à tout moment sous l’effet d’un obus. Le maréchal Pétain instaure d’ailleurs ce qui a été appelé « le tourniquet », soit une relève rapide des troupes des premières lignes qui doivent alors tenir le front moins d’une semaine avant d’être relevées. Approvisionner tous ces hommes en nourriture, munition et alcool (consommé en grande quantité), réclame un tour de force logistique dans les deux camps qui, là encore, n’a jamais été vu à une telle échelle.

 

Le souvenir
Ce qu’il reste aujourd’hui de la bataille, c’est un mémorial, un cimetière gigantesque et un souvenir collectif s’articulant autour d’un paysage lunaire dont la boue est empreinte de corps et de malheur. Les échos de cette terrible bataille doivent parvenir jusqu’à nous, car ils nous permettent de réaliser la chance que nous avons de vivre dans un continent en paix depuis plus de 70 ans. Ils doivent tout autant servir de piqûre de rappel, en nous montrant que l’embrasement d’un pays, d’un continent, voire du monde, peut arriver plus vite qu’on ne le pense et que repousser un possible conflit est un effort permanent.

La guerre, telle que l’Europe l’a connue au siècle précédent, peut aujourd’hui nous paraître loin temporellement ou géographiquement. Et bien qu’il soit de notre responsabilité de la maintenir à distance, ne pas oublier les ravages qu’elle a causés parmi nous nous oblige aussi à la solidarité envers ceux pour qui elle demeure réelle et quotidienne.

 


Références

CLARKE, Isabelle & COSTELLE, Daniel., « Apocalypse : Verdun (documentaire) », 2015
PRIOR, Robin, La Première Guerre mondiale, Paris, Autrement, 2001
TURBERGUE, Jean-Pierre (dir.), Les 300 jours de Verdun, Triel-sur-Seine, italiques, 2006.

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