
Impressions d’Israël : elles sont chaque fois plus claires, mais chaque fois plus confuses à décrire. Si l’on écarte la question palestinienne de sa route, on ne verra rien. Si l’on respecte le triangle touristique Tel-Aviv – Jérusalem – Mer Morte, on ne verra juste assez rien. Si on s’aventure à Bethléem ou encore à Safed, on dira que c’est déjà bien. Cela doit sûrement être ainsi pour la majorité des touristes qui se rendent en Israël-Palestine et pour les habitants les moins curieux de ses grandes villes côtières. De retour un an après ma première visite avec un intérêt précis (la question de l’eau et de son partage), quel n’a pas été mon étonnement en constatant, par l’échange, que la majorité des Israéliens ignoraient l’existence de leur aqueduc national, pourtant responsable de leur approvisionnement quotidien en eau, de la Galilée jusqu’au désert du Néguev ! Depuis 1965 déjà, celui-ci prélève des eaux du lac de Tibériade, lui-même traversé par le Jourdain, ce fleuve si convoité… Lorsque l’on ignore les raisons de notre confort, quelles valeurs peuvent avoir les moyens employés ?
A Tel-Aviv, fais ce qu’il te plaît
Il ne faut pas trop s’attarder sur les grands hôtels qui soulignent le front de mer : ce sont eux les mirages, car Tel-Aviv n’est pas une ville coquette. Au-delà de ses grandes avenues clairsemées de boutiques, de cafés fort sympathiques ou d’édifices Bauhaus, la « rehov » (rue) est souvent malpropre, et ses immeubles, abandonnés, ou passablement détériorés. Le charme de cette ville, ce sont les merveilles qui se révèlent entre deux allées ou derrière les portes de modestes arcades : la magie des lieux s’opère alors entre un sentiment de surprise, d’incohérence et d’authenticité. Au quotidien, le bord de mer réunit tous les profils, du touriste français -majoritaire- à l’éthiopien du quartier de Florentine, en passant par le couple d’Israéliens faisant son footing, ou encore la famille d’Arabes israéliens se baladant au complet. Ça et là, jeunes et touristes circulent paisiblement en vélibs ou deux-roues d’occasion sur la généreuse piste cyclable qui longe la promenade maritime. Ici, personne ne se retourne pour regarder le sans-abris, la trentenaire au look déjanté, le couple d’homosexuels, ni même le touriste : Tel-Aviv est sûrement l’une des villes les plus libertaires du pourtour méditerranéen ! Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle « la bulle » ou encore « la capitale homosexuelle du Moyen-Orient ». À l’autre extrême de son appréhension, on pourrait dire qu’elle abrite une société particulièrement « individualiste », que la liberté de certains croise indifféremment la détresse des autres, que là où ce quartier est pour l’un le rêve, pour l’autre il est « dépanne », car ce n’est pas tant la façade qui compte à Tel-Aviv.
Cette diversité pêle-mêle de classes et de tempéraments -qui fait le charme de ses lieux de récréation- frôle parfois le drame lorsqu’une minorité se révèle au grand jour et dévoile avec elle, la pauvreté et la xénophobie latente. Aussi, l’année 2014 a débuté sur fond de manifestations menées par des dizaines de milliers de migrants africains exigeant le droit d’asile, après être entrés clandestinement dans le pays. Celles-ci ont fait suite à une loi adoptée en décembre 2013, autorisant la rétention jusqu’à un an et sans procès des migrants clandestins. Au-delà de la question palestinienne, on se rappellera alors que l’État d’Israël, comme tout autre État attrayant, est confronté au problème de l’immigration illégale. Or, face à celle-ci, à défaut d’instaurer une réelle politique d’asile composée entre autres de structures d’accueil, il a dressé une « clôture de sécurité » de 227 kilomètres, le long de sa frontière avec le Sinaï égyptien ; celle-ci a été achevée fin décembre 2012. En un an, les conditions de ces immigrants venus du Soudan ou encore d’Érythrée se sont ainsi dégradées, et Israël n’est pas le seul responsable de cette catastrophe humanitaire en cours…

C’est dans le quartier de Florentine, au sud de Tel-Aviv que la concentration d’immigrants africains est la plus forte. (Décembre 2013, JDSV)
Mais on n’est pas dupe à Tel-Aviv. Dans ce confort presque parfait, le spectre de la parano plane sur ses habitants, comme un signe de bonne santé, de reconnaissance de la nécessité de quelque instinct de survie. Car il ne faut pas oublier, en Israël on vit avec la crainte de ses voisins (Liban, Syrie, Égypte), de l’Iran, des « terroristes » de l’intérieur (Hamas, Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, Front populaire de libération de la Palestine, etc), ou encore du Hezbollah. Et c’est sans compter avec les agissements réguliers de la mafia locale (Israel Connection). L’épée de Damoclès est donc lourde. Aussi, il n’est pas rare que les gens paniquent lorsqu’ils voient un bagage à l’abandon dans la rue ou dans un bus.
Chaque année les sirènes du pays retentissent à 10 heures du matin le jour de la commémoration de la Shoah (Yom Hashoah), appelant la population à garder le silence deux minutes. En novembre 2012, il y eût plusieurs fois deux minutes d’angoisse. Durant l’opération « Pilier de défense », plusieurs roquettes lancées depuis la bande de Gaza atteignent le sud de Tel-Aviv, mais sont interceptées par le Dôme de fer (Iron Dome), système de protection anti-missiles israélien. Une habitante de Tel-Aviv me confiait que lors de la première alerte, elle avait été surprise de constater que ses voisins avaient une valise prête avec vivres et habits propres. Elle en a fait de même par la suite, sans négliger d’y glisser quelques croquettes pour son chat. De ce point de vue-là, Tel-Aviv et Beyrouth, sa ville voisine d’environ 215 km -seulement !, connaissent semblable incertitude au quotidien. Cependant, la capitale libanaise a connu plusieurs destructions consécutives, et ne cesse de se reconstruire entre blessure et résilience. Les Telaviviens, eux, semblent faire comme si de rien n’était plus à l’est… tant qu’ils peuvent. Oui, à Tel-Aviv, il fait bon vivre pour soi, pour qui sait s’émerveiller entre les coulisses de cette impasse du confort. Et si cette ville se fait pesante, il y a toujours Jaffa (Yaffo), le « village arabe », pour se dépayser un peu. Lorsque le minaret de la mosquée Hassan Bek apparaît, modeste mais noble au pied du luxurieux Hotel David Intercontinental et d’une plage pour tous : on y est presque. On laisse derrière soi une ville lourde de passé de par les seuls noms de ses rues et avenues, et on s’imagine des temps antiques où les plages n’étaient que les vestibules de la Méditerranée. Lorsque la saison est douce, le mariage des communautés y a lieu chaque jour au crépuscule, c’est là peut-être l’impression la plus certaine que je puisse vous décrire.
Je vous remercie pour vos commentaires et vous invite à écrire vos impressions, de même. Meilleures salutations, Jess