Politique Le 8 novembre 2015

Transparence et inégalités financières dans les campagnes de votations suisses

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Transparence et inégalités financières dans les campagnes de votations suisses

© Site internet de la Ville de Berne

« Non mais comment est-ce que la population a pu se laisser berner à ce point ? »

Si vos oreilles ne sont pas familières avec ce merveilleux trait de poésie, retenez-le, car il chatouille actuellement la langue de nombreux électeurs de la gauche politique, en état de choc à l’issue de ce premier tour des élections fédérales 20151.

 

Un peu d’analyse

Ce n’est pas la sonorité globale de la remarque qui constitue son seul intérêt. Derrière son allure arrogante, celle-ci se fait surtout le témoin malhabile d’une préoccupation partisane de fond scandée ça et là : en cette période de campagne politique, une part de l’électorat se ferait-elle rouler dans la farine par les stratégies de communication déployées par la droite radicale ?

Soit, d’un point de vue interprétatif, le raisonnement n’est pas très bien goupillé. Non content de rejeter pêle-mêle quantité de facteurs influents pour les résultats électoraux — pertinence des programmes proposés, charisme des candidats présentés, qualité des arguments avancés et accomplissements professionnels de chacun —, on préfère ici prétexter que l’électorat du camp adverse est simplement moins à même de porter un regard critique sur les messages publicitaires qui assaillent la population. Mais rendons à César ce qui appartient à César. De par son caractère spontané, la remarque retient deux qualités. D’une part, elle met en avant la complexité des facteurs qui se cachent derrière les résultats électoraux. De l’autre, elle souligne le rôle prépondérant que jouent les stratégies communicationnelles utilisées dans les campagnes électorales actuelles.

C’est ce deuxième aspect qui retiendra notre attention. Pour approcher les méthodes de communication employées par les partis en Suisse, on choisira de laisser de côté la question subjective de la pertinence des programmes électoraux pour se recentrer sur deux objets d’analyse : les montants financiers qui sont effectivement investis dans les campagnes politiques ; et surtout, ce que ces ordres de grandeur signifient du point de vue de la transparence et de l’égalité des chances dans le débat politique. C’est donc une démarche sur la forme, davantage que sur le fond des campagnes, qui sera entreprise dans les paragraphes suivants.

 

Qualité et surtout quantité

Dans le contexte électoral suisse, la qualité communicationnelle d’une campagne constitue un facteur, qui, à défaut d’être aisément quantifiable, a le mérite d’être unanimement reconnu par les acteurs comme ayant une influence déterminante sur les résultats des scrutins.2 Au-delà de la présence effective des candidats dans la rue, cette qualité se mesure principalement aux forme et contenu des messages élaborés, à la pertinence des médias-relais retenus et aux emplacements des annonces publicitaires.3 Deuxième grand facteur de succès, la quantité de messages diffusés revêt également une importance décisive, car c’est précisément la répétition de la sollicitation qui est censée conduire le destinataire à réaliser une action. Ici, à matérialiser son sentiment d’adhésion par une action de vote.4

Seulement voilà : qui suppose quantité d’annonces, suppose quantité d’argent. Et c’est là que le bât blesse. En cette année d’élections fédérales, nombreux sont les observateurs à souligner les disparités importantes qui opposent les moyens financiers investis par les différents partis en lice. À ce titre, l’institut zurichois Media Focus a effectué une étude sur mandat de la SSR dans laquelle il a estimé les dépenses des partis pour les élections fédérales courantes après avoir répertorié les publications qui leur étaient imputables.5 Il en ressort qu’au jeudi 15 octobre 2015, l’UDC et le PLR ont dépensé respectivement 7,1 et 6 millions de francs, très loin devant les deux autres forces parlementaires du pays, le PDC et le PS, dont les investissements s’élèvent respectivement à 1,6 et 1,5 millions. À noter que si le PLR a fortement augmenté son budget de campagne (+ 41%) par rapport aux précédentes élections fédérales, l’UDC s’est contenté de maintenir une position déjà prédominante dans l’espace public en augmentant ses dépenses de seulement 3,5%.

 

Le manque de transparence de la vie politique

Une première inquiétude qui découle de ces disparités financières concerne les origines des fonds et le degré d’indépendance politique que celles-ci autorisent aux partis et représentants élus. Fait particulièrement notable, la Suisse est le seul État membre du GRECO (Groupe européen contre la corruption) du Conseil de l’Europe qui ne dispose toujours pas de règlementation nationale relative au financement de la vie politique.6 Pour l’heure, le Conseil fédéral estime que le fédéralisme et le système de démocratie directe n’offrent guère de réponse évidente qui soit compatible au regard de la Constitution nationale. Nonobstant, le PS a déposé un projet d’initiative populaire prévoyant l’obligation de dévoiler l’origine de tout don privé supérieur à un montant de 10’000 CHF.7 Pour le vice-président de l’UDC Suisse, Claude-Alain Voiblet, la proposition relève cependant de la chimère, car elle passerait sous silence certains donateurs importants : « Dans tous les partis, il y a des groupes, comme des associations et des syndicats, qui financent des campagnes ».8 N’en déplaise aux intéressés, c’est désormais à l’Assemblée fédérale qu’il revient de se prononcer sur la constitutionnalité de l’initiative.

En attendant la décision des Chambres, le doute qui plane sur les financements des campagnes risque fort de faire pâlir les groupes les plus soutenus. En Suisse romande, une étude a récemment dévoilé que les trois partis ayant le plus déboursé durant les élections fédérales 2015 — à savoir l’UDC, le PLR et le PDC — sont également ceux qui se sont révélés les moins enclins à divulguer l’identité de leurs donateurs.9 Une corrélation qui fera sourciller les tenants d’une politique en faveur de plus de transparence. De facto, une inflation de l’opacité augmente parallèlement les risques de conflits d’intérêts parmi les élus.

 

Le problème de l’égalité de moyens

Au-delà du problème de la transparence des donateurs, la possibilité même d’écarts financiers non limités dans les campagnes politiques est boiteuse du point de vue de l’égalité des chances et de la libre formation d’opinion. Dans les faits, il est à craindre que la surreprésentation dans l’espace public d’un groupe économiquement puissant ne brosse un tableau trompeur des forces en présence. Or, s’il devait aiguiller les perceptions de manière unilatérale, le débat politique ne permettrait plus aux différents protagonistes de lutter à armes égales.

Toute proportion gardée, la législation suisse a déjà fait preuve d’efforts pour intégrer ce risque. Selon la Loi fédérale sur la radio et la télévision (LRTV), les médias concessionnaires n’ont pas la possibilité de diffuser de la publicité politique en temps de campagne.10 En outre, la jurisprudence enjoint d’accorder suffisamment d’espace d’expression aux candidats pour que la diversité du paysage politique soit représentée de manière fidèle.11 Le risque d’influence unilatérale est donc bien pris en compte. Pourtant, aucune mesure similaire n’est appliquée aux autres médias couramment utilisés en temps de campagne. Annonces dans les journaux, tous-ménages, affiches: il n’existe aucune réglementation en la matière.12 Vraisemblablement, cette absence provient de l’appartenance des médias précités à la tranche dite libérale de la presse, ce qui induit implicitement qu’ils ne tombent pas sous le coup d’une convention bornée d’impératifs étatiques. Les partis les plus fortunés sont donc libres d’y acheter autant d’encarts publicitaires qu’ils le souhaitent pour accroître leur influence — et ils ne s’en privent pas !

On l’a vu plus haut, au soir du premier tour de ces élections fédérales, la campagne de l’UDC coûtait 4,7 fois plus cher que celle du PS ; cela, alors que la proportion de sièges détenus par le « parti agrarien » au Conseil national ne s’élevait comparativement qu’à 1,2 fois la représentation des députés socialistes.13 Une publicité outrancière certes efficace, mais qui menace les chances des partis proportionnellement moins fortunés dans la course au Parlement.

 

Un plafond des dépenses comme solution miracle ?

Reconnaître que les chances sont inégales dans les campagnes de votations constitue une première étape. La seconde consiste à déceler des pistes susceptibles d’atténuer les disparités constatées. Si les récents éclairages ont fait ressurgir le débat, il faut rappeler que de nombreuses actions parlementaires portant sur le financement et la transparence de la vie politique ont déjà été rejetées à Berne ou dans les cantons, au motif qu’elles étaient trop interventionnistes.14 Afin de rester en accord avec la jurisprudence, il paraît donc raisonné de chercher une solution qui ciblerait non pas les rentrées financières des partis politiques, mais les dépenses que ces derniers effectuent dans le cadre de leur campagne. Une solution qui semble tout indiquée consiste donc à établir un plafond X, lequel représenterait la limite effective de dépenses que les groupes engagés dans une campagne politique ne pourraient dépasser.

D’un point de vue théorique, l’idée comporte beaucoup d’avantages. Elle permet de maintenir les écarts de représentation à un niveau suffisamment acceptable pour garantir l’équité du débat, tout en protégeant les partis proportionnellement moins aisés. Du point de vue des modalités d’application, le tableau se nuance et nécessite de délimiter un champ d’application précis. Si l’on essaie d’apposer l’idée d’un plafond à des campagnes référendaires, cette dernière perd rapidement en substance devant la complexité des stratégies de positionnement déployées par les partis politiques : fronts bipartisans, parallèles, campagnes autour de plusieurs objets référendaires, etc. En revanche, si l’on transpose l’idée au contexte des campagnes électorales, alors la clarté des flux financiers rend sa mise en pratique tout à fait envisageable. C’est que les campagnes électorales se satellisent autour de ces objets résolument mono-partisans que sont les candidats. Il en résulte une lecture bien plus évidente des soutiens des partis politiques, et donc des montants qui seraient soumis au plafond sur les dépenses. Une solution miracle ? On se contentera de répondre qu’elle ouvre suffisamment de perspectives pour mériter d’être considérée davantage.15

 

Pour conclure 

La Suisse n’est pas divisée entre habitants nés pour voter à droite ou à gauche. Comme tout groupe social, elle est composée de personnes qui façonnent leurs opinions en fonction de leurs propres expériences et des informations auxquelles elles ont accès. Or, de par le nombre anormalement élevé de votations qui y prennent place, le pays se doit de protéger la libre formation d’opinion contre la surreprésentation influente de certains groupes politiques en temps de campagne ; cela, d’autant plus que les candidats et partis qui se montrent les plus dépensiers se doublent souvent d’un certain manque de transparence à propos de leurs donateurs, ce qui contribue à jeter le voile sur leur indépendance décisionnelle. Si les nombreuses interventions parlementaires cantonales et fédérales ont déjà permis de faire avancer le débat en matière de transparence et d’inégalité des moyens dans le débat politique, les recommandations éloquentes du GRECO, de même que la récente initiative du PS en matière de transparence, ont achevé d’en faire un sujet médiatique incontournable.

Néanmoins, si l’on souhaite vraiment relativiser la méfiance de la population envers ses élus tout en assurant une égalité des chances dans le débat politique, il est non seulement nécessaire de continuer à explorer toute piste susceptible d’améliorer la transparence des campagnes politiques16, mais également de vérifier les possibilités de mise en application d’un plafonnement des dépenses visant à restreindre les écarts immodérés de représentativité. À nos yeux, c’est bien une solution législative complète et cohérente qui devra prévenir les risques de conflits d’intérêts et les inégalités qui portent atteinte à l’excellente réputation dont jouit habituellement le système politique helvétique.

 


1. Les deux grands gagnants du premier tour des élections fédérales 2015 sont l’UDC, avec une progression de 11 sièges au Conseil national pour un total de 65 sièges, et le PLR, avec une avancée de 3 sièges au National comptabilisant ainsi 33 sièges. Pour un résultat détaillé des votations, consulter https://www.ch.ch/fr/elections2015/.

2. Au cours d’une étude sur les dépenses dans les campagnes référendaires, menée par l’auteur au cours de l’hiver 2014-2015, les secrétaires généraux des partis vaudois Kevin Grangier (UDC), Philippe Miauton (PLR) et Gaetan Nanchen (PS), ainsi que leurs équivalents genevois Sophie Creffield (PLR), Arnaud Moreillon (PS) Sophie Buchs (PDC) et Delphine Klopfenstein (Les Verts), ont particulièrement insisté sur l’importance d’une communication de qualité en temps de campagne. Selon leurs dires, la rencontre des sections d’un parti avec la population resterait la meilleure arme de mobilisation. En ce qui concerne les « médias » au sens classique du terme, les considérations et les stratégies diffèrent fortement d’un intéressé à l’autre. Ainsi, en fonction de la priorité des sujets et du public à atteindre, un parti choisira de recourir à des annonces dans la presse (très coûteuses, impact jugé important), des tous-ménages (très coûteux, impact jugé important), des affiches (coûts et impacts relatifs au lieu d’affichage), des flyers (peu coûteux, impact plutôt faible), des mailing-listes (gratuites, estimées très importantes pour mobiliser la base électorale du parti) ainsi qu’à des annonces sur internet et les réseaux sociaux (souvent gratuites, coûteuses en temps, impact très débattu mais estimé globalement faible).

3. Ces critères ne sont nullement exhaustifs et dépendent autant des technologies de communication actuelles, de la créativité des directeurs de campagne que des horizons stratégiques. Ainsi, cette année, les socialistes ont beaucoup misé sur les appels téléphoniques pour mobiliser leur électorat : http://www.letemps.ch/suisse/2015/08/18/mobilisation-telephonique-chez-socialistes.

4. Pour davantage de détails sur la répétition du message public dans le cadre libéral, voir http://lucdupont.blogspot.ch/2010/09/5-raisons-de-repeter-votre-publicite.html. Si la publicité de certains groupes, comme l’UDC ou Economiesuisse, s’apparentent souvent aux modèles en vigueur dans le monde économique, la relation entre sommes dépensées et impacts effectifs sur les résultats du scrutin reste très difficile à prouver dans le cadre des campagnes politiques. La prudence est donc de mise.

5. http://www.rts.ch/info/dossiers/2015/elections-federales/7170488-les-depenses-en-publicite-electorale-ont-explose-a-12-millions-en-septembre.html. Pour ce qui est des détails méthodologiques, l’institut Media Focus n’a pas pris en compte les éléments non labélisés sous un parti ; de plus, les chiffres avancés ne tiennent pas compte des remises des annonceurs, qui oscilleraient entre 10% et 40% : ils sont donc surévalués dans leur ensemble.

6. http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.ejpd.admin.ch%2Fcontent%2Fdam%2Fdata%2Fpressemitteilung%2F2011%2F2011-07-14%2Fstudie-parteifinanzierung-f.pdf.

7. http://www.letemps.ch/suisse/2015/10/07/socialistes-quete-allies-initiative-financement-campagnes.

8. http://www.rts.ch/info/dossiers/2015/elections-federales/7069746-le-clivage-gauche-droite-sur-la-transparence-assume-par-les-partis.html.

9. http://www.rts.ch/info/dossiers/2015/elections-federales/7069746-le-clivage-gauche-droite-sur-la-transparence-assume-par-les-partis.html.

10. Loi fédérale 24  mars 2006 sur la radio et la télévision (LRTV) : https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20001794/index.html.

11. ATF 125 II 497, dit « Arrêt Tamborini » : http://relevancy.bger.ch/php/clir/http/index.php?lang=de&zoom=&type=show_document&highlight_docid=atf%3A%2F%2F125-II-497%3Ade.

12. De par l’absence de législation en matière de publicité politique valable pour les médias libéraux, ces derniers disposent naturellement de la possibilité de refuser une annonce d’un groupe politique au motif que celle-ci serait en désaccord avec leur propre ligne rédactionnelle.

13. http://www.parlament.ch/F/ORGANE-MITGLIEDER/NATIONALRAT/SITZORDNUNG/ARCHIV/Pages/default.aspx.

14. Pour un exemple impliquant les autorités tessinoises, voir l’arrêt du Tribunal fédéral du 10 juillet 1999, ATF 125 I 441 (consid. 3a-b) : http://relevancy.bger.ch/php/clir/http/index.php?lang=de&zoom=&type=show_document&highlight_docid=atf%3A%2F%2F125-I-441%3Ade.

15. Dans l’absolu, l’idée d’un plafonnement des dépenses ne peut pas être labélisée de « solution miracle ». Dans le canton de Vaud, les jeunes socialistes ont déjà lancé une pétition comportant, outre des mesures de transparence, la proposition d’un plafonnement des dépenses de campagne : http://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/gc/fichiers_pdf/2012-2017/14_PET_027_RC_maj.pdf.

16. Les mesures susceptibles d’améliorer la transparence d’une campagne sont notamment citées dans le rapport du GRECO. Il s’agit, entre autres, de l’instauration d’un modèle spécifique de comptabilité, de la mise en place de contrôles externes, de l’obligation pour les partis de déclarer tout don privé supérieur à un certain montant et d’en publier conjointement l’identité du donateur.

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