International Le 15 janvier 2014

Trois ans, toujours un goût amer en bouche, mais décidé à lutter !

0
0
Trois ans, toujours un goût amer en bouche, mais décidé à lutter !

Il y a trois ans, le 14 janvier 2011, la Révolution tunisienne et la destitution du dictateur Ben Ali entraînaient leur lot de promesses démocratiques et d’espérances de vie meilleure dans le cœur du peuple tunisien.

Cependant, Ennahda, parti choisi à l’époque par une majorité de Tunisiens pour gouverner le pays, ne fait de loin plus l’unanimité aujourd’hui. Les nombreux désaccords liés à l’établissement de la nouvelle Constitution matérialisent la difficile évolution identitaire dans ce pays du Maghreb.

Dans cet article engagé, j’observe mon pays d’origine depuis l’étranger et vous propose mes réflexions.

 

Le 14 janvier 2011, j’effectuais un stage dans le domaine des droits de l’homme au Mexique, observant mon pays réaliser un acte historique dans l’anonymat le plus total en Amérique latine. Et puis la révolution est arrivée en Égypte, c’est alors que l’Amérique latine s’est interrogée sur ce qu’il se passait dans le monde arabe, me donnant l’occasion de partager l’histoire de la Tunisie, de ses femmes, de son Islam et de sa Révolution. Les Mexicains ne savaient même pas placer ce pays sur la carte et après quatre conférences données à la « Universidad de La Salle » à Cuernavaca, l’intérêt suscité par les Révolutions arabes n’a fait que grandir de jour en jour chez les Latino-Américains. Ces derniers ont vite compris que les Révolutions mexicaines avaient beaucoup de points communs avec ce qui se passait dans le monde arabe en 2011 (luttes des classes, syndicalisation, un goût prononcé pour l’antilibéralisme, la fatigue de l’autoritarisme, etc.). J’ai ensuite eu l’occasion de potasser les programmes politiques des quelques 100 partis politiques qui se présentaient aux élections d’octobre 2011, pensant que le trio annoncé favori (Ennahda, Ettakatol et CPR) avec deux figures de proue de la lutte pour les droits de l’homme en Tunisie (Dr. Ben Jaafar et Moncef Marzouki)1 allait pouvoir lutter contre les dérives des Nahdhaouis que je sentais déjà arriver.

Il n’en est rien, les Tunisiens de l’étranger votant massivement pour Ennahda en pensant voter pour le seul parti « propre et moralement irréprochable » du pays. La lutte des idées commençait pour moi au soir du résultat des élections. Étant juriste international et spécialiste des processus autoritaires dans les Constitutions maghrébines et rédigeant mon mémoire de master sur la question en Tunisie, je me suis très vite intéressé aux débats sur la Constitution en observant le comportement de l’opposition et des « progressistes » ayant choisi de prendre place au sein du gouvernement. Ils ne m’ont finalement que poussé à avoir honte de mon vote en leur faveur tellement leur complicité, leur manque d’ambition et leur manque d’opposition au sein de ce même gouvernement ont été fatals à la Tunisie pendant ces trois ans. Trois assassinats politiques2, un chômage des jeunes qui n’a fait qu’augmenter, un tissu économique complètement détruit, une occupation des universités par des islamistes3, et j’en passe. Ils vous diront qu’ils n’avaient pas les moyens d’agir ni en coulisse, ni publiquement, mais personnellement, je n’y crois pas. Les soupçons liant Ennahda aux « Ligues de Protection de la Révolution » qui sont, en grande partie, responsables du chaos qui règne au pays, auraient dû les pousser à donner de la voix publiquement et mettre la pression sur le parti majoritaire du pays pour qu’il respecte les règles du jeu SANS CONDITION AUCUNE ! Que dire alors des affaires juridiques qui ont vu naître une nouvelle tendance (complètement illégale et inappropriée) à interpréter les lois de la République dans le sens d’une morale religieuse qui n’appartient pas à la Tunisie (l’affaire Amina, l’affaire du viol des policiers, l’affaire Weld el 15, l’affaire des artistes de la Marsa4).

13 décembre 2013 : Manifestation de soutien à Jabeur Mejri (condamné à 7 ans de prison pour « atteinte à la morale, diffamation et perturbation de l'ordre public » après la publication de caricatures du prophète Mahomet sur Facebook) et à Weld El 15 (alias Alaa Yaakoubi, condamné puis relâché pour « outrage à des fonctionnaires, d'atteinte aux bonnes moeurs et de diffamation » après avoir écrit une chanson intitulé « les policiers sont des chiens (boulicia kleb) » » : http://www.webdo.tn/2013/12/14/affaire-jabeur-mejri-et-weld-el-15-la-mobilisation-monte-dun-cran/ (14 décembre 2013)

13 décembre 2013 : Manifestation de soutien à Jabeur Mejri (condamné à 7 ans de prison pour « atteinte à la morale, diffamation et perturbation de l’ordre public » après la publication de caricatures du prophète Mahomet sur Facebook) et à Weld El 15 (alias Alaa Yaakoubi, condamné puis relâché pour « outrage à des fonctionnaires, d’atteinte aux bonnes mœurs et de diffamation » après avoir écrit une chanson intitulée « les policiers sont des chiens (boulicia kleb) » : http://www.webdo.tn/2013/12/14/affaire-jabeur-mejri-et-weld-el-15-la-mobilisation-monte-dun-cran/ (14 décembre 2013)

Ces juges qui se sont permis de donner un certain sens à la loi, de diviser les Tunisiens en justifiant leurs actes par une morale prétendument religieuse qu’il leur appartiendrait de définir!

Venons-en à ce débat identitaire qui a fait perdre tellement de temps, d’argent et de travail à la Tunisie pendant trois ans. Au lieu de condamner l’incompétence des différents gouvernements successifs en Tunisie, au lieu de sceller la question identitaire en demandant démocratiquement par référendum à la nouvelle Tunisie comment celle-ci voyait son avenir et la place de « sa religion, son Islam » dans ses lois, nous avons fait autrement. Au lieu de ça, on a préféré jouer avec les nerfs et la dignité des Tunisiens du pays et de l’étranger en les traitant tantôt de mécréants, tantôt d’islamistes, comme si l’Islam se résumait à des croyants appartenant uniquement à ces catégories. Je suis moi-même franco-tuniso-suisse et depuis octobre 2011, je devais rappeler au Canada (où je faisais mes études et où j’avais voté en 2011), en Suisse (où j’ai grandi) et en France (où ma famille française se posait des questions) ce qu’était la Tunisie de Alyssa (Reine Didon : première femme à avoir dirigé un empire), la Tunisie du protectorat français et la Tunisie bilingue de l’indépendance, la Tunisie du Code du Statut Personnel consacrant à la femme tunisienne des exceptions en termes juridiques dans le monde arabe (droit de vote, droit à l’avortement, droit au mariage à consentement mutuel, etc.). Que les agissements des islamistes, les tentatives moyenâgeuses de certains constituants de revenir sur ces acquis5 et la politique rétrograde pratiquée par ce gouvernement de soi-disant progressistes, n’appartenaient pas à la Tunisie d’aujourd’hui, ni aux aspirations de la Révolution, ni à sa jeunesse et à ses défis.

Finissons-en avec le projet constitutionnel actuellement en votation finale. Un projet qui reflète parfaitement ces trois dernières années avançant de deux pas avec quelques rares mesures (félicitées naïvement par tout le monde occidental) et reculant de vingt ans avec d’autres législations. Même si la parité homme-femme a été ENFIN acquise, il n’empêche que d’importants articles bloqueront la Tunisie dans l’avenir par manque d’ambition, par conservatisme, ne répondant pas à la majorité des aspirations de cette Constitution. L’article 1 stipulant que la religion d’État reste l’Islam ne serait pas problématique s’il n’avait pas été « non amendable » dans le futur, ce qui empêche toute évolution de la place de la religion dans notre pays6. L’article 6 volontairement flou et parlant de « protection du sacré »7 permettant aux juges d’interpréter ce sacré au gré de leurs convictions religieuses et à forte imposition islamique mettant de côté les minorités tunisiennes athées, laïques, juives et chrétiennes. Vient ensuite l’article 20 consacrant la parité homme-femme pour les « citoyens et citoyennes »8 en oubliant les étrangers vivant sur notre sol, comme si une Tunisienne pouvait être l’égale du Tunisien sans pour autant que cela soit le cas pour les nombreuses étrangères travaillant en Tunisie. Et finalement, en tant que Tunisien de l’étranger, ce qui m’a le plus touché (à part les nombreux refus ILLÉGAUX de traduction en français pendant les débats de la Constituante), c’est l’article 38 qui consacre l’ancrage de l’identité arabo-musulmane et de la langue arabe dans notre enseignement9. Avec plus de 28% du PIB garanti par les exportations vers la France et la Suisse10, un chômage des jeunes en grande partie dû à leur manque de compétence linguistique (que ce soit l’arabe littéraire ou le niveau catastrophique du français par rapport à celui de nos parents et de nos grands-parents), cet article représente une décision qui va à l’encontre des solutions à entreprendre afin de répondre aux aspirations des jeunes. Je suis tunisien et musulman, néanmoins, je n’ai pas besoin d’une Constitution pour « ancrer mon identité » ; à chacun sa manière d’être tunisien tant que l’on respecte les lois de la République. Chacune des familles a des origines libyennes, italiennes, françaises, turques ou autres, chacune des familles possède des bi voire des tri-nationaux ; l’identité arabo-musulmane « constitutionnelle » coupe dès lors les aspirations de cette Tunisie multiculturelle qui n’a pas peur de son mélange identitaire, un peu à l’image de la France black-blanc-beur « d’avant » (celle d’aujourd’hui n’assume en rien sa nouvelle identité contemporaine).

Karima Souid, députée néo-arabophone de l’Assemblée Nationale Constituante, membre du parti « Al-Massar », quittant la salle après qu’on lui ait refusée une traduction instantanée en français d’un terme relatif à l’article 34 en discussion : http://www.tunisienumerique.com/tunisie-anc-karima-souid-se-retire-furieuse-de-la-pleniere/207058 (6 janvier 2014)

Karima Souid, députée néo-arabophone de l’Assemblée Nationale Constituante, membre du parti « Al-Massar », quittant la salle après qu’on lui ait refusée une traduction instantanée en français d’un terme relatif à l’article 34 en discussion : http://www.tunisienumerique.com/tunisie-anc-karima-souid-se-retire-furieuse-de-la-pleniere/207058 (6 janvier 2014)

Certes, je n’ai pas eu l’occasion d’être en Tunisie en janvier 2011, mais en ayant participé au Forum Social Mondial en mars 201311, en ayant rédigé des articles et donné, à plusieurs reprises, des conférences sur la Tunisie « que je connais », je me sens le devoir révolutionnaire de faire entendre ma voix. La voix d’un Tunisien qui ressemble tant à celle de plein d’autres : moins de 30 ans, ne maîtrisant pas bien l’arabe littéraire, fortement inspiré par l’éducation occidentale, gardant un certain attachement aux valeurs de l’Islam « des lumières » qui va si bien à la Tunisie et surtout aspirant au meilleur pour mes compatriotes (surtout les plus jeunes qui représentent cinquante pourcent de la population). Dans cette optique, j’attends avec impatience l’adoption de cette Constitution, parce que quel que soit le modèle proposé, nous serons obligés de l’accepter pour ne pas avoir à faire face à un vide juridique et à une croissance négative pendant cinq ans encore, nous ne pourrons pas nous le permettre. Évidemment, mon combat se fera pour les prochaines élections, en essayant de convaincre mes compatriotes de ne pas voter pour un parti qui a déjà été au pouvoir (puisqu’ils ont eu tort sur TOUTE LA LIGNE, quel que soit le domaine abordé), mais de leur faire entrevoir plutôt une option politique DIFFÉRENTE, qui aspire à de vrais changements ; développement des régions de l’intérieur, mesures antilibérales, bilinguisme ESSENTIEL, droit au référendum obligatoire pour les questions constitutionnelles et l’écoute des Tunisiens de l’étranger qui ont des choses à amener à leur pays d’origine (compétences et idées). Nous avons été les premiers à faire « notre révolution » (même si dans les faits, la révolution n’a concerné que les droits civils et politiques et non pas les droits économiques, sociaux et culturels qui assurent la survie des Tunisiens), nous nous devons d’imposer un modèle révolutionnaire alternatif, ambitieux, tourné vers l’avenir de sa jeunesse, n’ayant pas peur d’assumer son évolution identitaire et assurant « au plus vite » la diminution de la pauvreté, le retour au travail et à la dignité pour toutes et pour tous en Tunisie !

Collectif de la société civile québécoise au Forum Social Mondial, Tunis, mars 2013 : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=685985344753808&set=pb.478163048869373.-2207520000.1389716151.&type=3&theater (18 novembre 2013)

Collectif de la société civile québécoise au Forum Social Mondial, Tunis, mars 2013 : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=685985344753808&set=pb.478163048869373.-2207520000.1389716151.&type=3&theater (18 novembre 2013)

 

 


[1] Jean Tilouine, (RFI.fr), « Election en Tunisie: les principaux partis en lice », disponible [en ligne] : http://www.rfi.fr/afrique/20111019-tunisie-election  (20 octobre 2011)

[2] Le Courrier International, «Tunisie : encore un assassinat politique », disponible [en ligne] : http://www.courrierinternational.com/dessin/2013/07/26/tunisie-encore-un-assassinat-politique  (26 juillet 2013)

[3]  Jeuneafrique.com, « Des salafistes évacués l’Université de la Manouba, près de Tunis », disponible [en ligne] : http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20120125095708/tunisie-manifestation-laicite-democratie-tunisie-tunisie-des-salafistes-evacues-de-l-universite-de-la-manouba-pres-de-tunis.html  (25 janvier 2012)

[4] Nawaat (blog tunisien d’indépendants), « La spécificité culturelle et la question de l’Identité : Ouverture et/ou ghettoïsation ? »,  disponible [en ligne] : https://nawaat.org/portail/2013/12/30/la-specificite-culturelle-et-la-question-de-lidentite-ouverture-etou-ghettoisation/ (30 décembre 2013)

[5] Rfi.fr, « Pour modifier les rapports hommes-femmes en Tunisie, Ennahda joue avec les mots », disponible [en ligne] : http://www.rfi.fr/afrique/20120806-modifier-rapports-hommes-femmes-tunisie-ennahda-joue-mots  (6 août 2012)

[6] Jeuneafrique.com, « Tunisie : premiers articles de la constitution adoptés »,  disponible [en ligne] : http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20140104163621/   (4 janvier 2014)

[7] Hunffington Post Maghreb, « La Constitution tunisienne pas si « unique »: Comparaison en Afrique du Nord », disponible [en ligne] : http://www.huffpostmaghreb.com/2014/01/08/constitution-tunisienne-unique_n_4556315.html  (8 janvier 2014)

[8] Elodie Auffray (Journal Libération), «Droits des femmes : les ambivalences de la Constitution tunisienne », disponible [en ligne] : http://www.liberation.fr/monde/2014/01/09/droits-des-femmes-les-ambivalences-de-la-constitution-tunisienne_971549  (9 janvier 2014)

[9] Moncef Dhambri, Kapitalis.com (media tunisien important en ligne), « Tunisie-Politique: Article 38 de la constitution : Yadh Ben Achour lance un cri d’alarme », disponible [en ligne] : http://www.kapitalis.com/politique/20044-tunisie-politique-article-38-de-la-constitution-yadh-ben-achour-lance-un-cri-d-alarme.html  (8 janvier 2014)

[10] Ministère des Affaires Etrangères Francaises, « Présentation de la Tunisie », disponible [en ligne] : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/tunisie/presentation-de-la-tunisie/  (3 juillet 2013)

[11] Jetdencre.ch (Tribune indépendante pour une pensée plurielle), « La Tunisie et son Forum, mais un Forum pour quelle Tunisie?, disponible [en ligne] : https://www.jetdencre.ch/la-tunisie-et-son-forum-mais-un-forum-pour-quelle-tunisie-2759  (16 avril 2013)

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.