© Patrick Kovarik / AFP
Cet article a été initialement publié le 9 janvier 2014 sur le site du Courrier.
Pour moi, l’année a plutôt mal commencé. J’écoutais la radio tranquillement quand j’ai découvert, au détour d’une discussion sur Dieudonné et ses « quenelles », que j’étais d’accord avec Elisabeth Lévy – cette journaliste française qui s’est fait une spécialité d’asséner des banalités de droite avec une distinction digne de la poissonnière d’Astérix. Une « quenelle », c’est ce geste inventé ou popularisé par Dieudonné: le bras tendu vers le bas et l’autre main collée à l’épaule – comme pour mimer un fistfucking tout en finesse. C’est très à la mode chez nos voisins français, et les interprètes sont en désaccord: s’agit-il d’un « salut nazi inversé » ou d’une pantomime « antisystème »? Dans le premier cas, c’est grave. Dans le second, la quenelle ne serait qu’une pochade pardonnable. Mais Elisabeth Lévy amende le diagnostic: « Même si c’est un geste antisystème, il faut dire que c’est très con. » Malheureusement, je crois qu’Elisabeth Lévy a raison.
Un système, comme nous le rappelle le Larousse en ligne, c’est un « ensemble d’éléments considérés dans leurs relations à l’intérieur d’un tout fonctionnant de manière unitaire ». On connaît ainsi des systèmes informatiques reliant différents terminaux qui forment un tout fonctionnant de manière unitaire. Des systèmes philosophiques reliant diverses thèses qui constituent une vision cohérente de l’univers. Des systèmes de distribution des eaux reliant des réservoirs et des tuyaux qui composent un réseau intégré opérant en harmonie pour satisfaire notre droit à des bains tempérés. Jusqu’ici, tout va bien: notre monde abrite une foule de systèmes nouant des liens divers entre des éléments de nature hétérogène. Si un système me dérange, je peux le critiquer de manière claire et précise – comme le « système de surveillance » mis sur pied par la NSA.
Mais tout se gâte quand on passe du pluriel au singulier pour dénoncer LE système. Quel système exactement? La réponse ne se fait généralement pas attendre: le système économique, social et politique responsable de la merde dans laquelle nous vivons – l’impérialisme, l’injustice, l’inégalité, l’exploitation, la guerre et le cortège d’avanies grandes et petites qui viennent nourrir chaque jour l’actualité. Tout ça, c’est la faute du système et de ses laquais. J’emmerde donc le système.
Voilà un réflexe tout naturel auquel chacun d’entre nous est tenté de succomber à l’occasion. Mais explicitons ce qu’il suppose: la société où le monde est un ensemble d’éléments logiquement connectés formant un tout fonctionnant de manière unitaire. On pourrait croire que des politiciens s’affrontent et se mettent des bâtons dans les roues. Que Coca Cola tente de ruiner Pepsi. Que les syndicats tirent dans un sens et le patronat dans un autre. Que la divergence d’intérêt, le désaccord idéologique et le conflit produisent partout des heurts aux résultats imprévus – comme deux trajectoires dont la rencontre produit un choc qui envoie valser les boules de billard là où personne ne les attendait. On pourrait croire en somme que la combinaison toujours changeante d’actions rivales à tous les niveaux de la vie sociale fait régner l’incertitude et le chaos. Mais non. Derrière le maelström des événements, les esprits subtils démasquent les effets cohérents d’un système intégré. Comment néanmoins réconcilier le chaos apparent des causes et des conséquences avec le fonctionnement unitaire d’une machine bien huilée? Il n’y a pas huit millions de façons d’accomplir un tel exploit: il faut s’imaginer que, dans des coulisses soigneusement dissimulées, quelqu’un tire les ficelles. C’est l’Hypothèse du Grand Marionnettiste.
Les psychologues connaissent bien le phénomène. Ils ont baptisé ça le biais intentionnaliste – cette propension à interpréter les événements, envers et contre tout, comme le fruit d’un plan intentionnel. Car l’être humain aurait de la peine à accepter le manque de sens: des événements se produisent, qui frappent l’imagination. Parfois, ils n’ont aucune logique: aucune raison ne les explique, aucun plan ne préside à leur déclenchement, aucune intention cachée ne peut les intégrer à la trame des récits familiers. Et le cours des choses ressemble, dans les mots de Shakespeare, à « un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, privé de signification ». Le sentiment d’absurde est d’une puissance si angoissante qu’il est rassérénant de rapatrier le chaos apparent dans le giron de l’explication intentionnelle. Tout fait sens à nouveau: la nécessité remplace la contingence, la logique d’une planification consciente remplace le pluralisme cacophonique des causes, la méchanceté des motivations remplace l’indifférence minérale des processus sociaux. Et la tristesse, la colère ou l’indignation peuvent trouver une cible.
Alors soyons tristes, fâchés ou indignés. Et pointons les coupables quand il y en a. Mais s’il n’y en a pas, ou s’il y en a trop, ou si nous n’y comprenons rien, une quenelle antisystème est une gesticulation d’idiot – et d’imbécile profond quand son auteur est un footballeur richement payé se pavanant aux sommets de la société du spectacle. Mieux vaut maudire le ciel vide au-dessus de nos têtes et laisser Dieudonné à ses macérations antisémites.
Il vous suffira de regarder quelques interview de Dieudonné dans des emissions de pays musulmans et vous découvrirez la définition…