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« Le changement climatique global peut être ou ne pas être le problème le plus important auquel nous avons à faire face aujourd’hui, mais c’est quasi certainement le plus difficile à résoudre pour l’humanité. »
– Scott Barret, Professeur à l’Université de Columbia
Alors que l’existence d’un changement climatique global d’origine anthropique semble faire consensus au sein de la communauté scientifique1, l’incertitude règne néanmoins quant à l’ampleur et la nature exactes de ce phénomène. Pourtant, tel n’est pas l’objet de cet article. Nous nous pencherons ici plutôt sur l’extrême difficulté de surmonter ce véritable défi global, lequel est sans doute le plus ardu que le genre humain ait à affronter aujourd’hui, si l’on en croît l’éminent théoricien de la gouvernance climatique globale, Scott Barret. Concrètement, notre démarche vise à offrir quelques éléments théoriques et empiriques simples, permettant de mieux saisir le caractère inextricable du problème d’un point de vue politico-économique. Comme nous le verrons, le diable gît essentiellement dans un fait naturel aux implications redoutables : la lenteur des processus biologiques et chimiques qui éliminent l’excédent de gaz à effet de serre de l’atmosphère ou, en d’autres termes, la longue durée de vie de ces gaz une fois émis2.
Profondeur du problème
Un premier élément intuitif pour appréhender l’arduité de la lutte contre le changement climatique réside simplement dans l’ampleur titanesque de la tâche. L’élimination naturelle des gaz à effet de serre (GES) rejetés dans l’atmosphère opérant à une cadence très modérée, ces derniers ont tendance à rapidement s’accumuler. Ainsi, afin d’éviter une augmentation trop dramatique de la température moyenne au niveau mondial, des réductions proprement drastiques des émissions de GES devraient être entreprises. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), limiter la hausse des températures globales à moins de 2 degrés celsius commanderait de réduire les émissions mondiales de GES d’environ 50% d’ici 2050, par rapport à l’année de base 19903. Un tel objectif est absolument colossal.
On entend souvent dire que l’énergie est « le sang de l’économie »4, et c’est le recours massif aux énergies fossiles qui a permis l’incroyable développement économique que le monde a connu depuis la révolution industrielle. Encore aujourd’hui, l’économie mondiale dépend cruellement de ces mêmes ressources énergétiques, dont la combustion libère inévitablement d’énormes quantités de GES, et plus particulièrement de dioxyde de carbone (CO2), dans l’atmosphère. Dès lors, pour remédier au problème climatique, une transition rapide vers une économie décarbonée est requise, ce qui implique une restructuration radicale et profonde des systèmes énergétiques et économiques actuels. Une mutation de cette envergure s’avère toutefois d’une difficulté inouïe, en raison de l’inertie dont font généralement preuve ces mêmes systèmes. C’est précisément ce que Gregory Unruh, expert à la renommée mondiale s’intéressant au rôle de l’innovation technologique dans les problématiques environnementales, met en exergue avec le concept de Carbon Lock-In5. Passer de l’ère fossile – ou thermo-industrielle pour reprendre les termes du spécialiste Jacques Grinevald6 – à l’ère du renouvelable n’est donc pas une mince affaire, loin s’en faut.
Conception classique de la structure du problème
Le changement climatique est fréquemment considéré comme un problème de surexploitation d’une ressource commune. On peut faire remonter une telle vision à l’article séminal de Garrett Hardin, The Tragedy of the Commons, publié en 1968 dans la revue de référence Science7. L’altération du climat global constituerait ainsi une version moderne de la tragédie des biens communs à l’échelle planétaire, du fait de la diffusion véritablement globale des GES découlant de leur durée de vie conséquente dans l’atmosphère. Dans cette conception, l’atmosphère est une ressource commune excessivement exploitée par des États dont l’intérêt économique les conduit à émettre de grandes quantités de GES et qui n’ont aucune incitation unilatérale à réduire ces mêmes émissions. Pareille réduction leur coûterait, en effet, individuellement bien plus que le bénéfice environnemental limité, voire insignifiant, qu’ils en retireraient8. On s’attend donc à ce qu’aucun État ne s’engage spontanément en faveur de la protection du climat. Cette approche aboutit ainsi à une application à grande échelle de la logique du dilemme du prisonnier9 – une affinité avec la théorie des jeux qui confère d’ailleurs une force logique supplémentaire au raisonnement de Hardin10.
Les incitations individuelles ne poussant pas à agir unilatéralement, il devient alors nécessaire de les altérer de quelque façon, afin d’engager les diverses politiques nationales sur la voie d’une réponse sérieuse au défi climatique. En l’absence d’une autorité internationale – un Léviathan mondial – capable d’imposer aux États un comportement climatiquement responsable, une telle entreprise devrait inévitablement passer par la coopération au niveau interétatique11. Ce même contexte d’anarchie internationale – entendez ici la non-existence d’un gouvernement planétaire, garant d’un accord potentiel – rend cependant la tâche particulièrement ardue, si l’on s’en tient à la théorie classique de l’action collective développée par Mancur Olson, une autre œuvre maîtresse en sciences sociales12.

Photo prise à la conférence de Copenhague de 2009 sur le climat
The Official White House Photostream / White House (Pete Souza)
Au-delà de la prédiction déjà soulignée d’une inaction individuelle, la logique olsonienne met en évidence l’extrême difficulté d’atteindre un résultat optimal du point de vue général par la collaboration. Dans le cadre de la problématique climatique, les coûts d’une réduction des émissions de GES sont concentrés sur l’État s’y attelant, alors que les bénéfices sont distribués de manière diffuse et globale; cet État ne peut ainsi en capturer qu’une infime partie, alors que les autres jouissent en définitive autant que lui de sa propre action. Les incitations des différents États les poussent à laisser les autres agir à leur place, à resquiller, ce qu’on appelle communément le problème du passager clandestin. Il est donc très compliqué, pour des acteurs rationnels, maximisant leurs intérêts matériels à court terme, de parvenir à une solution globalement optimale. D’ailleurs, quand bien même ils arriveraient à négocier et ratifier un accord climatique global satisfaisant, aucune source d’autorité supérieure aux États ne pourrait les contraindre à le respecter, comme illustré par le sort du Protocole de Kyoto13.
Discordance des horizons temporels
L’ampleur monumentale de la tâche à accomplir en termes de réduction des émissions ainsi que la structure du problème représentent deux écueils importants qui, une fois cumulés, rendent le défi climatique extrêmement difficile à relever. Mais ce n’est pas tout. Un troisième élément vient ombrager davantage ce tableau déjà bien obscur : la discordance des horizons temporels entre le problème qui doit être réglé et les préoccupations des acteurs devant s’en occuper. Celle-ci vient encore aggraver la donne, si bien que selon l’expert en éthique environnementale Stephen Gardiner, la problématique climatique se révèle encore plus dure à résoudre que la tragédie des biens communs dans sa forme traditionnelle14.
Cet obstacle supplémentaire prend à nouveau sa source dans le simple fait que les processus naturels éliminant l’excédent de GES dans l’atmosphère fonctionnent à un rythme lent. Par conséquent, même si toutes les émissions cessaient immédiatement – ce qui impliquerait des coûts tout à fait substantiels dans le court terme –, les bénéfices pour le climat ne se ressentiraient qu’à long terme. Or, comme le brillant et très fécond professeur David Victor le souligne, les systèmes politiques ont généralement tendance à favoriser des politiques exactement inverses, c’est-à-dire des mesures qui déploient rapidement des effets tangibles tout en échelonnant les coûts dans le futur15. On se retrouve donc face à ce que politologues et économistes qualifient d’inconsistance temporelle.
De surcroît, si d’autres domaines de politiques publiques, tels que les systèmes de retraites, sont également en proie à cette discordance temporelle, le cas du changement climatique semble encore plus délicat. En effet, les bénéfices découlant de la lutte contre le réchauffement climatique sont particulièrement peu aisés à entrevoir. Il existe une longue chaîne causale reliant les émissions de GES aux conséquences potentiellement délétères de ces dernières pour les humains et les écosystèmes dont ils dépendent. Chaque maillon de cette chaîne est imprégné d’incertitude, et plus on avance dans le cheminement causal, plus l’incertitude grandit. Il est difficile de se représenter la gravité des impacts du changement climatique car, de fait, l’humanité n’a encore jamais vu le système complexe que constitue le climat global à tel point mis sous pression.
C’est toutefois précisément de ce caractère incertain des conséquences du dérèglement climatique que pourrait sourdre le meilleur espoir de voir une action soutenue et coordonnée pour la protection du climat se déployer. Il y a en effet une chance, certes petite mais non moins réelle, que l’altération du climat global puisse avoir des effets tout à fait catastrophiques pour la planète. Et lorsqu’on connaît l’aversion au risque, c’est-à-dire le besoin de sécurité, dont l’Homme fait généralement preuve, on est tenté de penser qu’il ne saurait laisser ce petit jeu de « roulette russe climatique »16 se prolonger fort longtemps. Ainsi, l’incertitude évoquée, couplée à l’aversion au risque, serait susceptible de contenir les germes d’une véritable prise de conscience climatique. Néanmoins, David Victor a tôt fait de tempérer cet optimisme: « Le risque de catastrophe pourrait bien contribuer à éveiller davantage les consciences parce que la psyché humaine est ainsi faite qu’elle cherche à éviter les pertes, mais le caractère purement abstrait, diffus et incertain des bénéfices pouvant découler d’un réchauffement [climatique] moins important constitue une forte incitation à l’inaction politique. »17

« C’est réglé… Nous sommes d’accord de signer un engagement à tenir une autre conférence afin d’envisager de changer de cap à une date qu’il reste à déterminer. » © Horsey
Dans cet article, nous avons cherché à offrir quelques clés de compréhension générales permettant de mieux appréhender la complexité intrinsèque à la problématique globale du changement climatique. Nous ne prétendons toutefois pas avoir dressé ici un panorama exhaustif des difficultés propres à cet incroyable défi. À dessein, un pan crucial de la question a en particulier été éludé: les disparités « Nord-Sud » et les complications supplémentaires qu’elles engendrent pour la résolution du problème. C’est spécifiquement sur cet aspect que nous nous pencherons prochainement.
[1] John Cook et al, “Quantifying the consensus on anthropogenic global warming in the scientific literature”, Environmental Research Science, vol. 8, n° 2, 2013, pp. 1-7. http://iopscience.iop.org/1748-9326/8/2/024024/article
[2] VICTOR, David, Global Warming Gridlock : Creating More Effective Strategies for Protecting the Planet, Cambridge University Press, Cambridge, 2011, pp. 39-41.
[3] INTERGOVERNMENTAL PANEL ON CLIMATE CHANGE (IPCC), ed. METZ et al., Climate Change 2007 : Mitigating Climate Change, Contribution of Working Group III to the Fourth Assessment Report of the IPCC, Cambridge University Press, Cambridge, 2007.
INTERNATIONAL ENERGY AGENCY (IEA), World Energy Outlook, Paris, 2007.
[4] Voir : ROMERIO, Franco, “Analyse et gestion du risque dans le secteur de l’énergie”, La Vie économique, vol. 3, 2006, p. 25.
[5] UNRUH, Gregory, “Understanding Carbon Lock-In“, Energy Policy, vol. 28, n° 12, octobre 2000, pp..
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0301421500000707.
UNRUH, Gregory, “Escaping Carbon Lock-in”, Energy Policy, vol. 30, n° 4, mars 2002, pp. 317-325.
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0301421501000982
Le concept de Carbon Lock-In peut être traduit ainsi en français : situation de verrouillage technologique liée aux combustibles fossiles.
[6] GRINEVALD, Jacques, “L’effet de serre et la civilisation thermo-industrielle“, Revue Européenne des Sciences Sociales, n° 108, 1997, pp.141-146.
[7] HARDIN, Garrett, “The Tragedy of the Commons“, Science, Vol. 162, N° 3859 (1968), pp. 1243-1248.
[8] HARRISON, Kathryn, et McINTOSH SUNDSTROM, Lisa, « The Comparative Politics of Climate Change », Global Environmental Politics, Vol. 7, n° 4, 2007, p. 1.
[9] Voir: SOROOS, Marvin, « Global Change, Environmental Security, and the Prisoner’s Dilemma », Journal of Peace Research, vol. 31, n° 3 (1994), pp. 317-322.
[10] OSTROM, Elinor, “A Polycentric Approch for Coping with Climate Change”, World Bank Policy Research Working Paper n° 5095, octobre 2009.
http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1494833&
[11] Pour Hardin, l’unique solution à la tragédie des biens communs réside dans ce qu’il qualifie de coercition mutuelle mutuellement consentie entre les différents acteurs.
[12] OLSON, Mancur, The Logic of Collective Action : Public Goods and the Theory of Groups, Harvard University Press, 1965.
[13] Nous n’entendons pas ici que le Protocole de Kyoto est un accord satisfaisant, mais plutôt qu’il constitue à certains égards un bon exemple des risques de non-respect des engagements internationaux en matière de protection du climat.
[14] GARDINER, Stephen, « Ethics and Global Climate Change », Ethics, vol. 114 (avril 2004), pp. 555–600. Disponible sur : http://www.nature.com/scitable/knowledge/library/ethics–and–global–climate–change-84226631 (consulté le 14 juin 2013).
[15] VICTOR, David, op. cit. p. 42.
[16] Pour le premier usage du terme, voir : BROECKER, Wallace, “Unpleasant Suprises in the Greenhouse?”, Nature, n° 328, 1987, pp. 123-126.
http://www.nature.com/nature/journal/v328/n6126/abs/328123a0.html
[17] VICTOR; David, op. cit., p. 41.
Lutter contre le changement climatique nous offre une occasion de donner la priorite au bien-etre des personnes en garantissant leur…