Culture Le 17 juillet 2017

Jacques a dit écoute des groupes punk américano-musulmans

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Jacques a dit écoute des groupes punk américano-musulmans

Muslim punks. Basim Usmani -from the Kominas- performs at La Casa Maladita. Chicago. © Kim Badawi 2007


Phénomène musical né dans une Amérique post-attentats du 11 septembre, le courant taqwacore est aussi une communauté de jeunes musulmans réagissant à l’image négative de l’islam véhiculée par les médias occidentaux. En retraçant l’émergence de ce mouvement, Paola Juan questionne dans le même temps nos mécanismes d’identification et d’étiquetage.


 

« Je suis un islamiste

Je suis l’antéchrist

[…]

Appliquons la charia aux États-Unis

Appliquons la charia car nous avons dû payer »1

 

Ça vous choque ? C’est le but. Il s’agit des paroles de Sharia Law in the USA (2012)2, chanson des Kominas, un groupe de musique punk américano-musulman  central dans le mouvement taqwacore.

D’abord musical, le phénomène taqwacore s’est développé suite à la sortie du roman The Taqwacores, dans une Amérique post-attentats devenue sensible à la question de l’identité musulmane. L’étiquette taqwacore tout entière témoigne et questionne la manière dont nous catégorisons les autres au quotidien, avec ses implications politiques et sociales.

 

Emergence des taqwacores

The Taqwacores (de « taqwa- » : crainte mêlée d’admiration pour Allah3 et « -core » : hardcore, sous-genre de rock punk de la fin des années 70) est initialement un roman écrit par Michael Muhammad Knight en 2004, qui dépeint la vie de jeunes musulmans dans une punk house à New York. Michael Muhammad Knight est un étudiant américain blanc, converti puis désillusionné par l’islam orthodoxe. Dans le contexte des Etats-Unis post 9/11 et à la suite de la publication de ce roman, le phénomène taqwacore se développe. Des jeunes, majoritairement musulmans issus de la deuxième ou troisième génération d’immigrés, se revendiquent taqwacores ; des groupes punk tels que The Kominas ou Al-Thawra se constituent et sont médiatisés4. Se revendiquer « taqwacore » implique une certaine attitude, un certain mode de vie – punk ; un certain bagage identitaire – musulman ou américain (mais pas toujours) –, des idées sur la tolérance religieuse s’appuyant sur ce qu’ils perçoivent être de l’obscurantisme religieux et certaines revendications féministes et anti-homophobes. Le phénomène taqwacore n’est pas localisé géographiquement : les taqwacores sont disséminés sur tous les Etats-Unis et le Canada et les personnes qui adhèrent au mouvement ne se sont pas nécessairement rencontrées au préalable.

 

Affiche du film "The Taqwacores" réalisé par Eyad Zahra en 2010.

Affiche du film « The Taqwacores » réalisé par Eyad Zahra en 2010.

 

L’étiquette musulmane

Etre musulman n’a pas toujours été un tel marqueur identitaire et distinctif sous nos latitudes. L’étiquette « musulmane » émerge selon certains processus de catégorisations dont l’étape décisive a été le 11 septembre 20015. Après cet événement, les actualités ayant trait à l’islam font l’objet d’une visibilité accrue dans les médias occidentaux6; bien que nos facteurs identitaires soient multiples (âge, sexe, classe sociale, religion, etc.), le fait d’être musulman devient alors prépondérant dans la définition externe donnée à un individu de cette religion. Le sociologue Wimmer (2009) montre de quelle manière se forment des frontières symboliques et sociales lors de rencontres entre groupes – une approche qu’il appelle le « boundary making » –, permettant alors la création d’identités ethniques. D’après cette théorie se créent suite au 11 septembre des frontières symboliques entre Occidentaux et musulmans, entre « nous » et « eux »7.

L’émergence du phénomène taqwacore peut être interprétée comme une réaction à la définition des musulmans véhiculée par les médias occidentaux.

Cette catégorisation a un pouvoir performatif sur le groupe visé et des conséquences concrètes8: elle influence la manière dont nous nous définissons et vice-versa. D’après cette perspective, l’émergence du phénomène taqwacore peut être interprétée comme une réaction à cette définition des musulmans véhiculée par les médias occidentaux. Ainsi, les groupes de musique taqwacore mènent aux Etats-Unis une lutte symbolique qui dénonce la stigmatisation négative du « musulman », notamment en utilisant la dérision ou l’ironie, tout en protestant contre un islam conservateur qui considérerait les instruments à cordes et les chants de femmes comme interdits. C’est le cas lorsque les Kominas chantent Sharia Law in the USA. Les revendications des taqwacores viseraient donc à modifier l’ordre hiérarchique des catégories ou, selon les termes de Wimmer, à modifier la position des musulmans dans un système de « frontières ».

 

Médiatisation du phénomène

Le phénomène taqwacore a suscité l’intérêt des médias américains et occidentaux, et ce d’autant plus que l’actualité liée à l’islam est particulièrement visibilisée depuis les attentats du 11 septembre. Il devient notamment l’objet du documentaire Taqwacore : the birth of punk islam, réalisé par Omar Majeed en 2009, qui porte sur « le Taqwa Tour », une tournée de groupes taqwacores organisée à travers les Etats-Unis par l’auteur du roman The Taqwacores. Eyad Zahra réalise en 2010 un film de fiction sur le sujet, The Taqwacore, sur la base de la nouvelle de Knight. Ce film est projeté au Sundance Festival en 2010 et gagne le prix du public au Festival International du Film Indépendant de Lille. Le mouvement suscite nombre d’articles de journaux9 et est également l’objet de l’article scientifique d’Aline Macke Les Taqwacores : émergence d’une contre-subculture américano-musulmane10 décrivant ses perspectives de développement en localisant ses revendications sociales dans le contexte des Etats-Unis post 9/11.

Affiche du documentaire "Taqwacore: The Birth of Punk Islam" (2009) réalisé par Omar Majeed.

Affiche du documentaire « Taqwacore: The Birth of Punk Islam » (2009) réalisé par Omar Majeed.

Le Taqwa Tour

Le Taqwa Tour, c’est aussi la première rencontre entre les différents groupes qui se revendiquent comme taqwacores. Il s’agit de l’événement principal qui va populariser les taqwacores comme scène, comme ensemble de groupes qui appartiennent à un même genre musical. Mais d’après Imran Malik des Kominas, cette scène aurait été fabriquée de toutes pièces : les différents groupes auraient accepté d’être présents car l’équipe du film les payait. Selon lui, l’idée d’une scène punk musulmane était tellement attirante que les journalistes n’ont pas pu résister : « C’était fabriqué et forcé par quelqu’un qui essayait de vendre un scénario, un scénario sexy » ; « Newsweek a écrit à propos d’un groupe nommé Secret Trial Five alors qu’ils n’avaient fait aucune musique à ce moment-là. Pas une seule chanson. Ça a probablement été une des scènes de musique les plus documentées et interviewées du moment, et elle n’était même pas authentique11».12

Suite à cela, certains groupes ont cessé d’exister et d’autres ont réagi à cet étiquetage en se désolidarisant du qualificatif « taqwacore ». C’est le cas des Secret trial five, qui a par la suite écrit la chanson We’re not taqwacores, affirmant que l’étiquetage « taqwacore » avait provoqué une frénésie médiatique sensationnaliste, islamophobe et raciste13. De fait, l’événement et les rencontres que celui-ci provoque vont modifier l’appréhension de l’identité taqwacore.

D’après Jean-Christophe Emery (2015), producteur et journaliste à RTS Religion, il est nécessaire de mettre en relation la représentativité du phénomène avec le traitement qui en est fait dans les médias pour éviter certains biais. La page Facebook des Kominas comptait plus de 7450 « likes » en mars 2012 ; elle en a aujourd’hui 11’227, celle du groupe Al-Thawra 1’610 et Secret Trial Five 328. Ces chiffres ne sont pas suffisamment élevés pour être représentatifs d’un « mouvement social », même « limité » et « émergeant », tel que présenté dans certains médias et dans l’article scientifique d’Aline Macke (2012). En consultant cet article, on constate que l’aspect médiatique dans la formation du phénomène est complètement passé sous silence.

En fin de compte, il résulte de ce Taqwa Tour ce que Brubaker (2004) aurait appelé un « métaconflit » ou un « conflit sur la nature même du conflit »14: un différend qui porte sur l’interprétation par les observateurs, ici les journalistes et autres entrepreneurs ethnopolitiques (médias, équipe du documentaire), à propos de la cause pour laquelle se battent les taqwacores – une lutte contre les stigmatisations (doublée d’un aspect parfois provocateur). Les participants au Taqwa Tour affirmeront pendant une scène du documentaire que les médias les stigmatisent en les étiquetant « taqwacore », alors qu’ils essaient justement de détruire les stéréotypes sur l’idée que les Américains se font des musulmans. Malik des Kominas dit à ce propos : « [Je comprends le taqwacore] comme l’idée d’un slam compliqué. C’est la première réelle voix de contestation de l’islam occidental. Parce qu’on est compliqués. Je ne me sens même pas musulman la plupart du temps. Je connais la culture, mais je suis aussi Américain, du coup je suis au courant du rock, du hip hop, de toutes ces choses. Je me détermine moi-même comme un musulman athée non-confessionnel, mais qu’est-ce que ça veut vraiment dire ?15 ».16

 

Une question de catégorisation

Selon J. Z. Smith (2004), la première chose qu’on fait en voyant une chose nouvelle c’est la classer et la comparer à quelque chose d’autre. Mais un objet infiniment important pour soi-même nous paraît devoir être unique, précieux en soi et donc inclassable. Il tient ça d’une considération de William James : « Un crabe se sentirait certainement insulté s’il nous entendait le classer une fois pour toutes, sans autre forme de procès, parmi les crustacés. ‘Je ne suis pas un crustacé’, dirait-il, ‘je suis MOI-MEME, MOI-MEME et rien d’autre’ »17.

Malik semble ici jouer au jeu du crabe en refusant un étiquetage externe et revendiquant son droit à se classer lui-même. Peut-être a-t-il de bonnes raisons de le faire. Car qui est en position de classer, de nommer qui ? Qui a le pouvoir d’assigner une étiquette à qui, et avec quels effets ? Nous classons tous quotidiennement, mais il semble qu’être écouté dans la sphère publique soit le privilège du plus fort. Cette lutte autour du mot « taqwacore » s’inscrit dans un certain rapport de pouvoir, un rapport à l’autre. L’étiquetage identitaire en général participe de lui-même à des rapports de pouvoir selon Jenkins (1994).

Irions-nous jusqu’à accepter la revendication du crabe – et, quelque part, de Malik – en disant qu’il ne faut jamais classer, car le fait même d’étiqueter pose problème ? Je ne crois pas. En tant que scientifiques, on serait réduits à l’étude stérile d’individus et de phénomènes individuels, comme le souligne Smith (2004) ; dans notre vie de tous les jours, c’est invivable. Mais la classification arbitraire, manipulée par la peur et la méconnaissance n’est en aucun cas une option. Elle est à combattre absolument et au quotidien.

 

Conclusion

Il a été ici question de mettre en lumière les processus de développement du phénomène taqwacore en lien avec trois évènements : les attentats du 11 septembre, la sortie du livre de Michael Muhammad Knight et le Taqwa Tour. Ces épisodes et les rencontres qu’ils provoquent ont permis l’émergence de certains mécanismes de nomination, marqueurs d’identification et de classement autour desquels se sont joués des jeux d’inclusion et d’exclusion.

L’histoire des taqwacores est aussi l’occasion d’assumer, sans fausse bonne conscience, que nous catégorisons les gens quotidiennement ; que cette catégorisation implique une hiérarchisation ; que dans la sphère publique, la catégorisation (et la hiérarchie qui en découle) de celui en position de pouvoir sera très probablement celle qui sera écoutée par le plus grand nombre et engendrera, peut-être, des inégalités sociales. Peut-être, car je crois que cela n’implique pas nécessairement la création d’inégalités. C’est, à mon avis, une question de respect de l’intégrité individuelle ; de justesse des catégories, en lien avec la perception individuelle et valorisée de chacun.

 


Références

 

1. Traduction de l’auteure

2. https://www.youtube.com/watch?v=lT7dulXtR3g>

3. Macke (2012), p. 87

4. Taqwacore : the birth of punk islam, réalisé par Omar Majeed (2009) ; Eyad Zahra a réalisé en 2010 The Taqwacore, sur la base de la nouvelle de Knight, qui a été projeté au Sundance Festival en 2010 et a gagné le prix du public au Festival International du Film Indépendant de Lille ; Le mouvement a notamment suscité des articles dans Newsweek, The Guardian (2011) ou encore Les InRockuptibles (2011)

5. Moret (2015)

6. Emery (2015)

7. Moret (2015)

8. Jenkins (1994)

9. Dans Newsweek, The Guardian, (2011), Les InRockuptibles, (2011)

10. Publié en 2012 dans Volume!

11. Traduction de l’auteure

12. Imran Malik cité par Bhattacharya (2011)

13. Secret Trial Five (2011)

14. Traduction de l’auteure

15. Traduction de l’auteure

16. Bhattacharya (2011)

17. James cité par Smiths (2004), p. 145

 

BENCHEMSI Ahmed
2015. «Le ‘musulman modéré’, une version actualisée du ‘bon nègre’ », Le Monde. En Ligne : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/01/16/le-musulman-modere- une-version-actualisee-du-bon-negre_4557616_3212.html

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2009. « Herder’s Heritage and the Boundary-Making Approach: Studying Ethnicity in Immigrant Societies. » Sociological Theory, n° 27, pp. 244-270.

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