Société Le 18 décembre 2016

La grisaille pèse sur la morale

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La grisaille pèse sur la morale

La mer de brouillard couvrant Genève, vue du Salève © Michael Maccabez

Si le mois de décembre évoque surtout la magie de Noël et l’ouverture des stations de ski mantelées de leurs premières neiges, il est également synonyme pour toute personne ayant le plaisir d’habiter dans le bassin genevois d’une déprime coiffée de brouillard. Le Genevois, le Broyard ou le Zurichois ont en effet en commun de passer le plus clair de leur automne – presqu’un jour sur trois en octobre, nous dit MétéoSuisse1 – et une partie de leur hiver dans l’ombre d’un nuage tenace. Et les effets du miasme automnal ne sont que trop négligés. Car le brouillard, on ne l’en soupçonne pas suffisamment, n’a pas un effet sur le moral mais sur la morale de ceux qu’il obombre. C’est en tout cas ce qu’affirmait en son temps Galien, philosophe et médecin de la Grèce antique. Il existe toutefois des solutions pour échapper à un destin brumeux, que nous essayerons de trouver à tâtons.

 

Vivre sous le joug du climat

Siège de nos passions et de nos réflexions, l’âme est un objet fragile, et bien plus sujet aux aléas de la météo que notre tradition postcartésienne2 ne nous autorise à avouer en société. Or, de la même manière que l’on a tendance à être gai après avoir avalé un antidépresseur, déprimé après avoir suivi l’élection américaine ou concentré grâce aux cachets de Ritaline de son petit cousin, notre bien-être en prend un coup lorsque notre corps navigue aux instruments trois mois par an. La nature, l’environnement dans lequel on évolue peut avoir un impact sur nous, un peu comme les médicaments. Différence notable, la consommation de médicaments se fait sur une base volontaire3 contrairement à la météo, qui est tolérée bien malgré nous. Nous vivons sous le joug de ce qu’on appelle, en philosophie, une forme de déterminisme climatique.

Le déterminisme, ou déterminisme causal, est un concept philosophique qui veut, dans son sens le plus général, que tout état de chose X soit la conséquence d’actions antérieures Y4 en vertu des conditions de départ. Généralement, ce sont les lois de la nature qui lient le déterminant, un événement du monde, et le déterminé, un autre événement dans le monde. Si je bois un demi litre d’alcool fort, je serai très saoul, par exemple.

Or, pour Galien, ce ne sont pas seulement les lois de la nature qui forment cette relation de causalité mais également les conditions climatiques données, que l’on appelle alors les tempéraments des lieux. Un individu sera déterminé à réagir d’une certaine façon par rapport à un événement en fonction du lieu où il réside, du climat dans lequel il vit, en bref du brouillard zuricho-broyardo-genevois trimestriel qu’il subit.5

Il découle également de cette analyse que les hommes les plus disposés intellectuellement sont ceux qui habitent dans une région qui a une température et un climat modérés, comprenons : méditerranéen, voire grec. Le plateau suisse automnal porterait, lui, des hommes rendus paresseux, lourds et lents6 par le froid, tandis que l’humidité provoquerait chez eux une démence pure et simple. Voilà de quoi transformer les bulletins de Philippe Jeanneret en condamnations de nos capacités intellectuelles et morales.

 

En automne, cessons de manger suisse

Rassurons-nous, Galien ne condamne pas l’automne suisse à être un repère de demeurés flegmatiques. Car, si le climat détermine l’âme, il ne le fait que par les aliments. Aussi surprenant qu’il puisse paraître aujourd’hui, il était en effet difficile de manger une salade de quinoa à l’avocat dans l’Athènes du IIème siècle ; les aliments étaient majoritairement locaux, de saison, et établissaient, selon Galien, la relation entre un homme et son climat7. Je mange méditerranéen, donc je suis méditerranéen. Les aliments portés par la terre transmettent ses propriétés à ceux qui les consomment.

Et cette relation de causalité peut être modifiée une fois que l’on en prend conscience, selon Galien. C’est à travers une éducation qui anticipe la diététique moderne que l’homme peut en quelque sorte se défaire de ce mécanisme déterministe climatique, lequel devient alors conditionnel. Galien nous offre en somme la possibilité d’échapper à la lourdeur débile qu’il croit être le propre de ceux qui vivent dans le brouillard en nous nourrissant des délices offertes par des climats plus cléments.

Certes, les séjours en sanatorium sont passés de mode et la théorie des tempéraments, sur laquelle se base Galien, est tombée en disgrâce aux yeux de la science moderne. Toutefois, dans un monde où les médicaments homéopathiques génèrent des dizaines de millions de francs suisses8 de chiffre d’affaires, pourquoi ne pas s’essayer à la méthode, bien plus simple et moins onéreuse, d’un médecin du IIème siècle ?

Pour combattre le marasme automnal (et redonner au hashtag #merdebrouillard sa signification initiale), suivons donc les conseils du philosophe antique et remplissons nos caddies d’aliments qui ont été cultivés dans des terres sèches et chaudes. Cessons de nous soucier du taux d’oméga-3 de nos courses et éduquons-nous plutôt sur la teneur morale des fruits et légumes que l’on met dans son panier afin d’en faire bénéficier son âme en mal de soleil.

 

 


1 http://www.meteosuisse.admin.ch/home/climat/passe/le-climat-en-suisse/informations-saisonnieres/brouillard-d-automne.html

2 René Descartes affirmait, en très gros, la séparation entre l’âme et le corps, et l’empire complet de la première sur le second.

3 Généralement, ne compliquons pas les choses

4 HOEFER, Carl, « Causal Determinism », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2010 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/spr2010/entries/determinism-causal/>.

5 « ‘Car tu découvriras que, dans la plupart des cas, la stature des hommes et leurs manières suivent la nature de la région.’ […] ‘Là où la terre est grasse, molle et riche en eau, que les eaux sont proches de la surface de la terre, de sorte qu’elles sont chaudes en été et froides en hiver et là où les saisons sont favorablement réparties, les hommes sont charnus, leurs articulations ne sont pas visibles ; ils sont humides, peu endurants et leur âme est en général mauvaise. Ils ont en eu indolence et somnolence ; dans leurs métiers, ils ne sont ni raffinés, ni subtils, ni précis.’ Dans ces paroles à nouveau, [Hippocrate] montre de manière très claire que non seulement les caractères, mais également la lourdeur de l’esprit et l’intelligence suivent les tempéraments des saisons. » in Galien, « L’Âme et ses passions », trad. par V.Barras, T.Birchler, A.-F.Morand, La Roue à livres, Les Belles Lettres, Paris, 1995, p.101-2, l’emphase est mienne

6 GALIEN « Que les mœurs de l’âme sont la conséquence des tempéraments du corps » p.78 in http://remacle.org/bloodwolf/erudits/galien/trois.htm

7 Mais nous savons clairement que tout aliment est d’abord absorbé dans l’estomac, y subit une première élaboration, puis est reçu dans les veines qui vont du foie vers ce dernier et produit les humeurs du corps, à partir desquelles toutes les parties sont nourries, et avec le cerveau, le coeur, le foie in Galien, « L’Âme et ses passions », trad. par V.Barras, T.Birchler, A.-F.Morand, La Roue à livres, Les Belles Lettres, Paris, 1995, p.101-2, l’emphase est mienne

8 http://www.swissinfo.ch/fre/economie/th%C3%A9rapies-alternatives_pourquoi-l-hom%C3%A9opathie-est-couverte-par-l-assurance-maladie/42384108

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