International Le 17 mars 2014

Liberté d’expression : les leçons indonésiennes

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Liberté d’expression : les leçons indonésiennes

Tempo, l’un des magazines d’investigation indonésiens les plus anciens et les plus sérieux, dont les journalistes n’hésitent pas à casser certains tabous et à affronter les différents pouvoirs. © www.bersamadakwah.com

Fin novembre, les députés indonésiens ont rejeté la proposition de supprimer la mention de la religion sur la carte d’identité, provoquant de vives réactions chez les partisans du projet : membres des minorités religieuses reconnues (protestants, catholiques, bouddhistes, hindous et confucéens) ou non (religions traditionnelles, ahmadis, chiites,…), athées (théoriquement toujours passibles de prison) et militants des droits de l’homme. La voix qui a le plus retenti fut celle de Basuki « Ahok » Tjahaja Purnama : vice-gouverneur de la région-capitale Jakarta, ce chrétien d’origine chinoise a relancé l’affaire en décembre, en rappelant combien cette pratique permettait de camoufler des mesures « discriminatoires ».

Toujours en décembre, le parlement d’Aceh a voté une loi (promulguée en février) étendant l’application de la charia à toute la population, y compris les non-musulmans (jusque-là, seuls les musulmans y étaient soumis). Seule province à reconnaître la loi dite islamique, Aceh s’était déjà faite remarquer l’an dernier lors d’une rafle de punks qui subirent une rééducation conforme à la morale officielle dans des camps. Enfin, dernier épisode : l’Université Gajah Mada (l’une des plus prestigieuses universités indonésiennes, sise à Yogyakarta) a retiré, sous la pression d’étudiants et de militants des droits de l’homme et malgré la pression inverse d’organisations musulmanes et islamistes, un article de son règlement restreignant les libertés religieuses et d’expression.

Depuis la révolution qui a chassé l’autocrate Suharto (1998) puis l’établissement de la démocratie, la liberté d’expression est réelle en Indonésie1. Aux marges des lois et des bons usages de politesse et de sociabilité, il y existe toutefois une zone d’ombre où l’autocensure demeure réelle. Restent ainsi relativement tabous les sujets touchant à l’unité du pays, aux forces armées, à la religion. Brandir un drapeau de la « République des Moluques du Nord » ou affirmer son athéisme peut toujours conduire en prison. Le cas papou est emblématique : les autochtones de la moitié ouest de l’île, colonisée par l’Indonésie depuis 1963 suite au retrait hollandais, subissent régulièrement des abus extrêmement violents de l’armée, un ethnocide doublé d’une folklorisation de leurs coutumes, le vol de leurs terres accaparées par de grandes compagnies peu soucieuses de développement durable, de la fantastique biodiversité locale et des droits des habitants. Mais rien de tout cela ne transpire hors des réseaux liés aux militants écologistes et des droits de l’homme, aux Églises et aux indépendantistes.

Faut-il considérer alors que les Indonésiens ne seraient pas mûrs pour une véritable liberté d’expression, car trop attachés aux « valeurs asiatiques » chères à Lee Kwan Yu ou aux « valeurs islamiques » ? Ce serait tomber dans un culturalisme ignorant des dynamiques locales… Les plus jeunes générations, s’emparant d’Internet, s’en servent pour contourner les lois dites « antipornographie » ; quant aux minorités religieuses, aux athées, aux militants divers, aux artistes et aux écrivains, ils savent se faire entendre malgré les violences de certaines autorités policières, religieuses et politiques. Le destin du Serat Centhini est symbolique : la censure a longtemps bloqué toute tentative de traduction de ce grand poème hétérodoxe et grivois, rédigé en javanais de cour au XIXème s. Il lui a fallu passer par un double travail de traduction en indonésien et d’adaptation en français contemporain due à Elizabeth D. Inandiak et enfin par une traduction (enfin libre) de celle-ci pour devenir accessible aux Indonésiens d’aujourd’hui. On peut espérer un sort semblable pour l’encore plus hérétique et paillard Suluk Gatoloco dont, en dehors de la version javanaise, seule une traduction anglaise assez aride existe2.

Concernant les médias d’investigation, il faut comme ailleurs qu’ils se sentent touchés pour oser fourrer leur plume et l’agiter là où ça fait mal, quitte à heurter tabous et institutions. Si la Papouasie est loin, la combinaison de ras-le-bol du KKN (Korupsi-Kolusi-Nepotism – est-il besoin de traduire ?) volontiers exprimé par la population et d’inaction de la plupart des professionnels de l’administration et de la politique offre par contre à ce type de journalisme un boulevard. Il convient d’autant plus de l’occuper que les pourfendeurs islamistes de la corruption sont eux-mêmes impliqués dans des affaires peu reluisantes : fin 2013 et début 2014, divers scandales n’impliquèrent pas moins que le très virulent PKS (Parti de la justice et du développement) et – surtout – le très réactionnaire Conseils des oulémas d’Indonésie.

Si l’Indonésie se débat dans ses contradictions internes3, tiraillée entre les aspirations divergentes des uns et des autres et un pluralisme mieux assumé et revendiqué ou encore une islamisation plus poussée et orthodoxe, il apparaît que les libertés y connaissent une dynamique plutôt ascendante. Il est permis de se demander si l’Europe peut s’en vanter également. Certes, la situation y est extrêmement favorable, mais en 2013, on a vu d’inquiétantes tentations de compromis – voire des reculs – face aux accusations de blasphème lancées par des fondamentalistes contre des caricatures ou des œuvres. Ce 24 février a eu lieu un anniversaire qui n’a déclenché qu’un immense silence : celui du quart-de-siècle de la fatwa lancée contre Salman Rushdie – alors qu’en Turquie, et pour avoir traité du même sujet que Les versets sataniques (la vie de Mahomet et l’épisode, qui donne leurs titres aux deux romans, des versets sur Les filles d’Allah), Nedim Gürsel reste sous les menaces de la justice. On peut s’en rappeler dans le contexte actuel, où font débat les limites de cette liberté et l’usage que l’on en fait. Après tout, la meilleure manière de lutter contre des idées que l’on désapprouve est-elle de faire taire celui qui les prononce, ou d’utiliser la liberté de ne pas l’écouter ?

 


1. Une étude de cas concrets, à propos du cinéma : http://remmm.revues.org/8527.

2. Disponible en deux parties sur http://www.jstor.org/stable/3350858 et sur : http://www.jstor.org/stable/3350926.

3. Que celles et ceux que ça intéresse peuvent suivre via les actualités déjà passées au tamis de la presse grâce au Courrier International (http://www.courrierinternational.com/), ou brut de décoffrage via les réseaux MEP (http://eglasie.mepasie.org/) – qui ont fourni la majeure partie des informations traitées ci-dessus.

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