Si je partage avec vous un récit des grands canaux du monde dans cette édition de la série « Regard d’ailleurs par ici » (voir éditions précédentes sur la Suisse et le Liban), c’est que la Suisse entretient une liaison secrète avec ces constructions. Je vous invite à la découvrir.
Un canal c’est un lien entre les eaux et entre les peuples. Il en existe de différents types, leur déterminant commun étant qu’ils répondent tous à des enjeux géostratégiques et commerciaux, donc politiques. En permettant l’internationalisation des économies, les canaux ont façonné une partie du monde contemporain. Il en existe de deux types : les courts, qui permettent l’évitement de grandes étendues, et les longs, qui permettent l’affrontement de grandes étendues. Les courts ont historiquement attisé les conflits, alors que les longs ont servi à l’unification des peuples.
Le canal de Panama fait inévitablement partie de la première catégorie avec ses septante-sept kilomètres. Avec lui, les manchots et les éléphants de mer du Cap Horn ont retrouvé leur tranquillité australe pour batifoler joyeusement dans l’écume et barrir à tout-va. Mais surtout, ne plus devoir contourner l’Amérique du Sud a alors offert un gain en temps pour le trafic maritime qui n’a d’égal que le canal de Suez, reliant la mer Rouge à la Méditerranée sur ses cent-nonante kilomètres, permettant ainsi d’éviter le chemin tempétueux du Cap de Bonne-Espérance. Les deux canaux ont pour père fondateur un Français, Ferdinand de Lesseps, aussi connu comme le « perceur d’isthme » – le genre de gars qui n’aime pas perdre son temps. À défaut d’avoir fait sa fortune, ces deux canaux ont fait la fortune de leur État de résidence. Quoique tardivement. La République du Panama est ainsi devenue la principale économie d’Amérique centrale, et le canal de Suez la troisième source de devises de l’Égypte. Ce n’est cependant pas allé de soi. Autant le canal de Panama que celui de Suez ont réveillé – et réveillent toujours – les velléités régionales. Rétrospective.
Les États-Unis ont vite vu les avantages à tirer du canal de Panama pour leur commerce maritime et ont ainsi repris la concession de sa construction des mains des Français, ruinés par un scandale lié à son financement. Il faudra attendre soixante-cinq ans, après sa mise en service en 1914, pour que les États-Unis acceptent de laisser la gestion du canal à la République du Panama – tout en s’assurant certes un accès privilégié. Mais avec la politique antiaméricaniste du général Manuel Noriega, George Bush n’hésitera pas à refouler le sol panaméen à la fin des années huitante et reprendre le contrôle du canal jusqu’à la fin du millénaire. Bien qu’à nouveau panaméen aujourd’hui, le dossier du canal n’est pas clos pour autant. Le Mexique et le Nicaragua ont en effet émis l’idée de construire leur propre alternative, ce qui réveille évidemment les tensions régionales.
Plus vieux, le canal de Suez a connu une destinée semblable en devenant la place de jeu de pays tiers. Les Anglais ont notamment vite été préoccupés de cette construction française susceptible d’asseoir la domination de la France sur la route des Indes. Ils n’ont dès lors pas hésité un instant à racheter les parts d’une Égypte exsangue pour prendre le contrôle du canal en 1875. Toute la politique anglaise dans la région a alors été motivée par un seul but : éloigner les Français de la zone du canal. Cette politique s’est notamment manifestée avec les accords secrets de Sykes-Picot en 1916, qui ont divisé le Moyen-Orient entre les puissances impériales, laissant à la France la zone septentrionale correspondant à la Syrie et au Liban actuel. Contre toute attente, c’est cependant l’Égypte de Nasser qui a repris ses droits territoriaux légitimes sur le canal et chassé les Anglais et les Français en 1956. Alors que l’Égypte ambitionne aujourd’hui le creusement d’un second canal pour augmenter les entrées financières de l’État, de nouvelles menaces pèsent pourtant sur l’accès au canal de Suez. La recrudescence des attaques des pirates somaliens sur les Suezmax est notamment susceptible de décider les affréteurs à (re)mettre le cap sur l’Afrique du Sud – plus apeurés d’ailleurs par les tarifs des assureurs que par les pirates eux-mêmes. Si une coalition militaire internationale s’est mise en place pour défendre ses intérêts commerciaux, quelle sera la situation demain dans cette région particulièrement instable ?
Il existe un autre type de canal dont on parle moins. Ce sont ceux que j’appelle les longs. Ils permettent de faire transiter des marchandises sur de grandes distances terrestres. D’un point de vue architectural ils ne sont pas forcément plus longs que les courts, mais ils ont l’avantage de profiter au maximum des cours d’eau existants. En Europe, un canal permet ainsi de relier Rotterdam à la mer Noire ! Le canal Rhin-Main-Danube mesure cent-septante kilomètres mais permet pourtant de traverser l’Europe du nord-ouest au sud-est. Cet ouvrage allemand n’a du coup rien à envier à ses cousins exotiques. Achevé en 1992, ce canal a coûté un saladier, ne serait-ce que pour protéger l’environnement qu’il traversait. De plus – sans surprise, me direz-vous – il n’a pas convaincu les affréteurs qui ont ici l’alternative de la route et du rail au moment où de nombreux pays de l’Union européenne ouvrent leurs frontières commerciales. Reste que le canal fait aujourd’hui la joie des touristes et des crevettes tueuses qui peuvent librement aller faire trempette dans le Rhin depuis leur native Europe de l’Est – illustration sympathique d’une variante à la libre circulation des personnes.
Un autre de ces édifices se trouve en Chine et relie Pékin à Hangzhou, près de Shanghai, traversant le pays du nord au sud sur une distance de mille sept cent kilomètres ! Démesure « made in China », ce canal avait un rôle historique en Chine au temps où le rail et la route ne furent qu’un concept. Il fut initialement développé pour approvisionner Pékin en céréales mais sous la République populaire de Chine, c’est surtout les matériaux de construction qui y ont été convoyés pour nourrir l’appétit d’asphalte et de béton des futures mégalopoles chinoises.
Les canaux modèlent donc le rapport des peuples aux territoires. Bien plus qu’une voie d’eau, ils sont des enjeux géostratégiques majeurs capables d’atténuer les conflits comme de les attiser. Pour ainsi dire, ce sont les équivalents fluviaux de ce qui a fait – et fait toujours – la fierté de la Suisse : ses montagnes, ses cols et ses tunnels.
La prochaine édition de la série « Regard d’ailleurs par ici » s’intéressera à la Mongolie, ce discret pays d’Asie continentale.
En effet, une lecture fort intéressante, captivante même et je mesure mes mots, venant de quelqu'un qui n'a forcément pas…