Société Le 25 mai 2016

Répression de la criminalité collective en Suisse: Mafia VS groupe État islamique

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Répression de la criminalité collective en Suisse: Mafia VS groupe État islamique

La façade du Tribunal pénal fédéral, à Bellinzone. [Wikimedia]

En l’espace de dix jours, deux événements, dont le parallèle ne semblerait trouver aucun fondement, ont marqué l’essor de deux approches dans la poursuite pénale de la criminalité collective en Suisse. Le 8 mars 2016, les autorités pénales fédérales ont arrêté 13 personnes soupçonnées d’être affiliées à une cellule de la ‘Ndrangheta (la mafia calabraise) implantée à Frauenfeld, dans le canton de Thurgovie1. La Suisse a ensuite ouvert une procédure d’extradition avec l’Italie, renonçant à la mise en accusation interne. Une décision néanmoins paradoxale, puisque ces personnes résident et travaillent en Suisse depuis plusieurs décennies.2

Dix jours plus tard, le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone a condamné trois Irakiens à plusieurs années de prison ferme pour soutien et participation à l’organisation criminelle « Etat islamique ».3 Il s’agit dans les deux cas de décisions qui n’ont pu se baser sur aucun précèdent. Des grandes premières, qui vont faire jurisprudence.

 

Deux organisations criminelles, deux stratégies répressives différentes

L’ensemble de ces personnes ont été poursuivies sur la base de l’article 260ter du Code pénal suisse (CPS) qui punit la participation et le soutien à une organisation criminelle. Dans les deux procédures pénales, les preuves à disposition des enquêteurs étaient de nature semblable. Pour les mafieux de Frauenfeld, il s’agissait de l’enregistrement de leurs réunions par le biais d’une camera cachée. Pour les trois membres du groupe État islamique, les juges se sont basés sur des interceptions de conversations tenues via Skype et Facebook. Ces échanges prouvent l’appartenance des prévenus à leur groupe criminel respectif, mais ils ne démontrent pas qu’ils aient concrètement commis des crimes.

Dans le premier cas, les autorités de poursuite ont opté pour l’extradition des prévenus. Dans le second, elles ont décidé de les poursuivre en Suisse. Pourquoi ? À ce stade, il est important de relever que le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, a ouvertement critiqué l’article 260ter, soutenant qu’il était difficilement applicable, surtout lorsqu’il est impossible prouver l’exécution de crimes.4 En effet, apporter les preuves concernant les différents éléments qui permettent d’accuser une personne d’appartenir à une organisation criminelle (au moins trois personnes, volonté de garder la structure et les effectifs secrets, interchangeabilité des membres, poursuivre le but de commettre des crimes ou des revenus de manière illicite, etc.) s’avère laborieux et la peine prévue est légère. Les trois membres du groupe État islamique sont d’ailleurs les premiers à être condamnés pour avoir enfreint uniquement l’article 260ter. En effet, ce dernier est normalement appliqué de façon subsidiaire par rapport aux crimes.

Or, la poursuite de la criminalité collective dépend souvent de la perception que la population se fait de la dangerosité potentielle de ce phénomène. L’Italie et le Japon, par exemple, ont interdit les organisations mafieuses nées sur leur territoire en édictant une loi spécifique à l’encontre de chacune d’elles. En Italie, c’est l’article 416bis du Code pénal, adopté en 1982, qui porte sur la mafia (Cosa Nostra5), la Camorra6, la ‘Ndrangheta7 et la Sacra Corona Unita8 ; au Japon, The Law Regarding the Prevention of Unjust Acts by Boryokudan Members adoptée en 1992 et poursuivant les Yakuzas ou Boryokudam.9 En Suisse, par contre, la répression des organisations criminelles, des organisations mafieuses et des organisations terroristes relevait indistinctement de l’article 260ter du CPS jusqu’en 2014. Ce n’est que depuis le premier janvier 2015 que les groupes extrémistes Al-Qaïda et «Etat islamique», ainsi que les organisations apparentées, ont été interdits par une loi fédérale.

 

Une tradition pénale libérale ?

L’article 260ter, introduit en 1994, représente un tournant très important pour la tradition juridique pénale helvétique, jusqu’alors axée sur la responsabilité individuelle. En 1980, le Conseil fédéral (CF) avait refusé d’entrer en matière sur un projet de loi traitant de l’association de malfaiteurs. À cette époque, les Etats européens étaient engagés dans une War on Terror, contre le terrorisme d’extrême gauche et d’extrême droite. Cette confrontation ne touchait qu’indirectement la Suisse. Ainsi, la norme aurait dû répondre à la nécessité de la double incrimination10 dans le cadre de l’assistance judiciaire. Le refus fut motivé par la crainte que les autorités ouvrent une enquête trop tôt ou entravent l’exercice légal des droits politiques des groupes d’opposition, voire même l’expression libre de l’opinion, en favorisant ainsi l’État policier. En 2005, le CF – répondant au postulat « Lutter plus efficacement contre le terrorisme et le crime organisé » déposé par la Commission de la politique de sécurité du Conseil des Etats – confirmait son avis, affirmant que :

tout nouveau moyen d’action renforcé créé par la loi en vue de lutter contre le terrorisme et le crime organisé devra toutefois préserver le noyau dur des droits fondamentaux et reposer sur une pesée scrupuleuse des intérêts, entre la protection de la liberté des citoyens et l’efficacité de la poursuite pénale.11

Plus de trente ans après, dans le message accompagnant le projet de loi « anti Al-Qaïda et Etat islamique », le CF met également en exergue les limites de la nouvelle norme, laquelle empiète sur les droits fondamentaux, dont la protection de la sphère privée, la liberté de réunion et le droit d’association. La balance entre restrictions des libertés fondamentales et moyens engagés pour lutter contre la criminalité potentielle du groupe a joué, cette fois, en faveur de l’intervention préventive, car le risque planant sur la sécurité publique est aujourd’hui jugé trop élevé. Comme le relève Frédéric Pardo dans sa thèse de doctorat (2004) portant sur Le groupe en droit pénal, la compréhension opérationnelle de la criminalité potentielle du groupe est délicate car :

le groupe est un vecteur de développement de l’activité infractionnelle, dans des mesures et sous des conjugaisons diverses, il rend nécessaire une répression originale, de nature préventive. Mais parce que le groupe est également le produit de sujets de droits, il est destinataire, en son entité en ses membres, de droits, garanties et libertés12.

En 1994, le législateur suisse, historiquement libéral13 et « garantiste » (en faveur des droits de la défense), à la fois défenseur de la présomption d’innocence et des garanties constitutionnelles, élabore une norme qui punit la simple participation ou le soutien à une organisation criminelle, sans que, comme le consacre la jurisprudence du Tribunal pénal fédéral de Bellinzone et l’avis du CF, des crimes aient été concrètement commis. Il incombe cependant aux juges d’interpréter et d’appliquer la loi. La jurisprudence, marge de manœuvre des juges pour dire le droit, est le produit de la perception que les juges se font des sensations sociétales : elle est par conséquent changeante. La découverte de la cellule de Frauenfeld aurait pu être un cas d’école pour appliquer l’article 260ter.

 

Impuissance juridique

Dans cette affaire, la preuve fondamentale dont les autorités disposaient était les enregistrements d’une série de réunions se déroulant dans une salle privée d’un restaurant d’une localité proche du chef-lieu thurgovien. Les formules rituelles religieuses-maçonniques employées afin de « baptiser » le local où se tenait la réunion et celles qui annonçaient le début et la fin de la séance ont notamment été filmées. Les affiliés discutaient en outre d’affaires (trafic d’héroïne et de cocaïne), des armes à leur disposition, de la possibilité de procéder à des actions violentes ou au racket, de l’imposition d’une politique de prix non favorable à une entreprise concurrente, etc. Cependant, les autorités n’ont pas réussi à associer des crimes concrets à ces paroles. L’année dernière, le procureur général de la Confédération Michael Lauber s’est déclaré impuissant face à ces faits devant les caméras du magazine de la Radio Télévision suisse italienne Falò, dans la mesure où, selon lui :

en Suisse, il n’est pas possible d’intenter un procès pour la simple appartenance à une organisation criminelle, en agissant comme si c’était un crime, la norme ne peut pas être interprétée de cette façon et la pratique du tribunal le confirme (…) ce qu’on peut faire c’est ouvrir une procédure pour participation quand des actions concrètes ont été commises (…) il faut réfléchir de manière approfondie en termes de politique criminelle si on veut réprimer pénalement la simple appartenance à l’organisation criminelle (…) il est aussi tout à fait vrai qu’un mafieux peut vivre en Suisse en homme libre.14

Ces preuves ont en revanche suffi aux juges italiens pour infliger plus de dix ans de réclusion à deux membres de la cellule de Frauenfeld, arrêtés lors d’un voyage dans la Péninsule. Les autres affiliés arrêtés en Suisse attendent de leur côté l’aboutissement des procédures d’extradition vers l’Italie. Les trois Irakiens, par contre, ont été condamnés par les autorités helvétiques pour soutien et participation à l’organisation criminelle « État islamique » (260ter) – essentiellement sur la base des conversations interceptées –  et pour « avoir cherché d’introduire en Suisse informations, matériel et personnes, en vue de commettre un attentat »15.

À l’issue de cette sentence, Michael Lauber, a rappelé le « dilemme » auquel ont dû faire face les enquêteurs, lesquels ont préféré donner la priorité à la sécurité publique, et donc arrêter les suspects, plutôt que d’attendre d’avoir d’autres preuves contre eux16. En d’autres termes, les enquêteurs ont d’abord hésité à incriminer ces gens sur la base des conversations, mais ce raisonnement l’a finalement emporté et les juges l’ont accepté. Le climat d’insécurité perçu par une bonne partie de la population européenne depuis les attentats du 7 janvier 2015 à Paris légitime la répression du groupe, dont la seule existence est retenue dangereuse. À l’inverse, il manque un consensus sur la portée pénale et sur la signification intrinsèque des réunions mafieuses et de la dangerosité de la présence de cette organisation pour la société helvétique. En fin de compte, les mafieux « discutaient seulement », n’est-ce pas ?! Deux organisations criminelles, dont l’existence était prouvée par des éléments de nature semblable – et dont je ne remets pas en question leur différence dans le degré de dangerosité –, ont été poursuivies timidement pour l’une et audacieusement pour l’autre.

 

Liberté versus sécurité

Le « justicialisme » ou le « garantisme » envers les diverses formes de criminalité collective est un enjeu d’actualité brûlante : la sécurité des citoyens doit-elle primer sur leurs libertés ? Jusqu’à quel point l’intromission des autorités dans la sphère privée est-elle légitimée ? Sommes-nous prêts à céder une partie de nos droits, car nous n’avons « rien à cacher » ? Dans quelle mesure le fichage, l’incarcération préventive des radicaux et la torture des terroristes présumés pour glaner des informations pouvant contribuer à sauver des civils innocents sont-ils admissibles ?

Est-ce que la loi devrait interdire la célébration solennelle des funérailles des chefs mafieux ? Ou encore, les mafieux devraient-ils être emprisonnés du moment que leur appartenance formelle à la structure mafieuse est avérée, même si aucun crime concret ne peut leur être imputé ? La réponse à ces questions dépend notamment de la perception de la gravité de ces phénomènes. Pour l’instant, les autorités helvétiques de poursuite pénale se montrent circonspectes à réprimer la mafia en tant que groupe ; elles sont en revanche beaucoup plus entreprenantes en ce qui concerne les terroristes.

 


[1] http://www.letemps.ch/suisse/2016/03/09/acte-iii-feuilleton-cellule-mafieuse-frauenfeld

[2] http://www.letemps.ch/monde/2016/03/09/une-partie-mafieux-arretes-suisse-secondos-bien-integres

[3] http://www.swissinfo.ch/fre/terrorisme_la-justice-suisse-sanctionne-le-terrorisme-de-l-ei/42030808

[4] http://www.swissinfo.ch/fre/la-suisse-manque-de-moyens-l%C3%A9gaux-contre-la-mafia/41199478

[5] En Sicile.

[6] À Naples.

[7] En Calabre.

[8] Dans les Pouilles.

[9] Morselli Carlo, Turcotte Mathilde et Louis Guillaume, « Le crime organisé et les contremesures », p. 192. In : Cusson Maurice, Dupont Benoît, Lemieux Frédéric (dir.), Traité de sécurité intérieure, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2008.

[10] Dans une procédure d’assistance judiciaire internationale, le principe de la double incrimination postule que les faits doivent être érigés en infraction pénale aussi bien dans l’État requérant que dans l’État requis. (L’État requis étant celui auquel la demande d’assistance judiciaire est demandée)

[11] http://www.parlament.ch/f/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20053006

[12] Pardo Fréderic, Le groupe en droit pénal. Des foules criminelles au crime organisé : contribution à l’étude des groupes criminels, directeur de recherche : Roger Bernardini, Université de Nice, s.i, 2004, 658-[lxi], p. 113

[13] Le droit pénal suisse se caractérisait par la responsabilité individuelle. Les États unitaires d’Europe, en revanche, connaissent la criminalisation de groupe depuis le code Napoléonien de 1810. Les groupes criminels, les « brigands », les groupes terroristes, les groupes d’opposition sociale et politique étaient poursuivis de manière préventive afin de maintenir l’« ordre public ». En Suisse, les groupes sociaux ayant un potentiel de déviance, bien que présents, ont été moins marginalisés et, en outre, la fragmentation politique (et des codes pénaux) n’en permettait pas une répression homogène.

[14] Roselli M. et Tagliabue M., « Quei bravi ragazzi di Frauenfeld » [reportage vidéo], in : Gaggini G., « Mafia in casa », Falò, RSI, 5 mars 2015 Falò, 54 minutes.

[15] http://www.swissinfo.ch/ita/terrorismo-tre-iracheni-condannati-per-preparativi-di-atti-terroristici-in-svizzera/42030576

[16] Idem

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