Culture Le 5 novembre 2017

À quand des Corto Maltese pirates ?

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À quand des Corto Maltese pirates ?

Figure 1: JB Bing 2009

Amateur de bande dessinée, Jean-Baptiste Bing propose une réflexion intéressante sur la question des droits d’auteur: d’un côté on veut poursuivre certaines oeuvres après la mort de leurs créateurs ; de l’autre, on empêche leurs reprises. Selon lui, le cas de Corto Maltese est particulièrement paradoxal, car on n’interdit tout piratage d’un personnage pirate présenté comme « libertaire ».


 

Les amateurs (dont je fais partie) de la série Corto Maltese ont de quoi se réjouir puisque, fin septembre, afin de fêter dignement les 50 ans du personnage, est sorti un nouvel album : Equatoria. Lecture faite, il s’inscrit parfaitement dans la lignée des albums précédents : un ancrage dans le réel, une vision décalée de la Grande Histoire Sérieuse (Celle Qu’Il Faut Pas Rigoler Avec Mais Causer Avec Des Majuscules), une porte ouverte sur le monde du rêve, des personnages marquants. Bref, pour peu que l’on soit bon public, on passe un bon moment et on y revient volontiers de temps à autre.

 

Purisme, marchandising et affaire de goût

Évidemment on a eu droit, pour le premier retour de Corto sous l’encre de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejo il y a deux ans – et ce comme pour chaque reprise d’un thème par un nouvel auteur –, aux hauts-cris des puristes qui affirmaient rondement n’avoir rien à carrer des nouveaux opus. Pour ma part, je ne vais pas refaire la polémique mille fois lue quant à savoir si, oui ou non, une œuvre peut ou doit se poursuivre après la mort de son (ses) créateur(s). En bon Ponce Pilate, je considère que je m’en savonne les pognes et que c’est à voir au cas par cas : Hergé l’avait très clairement refusé pour Tintin, Pratt l’avait tout aussi limpidement envisagé pour Corto Maltese – et je ne sais pas ce que Chrétien de Troyes en pensait concernant Arthur, Perceval et les autres gugusses de la Table Ronde, ni si Terence Handbury White, René Barjavel et Alexandre Astier sont allés consulter ses mânes avant de s’attaquer à The Sword in the Stone, L’enchanteur et Kaamelott. En tout cas, j’ai trouvé fort séduisants les deux Astérix de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad ainsi que les Cubitus de Michel Rodrigue, Pierre Aucaigne et Erroc, tandis que les Lucky Luke scénarisés par Laurent Gerra ou les suites à n’en plus finir de XIII m’ont paru un tantinet décevants – quant aux Blake et Mortimer, j’ai même le mauvais goût de préférer les scénarii de bien des reprises à ceux des albums E.P. Jacobs. (Il va de soi que ce ne sont là que des avis purement personnels.)

 

Il est bien entendu difficile de nier la dimension marketing de toutes ces résurrections, comme de toutes sortes de produits dérivés. Ainsi, je doute fort qu’une bédé comme la série Condor (de Jean-Pierre Autheman et Dominique Rousseau), que je vénère mais qui demeure plus confidentielle que les mastodontes ci-dessus cités, ne fasse un jour l’objet d’une reprise… Quant à certains produits dérivés, s’il en est des magnifiques qui me semblent avoir une véritable justification artistique ou littéraire, il en est d’autres qui sont franchement moins réussis et me paraissent ne devoir leur existence qu’au deus marchandising. Dans le premier cas, je pense en particulier à l’album Périples imaginaires qui regroupe les aquarelles d’Hugo Pratt – et dans le second, aux versions colorisées des albums de Corto Maltese. Là encore c’est perso : il paraît que les versions colorisées se vendent bien. Bon. Pourquoi pas ? Il n’empêche que je trouve la colorisation, à l’exception de quelques cases, fort malheureuse car généralement morne, sans saveur, peu adaptée à ce qui est représenté, et écrasant le trait au lieu de le sublimer – bref l’exact inverse de l’effet produit par les aquarelles prattiennes ou par les adaptations de Corto Maltese en dessins animés. C’est d’autant plus triste que les couvertures colorisées des deux albums de Canales et Pellejo sont, elles, splendides !1

 

À pirate, pirate et demi !

Cela étant dit, et malgré tout le respect que je dois à Casterman qui gère le patrimoine prattien, je ne peux m’empêcher de trouver légèrement hypocrite cette mainmise sur un personnage qu’on ne cesse de présenter comme un « gentilhomme de fortune » ou un « libertaire »2. Je comprends bien qu’il y ait des questions d’héritage, de droits d’auteur, de « respect de l’œuvre » et ceci-cela – étant moi-même auteur et connaissant un peu la difficulté du travail d’éditeur, je ne vais pas cracher dans la soupe… Mais, étant également conteur, je crois surtout que les personnages doivent vivre leur propre vie, c’est-à-dire éventuellement échapper au contrôle de tout créateur ou ayant-droit. Voir un personnage, un motif, détourné, approprié, repris, me semble être la meilleure récompense pour un écrivain (et Hugo Pratt se définissait lui-même joliment comme un « écrivain en bande dessinée »), plus qu’un odieux viol des sacro-saints droits de propriété intellectuelle.

Figure 2: JB Bing 2005

Figure 2: JB Bing 2005

C’est pour cela que je trouve dommage que l’expérience Joann Sfar et Christophe Blain, qui avaient tenté une reprise de Corto Maltese avant de se faire jeter par Casterman, n’ait pas été poussée plus loin que les planches pilotes (consultables ici). Là aussi, on retrouve tout ce qui fait le charme de la série : les institutions détournées, les personnages historiques invités, Raspoutine déchaîné… Oui, ces deux pages font regretter qu’il n’y en ait pas eu plus… y compris illégalement ! Une reprise pirate pour une série pirate ? Pourquoi pas ? Ce serait cohérent avec ce qu’était l’« anthropologie de la flibuste »3, non ? Il est piquant que notre époque, d’un côté glorifie la flibuste caraïbe et océanindienne d’il y a 300 ou 350 ans, la marchandise sous la forme hollywoodienne ou en fait un étendard de parti politique (quelle contradiction, quand on y pense !) et, de l’autre, lutte sans merci contre le piratage et traite les pirates actuels en terroristes4

 

En tout cas, quand j’arpente rues et marchés, l’un de mes petits plaisirs est de croiser des reprises locales de personnages de BD accommodés à la sauce locale. Là, pas question de droits d’auteur ou autre juridicaillerie ; le personnage est intéressant, on le triture, on le reformate, et on voit ce qu’il en sort : un Corto enseigne de restau à Saint-Malo5 (figure 1 – à la Une) ou emblème du défunt groupe ultra des Irréductibles toulonnais6, un Obélix porteur de kebab à Thessalonique (fig. 2), un Astérix gardant une bibliothèque à Yogyakarta (fig. 3), un Tintin circulant entre les baobabs à Madagascar… Ces personnages sont des mythes – grâce bien sûr au travail du créateur, des repreneurs et de l’éditeur, mais aussi grâce à toutes les petites mains qui procèdent à mille détournements et réinventions quotidiennes. Et, pour ma part, je suis persuadé que, si Corto venait à la vie et pouvait choisir comment retourner dans le monde de la fiction, il préférerait devenir un mythe vivant et proliférant sous mille formes inattendues7 plutôt qu’une marque déposée, emballée et vendue sous cellophane.

Figure 3: JB Bing 2006

Figure 3: JB Bing 2006

 


1 Allez, tant qu’on y est – et en aparté – je me permets de signaler la série Hugo Pratt, un gentilhomme de fortune de Paolo Cossi (trois tomes aux éditions Vertige Graphic), qui brode un roman dessiné sur la biographie d’Hugo Pratt, de manière très prattienne qui plus est (à ce titre, l’entame du premier volume est remarquable dans sa façon d’entrelacer fiction et réalité en faisant émerger le paysage dessiné d’un dialogue entre narrateur, auteur et personnage).

2 Voir par exemple Corto Maltese et la mer, un album tout juste publié sous le patronage de Ouest-France et du Soir (mais que la fait la Suisse ? Amis Helvètes, le journalisme culturel, c’est comme le chocolat : n’en laissez pas l’exclusivité aux Français et aux Belges!). Il s’agit là du dernier des numéros spéciaux consacrés par de multiples journaux au héros principal d’Hugo Pratt : par le passé il y eut Géo, L’Express et bien d’autres.

3 À ce sujet, deux articles, extraits du numéro de juillet 2009 de la revue Esprit consacré à l’évolution « De la piraterie au piratage » : http://www.cairn.info/revue-esprit-2009-7-page-104.html et http://www.cairn.info/revue-esprit-2009-7-page-111.htm. Dans la même lignée, on consultera L’organisation pirate : essai sur l’évolution du capitalisme de Rodolphe Durand (éd. Le Bord de l’eau, 2010).

4 Sur cette question très complexe, où il n’est pas question d’idéaliser ou de diaboliser qui que ce soit, cf. https://www.courrierinternational.com/magazine/2012/1109-afrique-tous-les-pirates-ne-sont-pas-criminels.

5 À moins que ce fût à Dinard ? J’ai un trou de mémoire, là… Peu importe : en tout cas, c’est près des rives de la Rance et de la Manche…

6 cf. https://www.ceciestunexercice.fr/irreductibles-toulon-1993-la-passion-ne-sachete-pas/.

7 Les deux derniers albums de Corto Maltese signés Hugo Pratt, Les Helvétiques et , se déroulent d’ailleurs presque intégralement dans un monde onirique où mythe, fiction littéraire et réel ne cessent de se croiser et de s’influencer. À propos de la vie et des mutations des mythes, deux ouvrages d’une lecture agréable : Une brève histoire des mythes de Karen Armstrong (Flammarion, 2005) et L’envol d’Icare. Suivi de Traité des chutes de Jacques Lacarrière (Seghers, 1993).

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