Jet d'ancre sur Le 9 mars 2015

Anne Cuneo (6 septembre 1936 – 11 février 2015), messagère et passagère entre les cultures

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Anne Cuneo (6 septembre 1936 – 11 février 2015), messagère et passagère entre les cultures

© 24heures.ch

Dans son texte pour le numéro spécial «50 Jahre Solothurner Filmtage – On dirait le cinéma suisse»1, Anne Cuneo, une des cinquante personnes invitées à s’exprimer, avait jeté un ultime pavé dans la mare. Elle avait remémoré l’époque où à Soleure2 ne se déroulait aucune distribution de distinctions, où le succès des Journées ne se jaugeait pas à l’aune des entrées. Elle déplorait également que la sélection en vue de l’élaboration du programme avait singulièrement amenuisé l’espace dévolu aux «œuvres spontanées», au «cinéma pauvre». Estimant que la manifestation annuelle sur les rives de l’Aar ne devait pas se muer en «festival», elle avait légitimé l’idée d’un «Off-Soleure», qui, toutefois, s’avérerait inutile si, «au lieu de se conformer, Soleure osait faire preuve d’originalité en redevant l’instrument, le laboratoire dont, actuellement, les cinéastes (et d’une certaine manière le public) sont privés». Je ne partage pas totalement ce point de vue empreint d’une dose d’aigreur. Elle m’avait avoué se sentir un peu flouée par les organisateur(-trice)s…

Je l’avais souvent croisée au Landhaus ou repérée dans une salle obscure. Le 25 janvier 2013, j’avais assisté à ses côtés (hasard de la numérotation des tickets), à la projection, au Konzertsaal, du long-métrage de Werner Schweizer «Verliebte Feinde», en français «Amours ennemies», autour du couple formé par la féministe radicale bâloise Iris von Roten et son mari Peter, un aristocrate valaisan. Je l’avais abordée en mentionnant ses prénom et nom; nous avions échangé quelques mots. J’avais perçu comme une distance, une méfiance, à l’encontre d’un Frenchie qui connaît du Septième Art autochtone bien plus que le trio Claude Goretta/Alain Tanner/Daniel Schmid…

La fille de parents italiens avait subi moult avanies. Privée de son papa Alberto, exécuté à Milan par des «résistants» qui l’avaient pris par erreur pour un «collabo», le 8 mai 1945, le dernier jour de la guerre, abandonnée par sa maman Lydia, elle avait fréquenté des internats religieux dans son pays d’origine, puis un orphelinat lausannois. Plus tard, le destin la frappa toujours aussi durement: le décès d’un bébé et le cancer, qu’elle avait tenté de combattre notamment par l’écriture, une de ses passions. Avec «Une cuillerée de bleu. Chronique d’une ablation» (1979), elle signa un best-seller (102 000 exemplaires vendus) évoquant la terrible maladie. Dans «Portrait de l’auteur en femme ordinaire» (1980), en deux tomes, elle dépeignit sa hantise de la mort.

Elle exerça divers jobs temporaires (serveuse, monitrice, téléphoniste, secrétaire, traductrice) avant de s’orienter vers le journalisme, la littérature et le cinéma. À partir de 1973, elle avait travaillé pour la Télévision suisse romande et le Schweizer Fernsehen. En 1979, la native de Paris, qui nous lègue trente-deux ouvrages, avait obtenu le Prix Schiller pour l’ensemble de ses écrits. Son premier roman «Station Victoria» (1989) lui valut l’année suivante le Prix «Bibliothèque pour tous» (rebaptisé «Bibliomedia» en 2005) ainsi que le Prix Alpes-Jura. Son opus majeur, auréolé du Prix des libraires en 1995, «Le trajet d’une rivière» (1993), narre «la vie et les aventures parfois secrètes de Francis Tregian, gentleman  et musicien» (XVI/XVIIème siècle). En 1996, elle en tira un moyen-métrage de cinquante minutes, «Gentleman et musicien».

L’admiratrice d’André Breton, d’Alexandre Dumas, de William Shakespeare et de Stendhal s’affichait comme «écrivaine», «pour fâcher le monde, car ce n’est pas reconnu comme un métier». Elle avait témoigné une grande fidélité à l’éditeur d’Orbe, Bernard Campiche.

Son dernier documentaire3 présenté à Soleure (les 22 et 28 janvier 2010), fut «Fantaisie baroque», une petite escapade de huit minutes à travers des tapisseries à l’huile de Johann Carl Rosenberg (XVIIIème siècle) recouvrant les murs de la Salle baroque à la Maison «Karl der Große» de Zurich.

Le 5 mars 2013, à Berne, Michel Duclos, l’ambassadeur de France en Suisse, la décora des insignes de Commandeure dans l’Ordre national du Mérite.

Anne Cuneo avait bâti des ponts entre les régions linguistiques suisses, qu’elle adulait avec la même flamme. Celle qui «galopait à travers les faits» s’est éteinte, percluse de métastases, au Centre hospitalier universitaire vaudois de Lausanne. Dans la cité au bord du Léman, elle avait vaincu la solitude et l’indigence, avant qu’elle ne la choisse comme cadre des enquêtes menées par son double Marie Machiavelli.

L’artiste éminemment éclectique, disparue il y a quatre semaines, femme engagée, intransigeante, parfois rugueuse, avait lutté sans relâche pour l’émancipation de ses semblables, les droits des étrangers, et milité contre l’énergie nucléaire.

«L’Hebdo» (Lausanne) lui a consacré, le 12 février 2015, une édition spéciale numérique de vingt-trois pages.

 


1. Numéro bilingue de février 2015, 132 pages, 20 FS.

2. Depuis janvier 1966, les Journées cinématographiques offrent un vaste panorama quant à la production helvétique de l’année écoulée.

3. En sus de moult reportages pour la télévision, elle en réalisa dix-sept.

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