Sport Le 15 janvier 2021

Annulation des courses de Wengen: les paradoxes d’un « sport national » suisse

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Annulation des courses de Wengen: les paradoxes d’un « sport national » suisse

Les mythiques courses de ski de Wengen devaient débuter ce vendredi 15 janvier. Mais en raison du coronavirus, le Lauberhorn n’accueillera pas le gratin du ski alpin mondial cette année. Avec les remontées mécaniques restées ouvertes en Suisse, cette annulation était inéluctable, selon Grégory Quin. L’historien du sport pointe les paradoxes d’un sport dit « national ».


 

Le lundi 11 janvier 2021, en milieu d’après-midi, la sentence tombe… Les mythiques courses du Lauberhorn sont annulées, pour la 9e fois en 91 éditions, mais la première pour une raison non liée à l’enneigement ! Comble du paradoxe, ce sont nos « meilleurs ennemis » autrichiens qui vont récupérer les épreuves de la Coupe de monde, à Kitzbühel, après avoir été les premiers à partager leurs doutes dans leurs journaux régionaux.

 

L’économie « contre la compétition »

On peut le dire avec une véritable assurance, l’annulation des courses du Lauberhorn est due en grande partie au maintien en fonction, en Suisse, des remontées mécaniques, et cela depuis le début de l’hiver !

En effet, en tout début de matinée ce lundi 11 janvier, les voyants semblent encore être au vert. Dans La Matinale de la RTS, Urs Lehmann, président de Swiss-Ski, indique que les courses vont pouvoir avoir lieu, notamment grâce à l’intense travail de dépistage entrepris par les autorités cantonales bernoises dans la commune de Wengen, et plus largement dans la vallée de Lauterbrunnen. S’il y a « quelques cas », les choses sont totalement sous contrôle selon le dirigeant argovien. Mais quelques heures plus tard, alors que les médias autrichiens font état de nouveaux doutes parmi les délégations étrangères sur la sécurité des équipes en terre bernoise, l’annonce tombe : les skieurs du « Grand cirque blanc » ne s’élanceront pas sous l’imposante face nord de l’Eiger.

 

[Michael Springmann – WikiCommons]

 

En cause ? Le coronavirus bien évidemment. Comme dans tant d’autres situations depuis plus de dix mois, les événements sportifs ne résistent pas à la pression du virus. Pourtant, il faut aussi souligner que si les dépistages menés autour de Wengen ont révélé autant de cas positifs, c’est aussi en raison de l’active circulation de touristes depuis quelques semaines, notamment pendant les fêtes de fin d’année, et particulièrement des touristes britanniques. Ces derniers sont suspectés de faire circuler à travers la Suisse et l’Europe une version « mutante » du Covid-19, encore plus contagieuse et donc plus dangereuse pour les systèmes de santé. Force est de constater que l’appât du gain a poussé décideurs politiques et entrepreneures de remontées mécaniques à tout faire pour ouvrir depuis la fin du mois de novembre, et la situation se retourne finalement contre la Suisse et son image de « nation du ski ».

A combien vont se chiffrer les pertes pour Wengen ? C’est évidemment difficile à dire, tant ces événements sont enracinés dans un tissu local, depuis la boulangerie vendant du vin chaud à l’arrivée de la crémaillère, aux hôtels où les délégations de skieurs avaient réservé leurs chambres et jusqu’aux ventes de tickets pour accéder à la tribune principale. Cela se chiffre probablement en millions.

Mais le dégât est aussi un dégât d’image, surtout que ce sont les Autrichiens – où les remontées mécaniques n’ont pas été ouvertes dès le début de la saison hivernale comme en Suisse, et donc sans afflux de touristes – qui récupèrent l’événement.

 

C’est quoi un « sport national » ?

Bien évidemment, cette situation nous invite aussi à nous interroger sur la véritable définition d’un « sport national ». Est-ce un sport très pratiqué ? Très médaillé ? Très médiatisé ? Très accessible ? Est-ce un sport dont la pratique est bien répartie sur un territoire national ? La question est ouverte et les réponses peuvent être individuelles, mais le ski – en Suisse – semble cocher toutes les cases, ou presque.

Si le ski connaît incontestablement un processus de ré-élitisation depuis environ deux décennies – les coûts des « vacances à la neige » augmentant bien plus vite que le coût de la vie –, il reste un « sport national » à part entière. Très pratiqué, à la fois librement et dans le cadre de ski-clubs, il est aussi très présent sur les antennes de télévision (notamment sur les ondes des chaînes de la SSR) formant un rendez-vous hebdomadaire et traditionnel (les samedis et dimanches entre décembre et mars) pour de nombreuses familles, y compris dans des centres urbains éloignés des pistes.

Le ski est aussi un sport évidemment très médaillé. Il a ainsi rapporté 66 médailles olympiques à la Suisse (depuis les Jeux olympiques de 1924 à Chamonix), assez loin devant les 49 breloques olympiques de la gymnastique et les 31 du bobsleigh. De ce point de vue, il est donc LE sport national. Si, dans les championnats du monde de ski alpin, la Suisse reste largement derrière l’Autriche dans le classement des nations, elle s’offre une solide deuxième place, loin devant les skieuses et skieurs français-e-s, italien-ne-s, scandinaves ou nord-américain-e-s.

En outre, ajoutons encore que le ski est praticable sur une très grande portion du territoire et qu’il est donc à portée de spatules, y compris lorsque vous résidez en plaine, que ce soit à Genève, Bâle ou Saint-Gall. Du reste, en début de saison, l’épisode de l’ouverture des remontées mécaniques – et les débats politiques afférents – ont fait apparaître sur la carte du ski, certaines régions moins prestigieuses, comme le Toggenburg ou les pentes du canton d’Uri.

C’est aussi cela un « sport national »; une discipline qui nous surprend et s’insère très intimement dans notre quotidien, en dialoguant avec des mythes et des symboles nationaux.

 

[Michael D. Schmid – WikiCommons]

 

Le ski et son histoire 

L’histoire du ski est encore largement à écrire, mais autour de l’annulation des courses du Lauberhorn, c’est un condensé de son histoire qui s’écrit sous nos yeux. Une histoire tout à la fois politique, culturelle et économique bien sûr.

Une histoire « politique », quand on constate que les autorités cantonales et fédérales s’engagent très largement pour l’ouverture des stations et le maintien des remontées mécaniques. Si le mythe de « 1291 » est une invention de la Suisse radicale du dernier tiers du 19ème siècle, nous pouvons souligner que « le mythe de la nation du ski » est largement soutenu – si ce n’est pas construit – pas les dirigeants politiques, tous bords confondus.

Une histoire « culturelle » aussi, car l’introduction des camps de ski à l’école durant la Seconde Guerre mondiale, puis leur systématisation dans les années 1950-1960, crée les conditions de la diffusion d’un goût pour la glisse et contribue à l’insertion du ski dans le patrimoine immatériel commun de la population. Au départ, l’idée était simple : remplir les hôtels abandonnés par les touristes. Mais rapidement, cela devient un levier pour donner envie à la jeunesse de revenir dans les stations et de continuer à profiter des plaisirs des pentes enneigées (et accessoirement de dépenser quelques francs dans ces activités de loisir).

Une histoire « économique » enfin, puisque si les remontées mécaniques représentent environ 1,5 milliards de francs de recettes (chiffres pour les années 2017 et 2018), dont environ la moitié juste pour les remontées elles-mêmes, et un peu plus de 10’000 emplois (souvent saisonniers), elles sont bien moins importantes que le secteur de la restauration par exemple. Un secteur qui a pourtant été mis à l’arrêt par le coronavirus depuis plusieurs mois et dont les perspectives sont encore incertaines à l’heure où les courses du Lauberhorn vont abandonner leurs rêves pour cette saison.

Fondées en 1930, elles reviendront toutefois l’an prochain. Et à quelques semaines des Jeux olympiques d’hiver de Pékin, elles seront probablement à nouveau l’emblème de la réussite helvétique liée au ski, en plus d’être un moment exceptionnel pour les athlètes suisses. « À domicile », ils et elles pourront à nouveau faire vibrer toute une nation. « Une nation du ski » !

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