Société Le 7 février 2015

Avant tout, préservons notre école

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Avant tout, préservons notre école

Notre plus sûr avenir © commons.wikimedia.org

La sinistre perspective de voir le tissu éducatif genevois fragilisé par les récentes tractations budgétaires1 m’a profondément ébranlé. Aussi impérieuses que soient les nécessités budgétaires du canton, nul arbitrage financier qui taillerait dans la formation ne me paraît responsable. Et pour cause ! L’école est le premier maillon d’une société à la fois juste et prospère. Si Genève souhaite perpétuer sa tradition d’excellence, elle se doit de préserver un système éducatif à la hauteur de ses ambitions.

Au fond, l’enjeu cardinal est celui de l’égalité des chances. Et je ne parle bien évidemment point ici de l’égalité formelle. Tous les élèves sont « égaux en droits et en devoirs », pour reprendre le célèbre sociologue Pierre Bourdieu2. Ceci semble aujourd’hui acquis, mais ne doit pas nous détourner des possibilités réelles dont ils jouissent effectivement. Les enfants issus de familles moins pourvues sur le plan économique et culturel, ou déstructurées par les vicissitudes de l’existence, n’abordent assurément pas la scolarité sur un pied d’égalité. Or, dans un système où le diplôme est roi, c’est bien leur parcours scolaire qui conditionnera largement la palette de choix qui s’offrira à eux au moment de dessiner leur trajectoire professionnelle. D’où l’importance d’ériger et entretenir une école capable de « corriger » – autant que faire se peut – ces inégalités initiales devant l’apprentissage, sous peine de voir une triste forme de déterminisme social bloquer le plein épanouissement des capacités singulières de chacune et de chacun.

Il n’y a guère de miracle. Cette démarche foncièrement démocratique qui consiste à élargir le champ des possibles pour toutes et tous exige du temps, de l’attention et des moyens. Raison pour laquelle des économies dans le budget de l’éducation se traduisent irrémédiablement à terme par une dégradation de l’encadrement des élèves, avec un effet disproportionné sur les plus fragiles d’entre eux, qui n’ont pas le luxe de pouvoir « compenser » à la maison. La mécanique est implacable. Détériorez les conditions de travail de l’enseignant, gonflez les effectifs par classe et vous verrez les appuis pédagogiques ciblés se réduire comme peau de chagrin, la qualité du suivi individuel de l’apprenant s’amenuiser inexorablement3. Sur le chemin périlleux qu’est la formation à la vie adulte, il suffit parfois d’un professeur bienveillant, quelques mots échangés, un moment partagé pour bouleverser positivement l’existence d’un élève. C’est de certains de ces événements heureux et décisifs qu’on risque de priver notre société. Avec le recul, sans doute l’âge, je mesure combien mon propre itinéraire porte cette empreinte vertueuse. Aujourd’hui, j’ai envie de serrer fort dans mes bras toutes les enseignantes et tous les enseignants qui ont œuvré inlassablement à mon bien-être, malgré les difficultés, malgré une gratitude trop peu exprimée, et leur dire de tout cœur merci.

À Genève et ailleurs, l’école émancipatrice, celle qui constitue l’élève en sujet de sa propre histoire, demeure le plus solide rempart contre les dérives radicales de tous bords, le repli identitaire et les schémas de pensée ethnocentriques qui naissent sur le terreau de la paupérisation de l’esprit critique, l’exclusion et la misère sociale. Aux chantres de la ligne sécuritaire à outrance élevée en pourfendeuse des maux sociétaux, il convient de rappeler que l’éducation vient en amont. La sécurité le plus souvent seulement en aval, lorsque le système éducatif a échoué dans sa mission libératrice, citoyenne et sociale4. L’école, c’est au fond la plus belle promesse d’un avenir sain et fructueux ; bâti sur l’étendue des potentialités de toutes les forces vives de la société. Notre Genève bien aimée ne possède d’autre richesse que son capital humain. Miser sur l’éducation, le savoir, faire un pied de nez aux pesanteurs sociales, c’est intelligemment cultiver notre plus précieux patrimoine.

 

 


1 « Marge de manœuvre face aux coupes dans l’instruction genevoise », in RTS Info, 22 janvier 2015.

http://www.rts.ch/info/regions/geneve/6479263-marge-de-manoeuvre-face-aux-coupes-dans-l-instruction-genevoise.html

Émission « Genève à Chaud », Léman Bleu, 22 janvier 2015.

http://www.lemanbleu.ch/replay/video.html?VideoID=26509

« Grève des fonctionnaires genevois pour protester contre les économies», in RTS Info, 29 janvier 2015.

http://www.rts.ch/info/regions/geneve/6389191-greve-des-fonctionnaires-genevois-pour-protester-contre-les-economies.html

TONINATO, Aurélie, « 550 enseignants font la grève des notes », in Tribune de Genève, 6 janvier 2015.

http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/550-enseignants-postobligatoire-greve-notes/story/25576353

Voir également le texte de l’enseignante Stéphanie Cattani, intitulé « Touche pas à mon école ! » et publié sur Jet d’Encre le 16 décembre 2014.

https://www.jetdencre.ch/touche-pas-mon-ecole-8051

2 BOURDIEU, Pierre, Interventions, 1961-2001, Science sociale & action politique, Textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002, pp. 49-78.

3 Voir par exemple les déclarations de Tamara, enseignante au cycle des Colombières, à Versoix, dans :

LECOULTRE, Éric, REVELLO, Sylvia, « La mobilisation ne faiblit pas », in Le Courrier, 30 janvier 2015.

http://www.lecourrier.ch/127307/la_mobilisation_ne_faiblit_pas

4 « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons », dit la célèbre citation attribuée de manière contestée à Victor Hugo.

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