« La censure », Philippe Bissières, paru dans Dessins Presse, mars 1977
Le 9 février, la population suisse votera sur « l’interdiction de la discrimination en raison de l’orientation sexuelle ». En cas d’acceptation, le code pénal et le code pénal militaire seraient modifiés en conséquence.
Jet d’Encre vous propose à ce sujet deux points de vue diamétralement opposés : celui, tout d’abord, de l’historien Olivier Moos, pour qui la criminalisation de certaines idées ne garantit aucunement une réduction des violences motivées par ces dernières.
Dénonçant une atteinte à la liberté d’expression, l’UDF1 a déposé un référendum contre une nouvelle norme pénale criminalisant l’homophobie. Les défenseurs des LGBTQ+, quant à eux, décrivent cette extension de la norme antiraciste comme le rempart nécessaire contre des appels publiques à la haine et à la violence envers les minorités sexuelles.
L’article 261bis du Code pénal suisse, ladite « norme antiraciste », sanctionne déjà les individus qui auront incité à la haine, refusé des services en raison de, organisé, pris part à, ou encouragé la propagation d’idées dénigrant grossièrement l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse.
Le Parlement a jugé pertinente une extension de la loi aux identités sexuelles, bien que le Conseil des États ait refusé d’y ajouter les « identités de genre » (en raison du caractère trop vague de cette notion).
L’argument en faveur d’une extension de l’article 261bis aux « identités sexuelles » est essentiellement le suivant : l’État a le devoir de défendre les minorités et individus vulnérables contre les violences physiques et attaques verbales dont ils peuvent faire l’objet. Il existe une relation causale entre discours homo/trans-phobiques et violences. Censurer leur expression publique est donc le meilleur moyen pour y parvenir.
Pour être valide, cet argument doit répondre à deux questions : quelles sont les preuves que criminaliser l’expression de certaines idées se traduit par une diminution des violences motivées par ces dernières ? Quels sont les coûts de ce genre de prohibition ?
Simplement affirmer un lien causal entre média d’expression (discours, images, etc.) et comportements violents n’est pas suffisant. Il est nécessaire de prouver que certains discours causent préjudices sérieux et comportements violents, et plus particulièrement que leur criminalisation est un outil efficace pour les prévenir. Cet effort a apparemment été jugé inutile et c’est bien dommage car la recherche semble au contraire indiquer que ce lien causal est au mieux ambigu, au pire inexistant. Par exemple, Agnès Callamard, directrice de la Global Freedom of Expression initiative à l’Université de Columbia, soulignait en 2015 que l’Europe faisait l’expérience d’une montée des violences et hostilités verbales en dépit du fait que le Continent ait produit plus de lois visant à interdire les « discours de haine » qu’aucune autre région du monde2. Les investigations menées par la juriste américaine Nadine Strossen dans plusieurs pays ayant déployé ce genre de législations n’ont révélé aucune relation entre restriction de la liberté d’expression et manifestation des discriminations, discours haineux ou violences3.Cela n’implique pas qu’il n’existe aucun lien causal entre idéologie et violence, mais plus simplement que les législations criminalisant l’expression publique de certaines idées n’ont pas les effets qu’on leur prête : elles sont au mieux inefficaces, au pire contre-productives.
Le coût des bonnes intentions
Sur le marché des idées, réguler les opinions dicibles peut en effet entraîner des coûts inattendus. Il en va des idées comme jadis de l’alcool : leur prohibition explicite par l’État ou implicite par les élites n’annule pas la demande et crée une niche dans laquelle les contrebandiers font fortune. Le tabou intellectuel lié à l’immigration illustre bien ce problème : une forme sophistiquée de puritanisme cosmopolite et urbain, commun de Londres à Berlin, a pendant ces dernières décennies méprisé le « panier de déplorables »4 qui s’inquiètent des rapides transformations démographiques dans leurs sociétés et de ses effets négatifs plus ou moins légitimement associés. La « tabouisation » de cette inquiétude parmi l’intelligentsia a substantiellement appauvri le débat public et cet électorat a été progressivement capturé par un populisme de droite illibéral non moins gourmand en interdictions que leurs jumeaux « progressistes ». Sans surprise – et à tort5 –, ces derniers expliquent le succès du populisme par la variable du racisme… qu’il faut bien entendu combattre à grands coups de slogans et de censure. Opportunément, labéliser certaines idées et arguments comme immoraux nous épargne l’effort de devoir y répondre politiquement.
Trébucher de la haine à l’offense
L’interdiction de l’« incitation à la haine » est souvent décrite comme un tir de précision à l’endroit de franges extrémistes ou fondamentalistes. Hélas, l’expérience nous démontre qu’il s’agit plutôt d’un canon scié : en Europe, des écrivains, essayistes et commentateurs, de gauche comme de droite, se sont retrouvés devant les tribunaux pour avoir proféré les mauvaises opinions. Qu’ils soient acquittés ou non, la simple menace d’une procédure judiciaire fabrique déjà de la censure. Qu’importe que ces opinions fussent idiotes ou obscènes, c’est bien l’aisé glissement du « discours de haine » au « langage qui offense » qui devrait nous inquiéter6.
Une régulation du langage basée sur le contenu (subjectivement offensant) est différente d’une prohibition basée sur les effets (objectivement négatifs) : déclarer que les homosexuels sont des pécheurs promis à la Géhenne ou que la transsexualité est un désordre mental, diffère de l’appel à poser des bombes dans les marchés de Noël ou crier au feu dans un théâtre bondé. L’étalon de mesure d’une loi (ou d’un programme politique) ne devrait pas être celui des intentions mais bien celui des effets.
Le principe de la liberté d’expression est non seulement un élément fondamental de la vie démocratique, mais aussi un outil ultimement au service des minorités : c’est bien la liberté d’expression et le droit de dissidence qui ont permis son envol au mouvement des droits civiques aux États-Unis (1950-60). Le déclin du racisme y a eu lieu sans le déploiement de lois criminalisant l’expression d’idées racistes. Inversement, les régimes autoritaires du Venezuela à la Russie se sont inspirés du modèle de la nouvelle loi allemande (2018) visant à sanctionner fake news et contenus haineux sur les réseaux sociaux afin de mieux museler leurs dissidents7.
La « haine » n’est pas un fait
À l’image de la pornographie, les notions de haine ou d’humiliation sont particulièrement difficiles à définir avec un degré de clarté qui puisse, à notre avis, justifier ce qui revient souvent à une interdiction d’offenser certains groupes. « Haineux » n’est pas un fait ; c’est une interprétation. Il existe bien sûr un impératif moral à s’opposer aux « -phobies », mais cela doit se faire par le biais d’un débat public vigoureux et non pas en serrant plus encore le corset légal autour de la liberté d’expression. En l’absence de preuves empiriques que ces régulations contribuent substantiellement à la réduction des violences, refuser la criminalisation des vilaines idées n’est pas synonyme d’indifférence, ni n’implique leur approbation par l’État. Il est possible de juger ces discours moralement inacceptables, de les combattre et d’articuler des réponses à ces agressions verbales8, tout en s’opposant à leur interdiction pénale.
Les dilemmes à venir…
Les modes et les biais sont prévalents chez les individus comme dans les institutions, et l’élasticité de notions comme « discours de haine » ou « incitation à la discrimination » est grosse d’arbitraires. Est-ce bien à l’État de définir le convenable et d’arbitrer les nuances entre le mépris, le préjugé et le dénigrement ? Dans le cas de l’homo- ou de la transphobie, il n’est pas difficile de prédire les dilemmes à venir : ce qui relève d’un discours haineux aux yeux de certains membres de minorités sexuelles est interprété comme une vérité non négociable par certains adhérents de minorités religieuses, incidemment elles aussi protégées par le même article. Des caricatures représentant Mahomet en terroriste sont-elles plus ou moins sanctionnables que des brochures proposant de « guérir » les homosexuels ? Est-ce au débat public ou aux tribunaux qu’il revient de punir ce genre d’âneries… ou de blasphèmes ?
Nos sénateurs eurent le bon sens de refuser la folie qui eût consisté à ajouter à cette extension de la norme antiraciste les innombrables « identités de genre »9. D’une manière plus inquiétante en revanche, le Parlement ne semble pas avoir considéré les risques associés avec la criminalisation potentielle d’idées rejetant les dogmes du militantisme transgenre10. Le paranoïaque (léger) s’interrogera si embastiller les scientifiques qui s’entêtent à déclarer que le sexe biologique n’est pas une construction sociale arbitraire pourrait être un jour sérieusement envisagé. Des corporations comme Twitter et Google censurent déjà ce genre d’intolérable provocation. Étant donné que l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne fait du lobbying afin d’intégrer les « identités de genre » dans la panoplie des prohibitions régulant le discours public, il est probable que le couvert pour une nouvelle extension de ladite norme antiraciste sera bientôt remis.
Demander à la loi de séparer les bonnes idées de l’ivraie – ou, pour rependre un plus vieux débat, de laisser aux juges décider de telle ou telle réalité historique – revient peu ou prou à conférer un pouvoir de censure à des bureaucrates qui, à l’image des intellectuels pour leurs folles idées, ne paient aucun prix pour leurs mauvaises décisions.
Références
1. Union démocratique fédérale
2. https://globalfreedomofexpression.columbia.edu/wp-content/uploads/2015/06/ECRI-CONSULTATION-A-Callamard.pdf
3. HATE: Why We Should Resist It with Free Speech, Not Censorship, Oxford University Press, 2018. Voir aussi Nadine Strossen, « Hate Speech and Pornography: Do We Have to Choose between Freedom of Speech and Equality ? », in Case Western Reserve Law Review, vol. 46, n°2, 1996.
4. basket of deplorables a été fameusement utilisée par Hillary Clinton (9 septembre 2016) pendant la campagne présidentielle américaine pour décrire les supporters du candidat Donald J. Trump. Il est permis de douter que cette caractérisation d’une bonne moitié de l’électorat ait eu l’effet escompté.
5. Whiteshift: Populism, Immigration and the Future of White Majorities, Allen Lane, 2018; Matthew Goodwin (Université de Kent) et Roger Eatwell (Université de Bath) : National Populism: The Revolt Against Liberal Democracy, Pelican Books, 2018.
6. CENSORED: How European « Hate Speech » Laws Are Threatening Freedom of Speech, Kairos Publications, 2012.
7. https://foreignpolicy.com/2019/11/06/germany-online-crackdowns-inspired-the-worlds-dictators-russia-venezuela-india/
8. Journal of Social Issues, vol. 58, n°2, 2002, pp. 341-361.
9. https://www.safeguardinginschools.co.uk/wp-content/uploads/2019/09/List-of-Gender-Identities-1.pdf
10. Pour illustrer les chinoiseries auxquelles nous ferons probablement face dans les années à venir : voir, inter alia, « Academics are being harassed over their research into transgender issues », in The Guardian, 16 octobre 2018: https://www.theguardian.com/society/2018/oct/16/academics-are-being-harassed-over-their-research-into-transgender-issues ; « Judge rules against researcher who lost job over transgender tweets », in The Guardian, 18 décembre 2019: https://www.theguardian.com/society/2019/dec/18/judge-rules-against-charity-worker-who-lost-job-over-transgender-tweets.
Bonjour Mischa, Encore une fois, les questions soulevées par les théories du genre ne sont pas le sujet de mon…