Politique Le 26 janvier 2020

Criminaliser les « phobies » : une fausse bonne idée

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Criminaliser les « phobies » : une fausse bonne idée

« La censure », Philippe Bissières, paru dans Dessins Presse, mars 1977

Le 9 février, la population suisse votera sur « l’interdiction de la discrimination en raison de l’orientation sexuelle ». En cas d’acceptation, le code pénal et le code pénal militaire seraient modifiés en conséquence.

Jet d’Encre vous propose à ce sujet deux points de vue diamétralement opposés : celui, tout d’abord, de l’historien Olivier Moos, pour qui la criminalisation de certaines idées ne garantit aucunement une réduction des violences motivées par ces dernières. 


 

Dénonçant une atteinte à la liberté d’expression, l’UDF1 a déposé un référendum contre une nouvelle norme pénale criminalisant l’homophobie. Les défenseurs des LGBTQ+, quant à eux, décrivent cette extension de la norme antiraciste comme le rempart nécessaire contre des appels publiques à la haine et à la violence envers les minorités sexuelles.

L’article 261bis du Code pénal suisse, ladite « norme antiraciste », sanctionne déjà les individus qui auront incité à la haine, refusé des services en raison de, organisé, pris part à, ou encouragé la propagation d’idées dénigrant grossièrement l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse.

Le Parlement a jugé pertinente une extension de la loi aux identités sexuelles, bien que le Conseil des États ait refusé d’y ajouter les « identités de genre » (en raison du caractère trop vague de cette notion).

 

L’argument en faveur d’une extension de l’article 261bis aux « identités sexuelles » est essentiellement le suivant : l’État a le devoir de défendre les minorités et individus vulnérables contre les violences physiques et attaques verbales dont ils peuvent faire l’objet. Il existe une relation causale entre discours homo/trans-phobiques et violences. Censurer leur expression publique est donc le meilleur moyen pour y parvenir.

Pour être valide, cet argument doit répondre à deux questions : quelles sont les preuves que criminaliser l’expression de certaines idées se traduit par une diminution des violences motivées par ces dernières ? Quels sont les coûts de ce genre de prohibition ?

 

 

Simplement affirmer un lien causal entre média d’expression (discours, images, etc.) et comportements violents n’est pas suffisant. Il est nécessaire de prouver que certains discours causent préjudices sérieux et comportements violents, et plus particulièrement que leur criminalisation est un outil efficace pour les prévenir. Cet effort a apparemment été jugé inutile et c’est bien dommage car la recherche semble au contraire indiquer que ce lien causal est au mieux ambigu, au pire inexistant. Par exemple, Agnès Callamard, directrice de la Global Freedom of Expression initiative à l’Université de Columbia, soulignait en 2015 que l’Europe faisait l’expérience d’une montée des violences et hostilités verbales en dépit du fait que le Continent ait produit plus de lois visant à interdire les « discours de haine » qu’aucune autre région du monde2. Les investigations menées par la juriste américaine Nadine Strossen dans plusieurs pays ayant déployé ce genre de législations n’ont révélé aucune relation entre restriction de la liberté d’expression et manifestation des discriminations, discours haineux ou violences3.Cela n’implique pas qu’il n’existe aucun lien causal entre idéologie et violence, mais plus simplement que les législations criminalisant l’expression publique de certaines idées n’ont pas les effets qu’on leur prête : elles sont au mieux inefficaces, au pire contre-productives.

 

Le coût des bonnes intentions

Sur le marché des idées, réguler les opinions dicibles peut en effet entraîner des coûts inattendus. Il en va des idées comme jadis de l’alcool : leur prohibition explicite par l’État ou implicite par les élites n’annule pas la demande et crée une niche dans laquelle les contrebandiers font fortune. Le tabou intellectuel lié à l’immigration illustre bien ce problème : une forme sophistiquée de puritanisme cosmopolite et urbain, commun de Londres à Berlin, a pendant ces dernières décennies méprisé le « panier de déplorables »4 qui s’inquiètent des rapides transformations démographiques dans leurs sociétés et de ses effets négatifs plus ou moins légitimement associés. La « tabouisation » de cette inquiétude parmi l’intelligentsia a substantiellement appauvri le débat public et cet électorat a été progressivement capturé par un populisme de droite illibéral non moins gourmand en interdictions que leurs jumeaux « progressistes ». Sans surprise – et à tort5 –, ces derniers expliquent le succès du populisme par la variable du racisme… qu’il faut bien entendu combattre à grands coups de slogans et de censure. Opportunément, labéliser certaines idées et arguments comme immoraux nous épargne l’effort de devoir y répondre politiquement.   

 

Trébucher de la haine à l’offense

L’interdiction de l’« incitation à la haine » est souvent décrite comme un tir de précision à l’endroit de franges extrémistes ou fondamentalistes. Hélas, l’expérience nous démontre qu’il s’agit plutôt d’un canon scié : en Europe, des écrivains, essayistes et commentateurs, de gauche comme de droite, se sont retrouvés devant les tribunaux pour avoir proféré les mauvaises opinions. Qu’ils soient acquittés ou non, la simple menace d’une procédure judiciaire fabrique déjà de la censure. Qu’importe que ces opinions fussent idiotes ou obscènes, c’est bien l’aisé glissement du « discours de haine » au « langage qui offense » qui devrait nous inquiéter6.

Une régulation du langage basée sur le contenu (subjectivement offensant) est différente d’une prohibition basée sur les effets (objectivement négatifs) : déclarer que les homosexuels sont des pécheurs promis à la Géhenne ou que la transsexualité est un désordre mental, diffère de l’appel à poser des bombes dans les marchés de Noël ou crier au feu dans un théâtre bondé. L’étalon de mesure d’une loi (ou d’un programme politique) ne devrait pas être celui des intentions mais bien celui des effets.

Le principe de la liberté d’expression est non seulement un élément fondamental de la vie démocratique, mais aussi un outil ultimement au service des minorités : c’est bien la liberté d’expression et le droit de dissidence qui ont permis son envol au mouvement des droits civiques aux États-Unis (1950-60). Le déclin du racisme y a eu lieu sans le déploiement de lois criminalisant l’expression d’idées racistes. Inversement, les régimes autoritaires du Venezuela à la Russie se sont inspirés du modèle de la nouvelle loi allemande (2018) visant à sanctionner fake news et contenus haineux sur les réseaux sociaux afin de mieux museler leurs dissidents7.  

 

La « haine » n’est pas un fait

À l’image de la pornographie, les notions de haine ou d’humiliation sont particulièrement difficiles à définir avec un degré de clarté qui puisse, à notre avis, justifier ce qui revient souvent à une interdiction d’offenser certains groupes. « Haineux » n’est pas un fait ; c’est une interprétation. Il existe bien sûr un impératif moral à s’opposer aux « -phobies », mais cela doit se faire par le biais d’un débat public vigoureux et non pas en serrant plus encore le corset légal autour de la liberté d’expression. En l’absence de preuves empiriques que ces régulations contribuent substantiellement à la réduction des violences, refuser la criminalisation des vilaines idées n’est pas synonyme d’indifférence, ni n’implique leur approbation par l’État. Il est possible de juger ces discours moralement inacceptables, de les combattre et d’articuler des réponses à ces agressions verbales8, tout en s’opposant à leur interdiction pénale.  

 

Les dilemmes à venir…

Les modes et les biais sont prévalents chez les individus comme dans les institutions, et l’élasticité de notions comme « discours de haine » ou « incitation à la discrimination » est grosse d’arbitraires. Est-ce bien à l’État de définir le convenable et d’arbitrer les nuances entre le mépris, le préjugé et le dénigrement ? Dans le cas de l’homo- ou de la transphobie, il n’est pas difficile de prédire les dilemmes à venir : ce qui relève d’un discours haineux aux yeux de certains membres de minorités sexuelles est interprété comme une vérité non négociable par certains adhérents de minorités religieuses, incidemment elles aussi protégées par le même article. Des caricatures représentant Mahomet en terroriste sont-elles plus ou moins sanctionnables que des brochures proposant de « guérir » les homosexuels ? Est-ce au débat public ou aux tribunaux qu’il revient de punir ce genre d’âneries… ou de blasphèmes ?

Nos sénateurs eurent le bon sens de refuser la folie qui eût consisté à ajouter à cette extension de la norme antiraciste les innombrables « identités de genre »9. D’une manière plus inquiétante en revanche, le Parlement ne semble pas avoir considéré les risques associés avec la criminalisation potentielle d’idées rejetant les dogmes du militantisme transgenre10. Le paranoïaque (léger) s’interrogera si embastiller les scientifiques qui s’entêtent à déclarer que le sexe biologique n’est pas une construction sociale arbitraire pourrait être un jour sérieusement envisagé. Des corporations comme Twitter et Google censurent déjà ce genre d’intolérable provocation. Étant donné que l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne fait du lobbying afin d’intégrer les « identités de genre » dans la panoplie des prohibitions régulant le discours public, il est probable que le couvert pour une nouvelle extension de ladite norme antiraciste sera bientôt remis.

 

Demander à la loi de séparer les bonnes idées de l’ivraie – ou, pour rependre un plus vieux débat, de laisser aux juges décider de telle ou telle réalité historique – revient peu ou prou à conférer un pouvoir de censure à des bureaucrates qui, à l’image des intellectuels pour leurs folles idées, ne paient aucun prix pour leurs mauvaises décisions.

 


Références

1. Union démocratique fédérale

2. https://globalfreedomofexpression.columbia.edu/wp-content/uploads/2015/06/ECRI-CONSULTATION-A-Callamard.pdf

3. HATE: Why We Should Resist It with Free Speech, Not Censorship, Oxford University Press, 2018. Voir aussi Nadine Strossen, « Hate Speech and Pornography: Do We Have to Choose between Freedom of Speech and Equality ? », in Case Western Reserve Law Review, vol. 46, n°2, 1996.

4. basket of deplorables a été fameusement utilisée par Hillary Clinton (9 septembre 2016) pendant la campagne présidentielle américaine pour décrire les supporters du candidat Donald J. Trump.  Il est permis de douter que cette caractérisation d’une bonne moitié de l’électorat ait eu l’effet escompté.

5. Whiteshift: Populism, Immigration and the Future of White Majorities, Allen Lane, 2018; Matthew Goodwin (Université de Kent) et Roger Eatwell (Université de Bath) : National Populism: The Revolt Against Liberal Democracy, Pelican Books, 2018.

6. CENSORED: How European « Hate Speech » Laws Are Threatening Freedom of Speech, Kairos Publications, 2012.

7. https://foreignpolicy.com/2019/11/06/germany-online-crackdowns-inspired-the-worlds-dictators-russia-venezuela-india/

8. Journal of Social Issues, vol. 58, n°2, 2002, pp. 341-361.

9. https://www.safeguardinginschools.co.uk/wp-content/uploads/2019/09/List-of-Gender-Identities-1.pdf

10. Pour illustrer les chinoiseries auxquelles nous ferons probablement face dans les années à venir : voir, inter alia, « Academics are being harassed over their research into transgender issues », in The Guardian, 16 octobre 2018: https://www.theguardian.com/society/2018/oct/16/academics-are-being-harassed-over-their-research-into-transgender-issues ; « Judge rules against researcher who lost job over transgender tweets », in The Guardian, 18 décembre 2019: https://www.theguardian.com/society/2019/dec/18/judge-rules-against-charity-worker-who-lost-job-over-transgender-tweets.

 

 

 

 

Commentaires

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Olivier Moos

Bonjour Mischa, Encore une fois, les questions soulevées par les théories du genre ne sont pas le sujet de mon…

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Mischa

Bonjour, 1. J'ai commenté rapidement ce qui ressort de l'association de vos deux textes sur ce site. En toute bonne…

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Olivier Moos

Bonjour Mischa, Les questions de « genre » ne sont pas développées dans cet article car nous ne voterons pas…

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Mischa

J’ai lu l’article.
Mis à part les glissements habiles entre « haine » et « phobie » toujours entre guillemets, l’auteur semble très préoccupé par le concept de genre…
Comme dans l’autre article qu’il publie sur ce site, il s’y attaque sans définir ce qu’il entend par là. Or, le « genre » est un concept, forgé empiriquement. Il n’a pas vocation à annuler l’existence d’un « sexe » biologique. Mais il permet de penser indépendamment de nos caractéristiques biologiques nos goûts, nos pratiques, nos préférences amoureuses, sexuelles, etc. L’auteur fantasme l’existence de théories selon qui lesquelles « le sexe biologique » n’est qu’une « construction sociale arbitraire »… Personne n’a dit que le sexe biologique est en soi une construction sociale. Il existe bien des attributs tangibles, des organes différenciés. Mais le concept de genre implique juste que ces sexes biologiques ne déterminent pas les comportements et rôles sociaux.
Il ne se contente pas de ces contresens, il parle de « dogmes du militantisme transgenre »… Mais de quoi parle-t-il? Le seul détail qu’il donne pour expliciter ce que sont ces « dogmes » est que ce sont des « chinoiseries » (sic) (cf. note 10)… Sérieux?

Bref. Merci pour cet argument par la négative. L’auteur montre à quel point le refus de cette extension de la loi est indéfendable!! Je voterai oui sans hésiter dimanche!!!!

Par ailleurs, malgré l’ambition de favoriser une « pensée plurielle », l’ambition avouée du site est aussi de « publier du contenu analytique, reflet d’une démarche critique et réfléchie »… Sur ce coup, sous couvert de débat, Jet d’encre offre une tribune à une pensée carrément réactionnaire.

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Olivier Moos

Bonjour Mischa,

Les questions de « genre » ne sont pas développées dans cet article car nous ne voterons pas sur une extension de la loi aux « identités de genre ».
Je comprends votre regret et vous propose ici quelques références, très loin d’être exhaustives, sur lesquelles s’appuie mon quolibet à l’endroit des théories du genre :

– Davis, G., & Preves, S. (2017). Intersex and the Social Construction of Sex. Contexts, 16(1) :https://doi.org/10.1177/1536504217696082

– « Biological Sex is a social construct » : https://growinguptransgender.com/2018/11/01/biological-sex-is-a-social-construct/

– Riley J. Dennis, « No, Trans Women Are NOT ‘Biologically Male’ » : https://everydayfeminism.com/2017/02/trans-women-not-biologically-male/

– Alex Byrne, « Is Sex Socially Constructed? Examining the arguments » : https://arcdigital.media/is-sex-socially-constructed-81cf3ef79f07

Depuis les milieux activistes LGBTQ+ jusqu’à un certain nombre de scientifiques, il est clair que beaucoup de gens soutiennent la notion que le sexe est effectivement une construction sociale arbitraire.

Pour faire bref, mon opinion est que cette notion introduit une série de contradictions qui affaiblissent une large partie des positions mises en avant par les militants LGBTQ+. Parmi d’autres : le problème que l’identité de genre ne peut pas être simultanément choisie et le produit arbitraire d’une socialisation ; que le genre ne peut pas être à la fois indépendant du sexe et défini en référence au sexe ; ou encore que la différence entre sexe et genre n’implique pas que l’un remplace l’autre. Cela mériterait un long développement qui aurait été hors sujet dans cet article.

Et pour prévenir une accusation courante : il n’est pas besoin de commettre le sophisme naturaliste (confondre le descriptif et le normatif) pour défendre les droits des transsexuels. Ou ceux des homosexuels, par ailleurs.

Finalement, vous vous inquiétez du manque de discernement dont a fait preuve le comité éditorial de Jet d’Encre en laissant un « réactionnaire » de mon espèce s’exprimer ici. Vos craintes sont sans doute justifiées mais je leur laisse le soin d’y répondre.
Peut-être est-ce parce qu’ils ont le courage intellectuel de traduire pluralité par « diversité de points de vue » plutôt que par « chambre d’écho » ?

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Mischa

Bonjour,

1. J’ai commenté rapidement ce qui ressort de l’association de vos deux textes sur ce site. En toute bonne foi, vous parlez dans un cas de genre, dans l’autre de « identités sexuelles ». Si l’on associe les deux, on se situe dans un horizon théorique clair.

2. Les références que vous me transmettez ne disent pas qu’il n’y a pas d’attributs physiques, mais que la binarité n’est pas donnée d’emblée, qu’elle implique déjà d’être théorisée. Et, peut-être est-ce à dessein que vous omettez systématiquement le « I » du signe généralement usité « LGBTIQ+ »? En effet ce I complique un peu ce schéma binaire auquel vous semblez tenir. Le quolibet est donc un vraiment trop court.

3. Enfin, le problème de cette interprétation de la « diversité de points de vue » est bien qu’elle fait « chambre d’écho » avec un espace public encore largement patricarcal et hétéronormatif.

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Olivier Moos

Bonjour Mischa,

Encore une fois, les questions soulevées par les théories du genre ne sont pas le sujet de mon article. Les quelques références mentionnées dans mon commentaire ont pour seul objectif de souligner que l’approche socio-constructiviste du sexe existe bel et bien dans les milieux en question et que par conséquent mon quolibet (court par définition) s’appuie sur une réalité (non pas seulement sur mes préjugés réactionnaires).

Je propose une idée : publiez un essai dans Jet d’Encre au sein duquel vous développez les meilleurs arguments en faveur de la validité des théories soutenant les positions LGBTQIA-ETC. (incluant, par exemple, les données qui permettent de mesurer la nature patriarcale et hétéronormative de l’espace public). Je vous promets de prendre le temps de les discuter honnêtement dans un article-réponse.

Le format du commentaire ne se prête pas à un tel débat.

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Julien

Bonjour

J’ai lu avec attention cet intéressant article qui soulève toutefois beaucoup de questions. L’auteur soutient que l’incrimination envisagée dans le projet d’article mis en votation n’est pas efficace : elle ne permettrait pas, selon lui, de réduire les discours publics de haine qui visent une frange de la société définie par son orientation sexuelle. Il préfère, à l’incrimination dans une loi pénale, le débat libre et démocratique. Son article comporte beaucoup d’arguments dont certains se recoupent, notamment à propos du problème de la preuve.

On ne voit pas bien de quelle preuve parle l’auteur. Est-ce la preuve à apporter dans un cas d’espèce, devant le juge ? Est-ce la preuve, considérée in abstracto (c’est-à-dire dans la rédaction de la loi générale et abstraite) ? Est-ce la preuve d’un lien de causalité entre un acte et un résultat ? L’auteur semble d’abord dire qu’il est difficile d’apporter la preuve d’un lien de causalité ; lequel ? celui qui, dit-il, existerait entre le discours de haine et la violence. Il précise : « Il est nécessaire de prouver que certains discours causent préjudices sérieux et comportements violents, et plus particulièrement que leur criminalisation est un outil efficace pour les prévenir ». Cette affirmation en comporte en réalité deux distinctes : le soi-disant lien de causalité entre discours haineux et préjudice sérieux ; le rôle préventif de la loi pénale.

S’agissant d’abord du lien de causalité entre discours haineux et préjudice sérieux, on peut relever que l’article 261bis CP n’envisage pas un tel lien. Il vise le discours de haine comme tel. L’article n’exige aucun lien de causalité du type envisagé par l’auteur. Il ne mentionne pas la violence comme résultat de l’infraction. Il est peut-être utile ici de rappeler la distinction que font les juristes entre infractions matérielles et infractions formelles. Les premières supposent un dommage (et un lien de causalité entre l’infraction et ce dommage), tandis que les secondes ne condamnent que le comportement, sans qu’existe nécessairement un dommage.
Mais admettons que ce ne soit pas le cas envisagé par notre auteur. Il veut peut-être dire que, statistiquement, une telle incrimination n’a pas permis de réduire les discours publics de haine. Il semble qu’il n’ait en vue que le rôle préventif de la loi pénale. Il est utile ici de rappeler que la loi pénale n’interdit rien, ne prescrit rien. Elle ne dit par exemple pas « tu ne dois pas tuer », mais « si tu tues, alors tu encourras telle peine ». Bien sûr, personne ne nie qu’elle ait aussi un rôle préventif. Mais ce rôle est peut-être à comprendre ainsi : notre société démocratique ne veut exclure aucune minorité, car ce sont elles qui donnent à la majorité sa raison d’être. En incriminant le discours de haine contre telle ou telle minorité, l’Etat veut signifier que la protection de ces minorités compte pour notre société démocratique.
Notre auteur se fonde sur des statistiques pour montrer qu’une telle législation n’est pas apte à réduire les discours haineux. Il conclut en disant que « les législations criminalisant l’expression publique de certaines idées n’ont pas les effets qu’on leur prête : elles sont au mieux inefficaces, au pire contre-productives. » Mais pourquoi une telle conclusion ? Pourquoi ne contribueraient-elles pas un petit peu à ces effets ? Si l’on doit se focaliser seulement sur l’effet préventif du droit pénal, alors il est permis également de dire que la pénalisation du viol, par exemple, n’a sans doute pas réduit drastiquement le nombre de viols, mais, vu la quotité de la peine encourue, elle a peut-être pu dissuader un violeur de passer à l’acte. Et un acte évité, c’est déjà bien (ce qui compte surtout, en l’occurrence, reste que c’est la sévère punition de ce lui qui est passé à l’acte).
Admettons encore que ce soit un autre type de preuve que vise notre auteur : il semble en effet aussi envisager le problème de la haine en tant que telle, en disant que ce n’est pas un « fait », mais une « interprétation » donc qu’il est difficile d’en apporter la preuve. Cet argument ne mérite une longue réponse : il suffit de parcourir rapidement le code pénal pour constater combien il est truffé « d’interprétations » (pensons, par exemple, à la question de l’« intention » de l’auteur d’une infraction, que le juge doit trancher…).

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Olivier Moos

Bonjour Julien,

Merci pour votre commentaire ! Vous soulevez des points intéressants et je vous propose ici quelques éléments de réponse.

J’ignore si une telle législation réduira le nombre et/ou la portée des discours « haineux ». C’est possible mais ce n’est pas mon propos.
Mon argument est que les législations punissant l’expression de certaines idées ne sont légitimes que dans la mesure où ces idées représentent un danger clair et imminent (comme un appel à des violences racistes contre une communauté, par exemple).
Vous écrivez qu’un tel lien causal n’apparaît pas dans l’article 261bis : « il vise le discours de haine comme tel. L’article n’exige aucun lien de causalité […] ». Vous avez raison et c’est bien l’entièreté de cet article qui fait problème. Je ne crois pas que serrer plus encore ce corset mal agencé soit une bonne idée. D’où cet article.

Notez que je ne doute pas que l’obscénité morale de certains discours peut profondément offenser certains segments de la population et je partage le sentiment qu’idéalement, le débat public s’en passerait bien.
Mon texte s’appuie ici implicitement sur deux idées : le principe de la liberté d’expression doit être défendu *en dépit* du fait que certains discours peuvent effectivement blesser ; et dans un marché libre, les bonnes idées chassent à termes les mauvaises. L’imposition de mauvaises régulations vient brouiller ce marché et peut entraîner des coûts sévères.

Puisque la valeur intrinsèque de la liberté d’expression a été rendue évidente depuis au moins la fondation des démocraties modernes, le poids de la démonstration que l’expression de certaines idées cause des violences objectives (et non des offenses subjectives) repose sur les épaules des partisans d’une prohibition de ces idées. Le slogan « ce ne sont pas des opinions mais des crimes » que l’on voit fleurir dans la presse est simplement paresseux : c’est bien leur supposée propriété criminelle qui doit être démontrée.

S’il s’avérait que l’expression d’idées homophobes (ou transphobes) causaient de la violence, l’argument de leur interdiction serait en effet nettement plus convaincant. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la chose est très souvent invoquée, explicitement ou implicitement, dans les publications soutenant ce type de réglementation. L’extension de l’article 261bis aux identités sexuelles (et initialement à celles dites « de genre ») est par exemple liée aux taux de suicide parmi certains groupes, à des agressions « motivées » par telle -phobie, etc. Intuitivement, je comprends ce raisonnement mais il est loin d’être évident. Il existe une variété de facteurs qui peuvent expliquer ces phénomènes.

Les recherches menées sur les liens entre idéologie et radicalisation comportementale, ou entre propagande et mobilisation, suggèrent qu’il existe des effets de facilitation ou d’accélération entre idées et comportements. Cependant ces effets n’existent qu’au sein d’un ensemble de variables interactives (environnementales et psychologiques) et ils ne permettent en aucune façon de postuler que l’expression d’une idée A est responsable d’un comportement B. Ni que punir l’expression de l’idée A annulera ou limitera les manifestions du comportement B.

La croissante tolérance envers l’homosexualité (et son corollaire la croissante intolérance envers les propos homophobes), est un progrès qui a eu lieu indépendamment de l’existence d’une législation punissant les propos homophobes. C’est bien la société qui a progressivement jeté l’opprobre sur ce genre de discours. Ils ont été rendus socialement inacceptables (avec plus ou moins de succès selon les géographies, classes sociales, cultures et générations).

Finalement, je suis sensible à votre argument que « l’Etat veut signifier que la protection de ces minorités compte pour notre société démocratique ». C’est l’outil utilisé pour signaler cette tolérance qui me pose problème.

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Julien

Cher Monsieur,

Merci de votre réponse. J’y réponds très brièvement, et seulement aux points qui me semblent importants.

Vous dites: « les législations punissant l’expression de certaines idées ne sont légitimes que dans la mesure où ces idées représentent un danger clair et imminent (comme un appel à des violences racistes contre une communauté, par exemple) ». La justification d’une limitation de la liberté d’expression résiderait donc dans l’imminence et la clarté d’un danger (passons sur les problèmes d’interprétation de ces termes…). Encore une fois, je ne sais pas si vous évoquez une telle justification in abstracto (comme un législateur) ou bien in concreto (comme un juge). Si vous parlez de cas concrets, 28 CC, sur la protection des droits de la personnalités suffit (notamment grâce aux mesures prévisionnelles pour les situations d’urgence). Mais je pense que votre propos est abstrait et général et votre conclusion résulte en fait d’une mise en balance que vous ne parvenez à défendre que parce que (je le déduis de votre propos), vous avez grande confiance dans une sorte de « main invisible » qui dirige heureusement les idées, ou peut-être dans quelque ruissellement d’intelligence qui prendrait sa source dans les tours des grands esprits et ferait son lit plus bas. Or ceci est douteux.

Enfin, de votre argument selon lequel les propos homophobes ont été rendus socialement inacceptables, je tire une autre conclusion que vous. Je ne pense pas que ce soit là une raison de se passer d’une loi, mais au contraire, c’est une raison de plus d’en édicter pour sanctionner (au double sens de confirmer légalement et de punir) l’inacceptable.

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