Politique Le 30 mars 2020

En faveur d’un vrai statut social pour les artistes

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En faveur d’un vrai statut social pour les artistes

Huis clos de Jean-Paul Sartre, mis en scène par José Lillo

© Photo Loris Von Siebenthal

Parmi les corps de métier particulièrement affectés par la crise du coronavirus, on trouve les professionnels des arts et de la culture, lesquels font déjà d’ordinaire face à des conditions de travail précaires. Christina Kitsos, conseillère municipale et candidate socialiste à l’exécutif de la Ville de Genève, plaide dans ce texte en faveur d’un vrai statut social pour les artistes.


 

En situation normale, la plupart du temps, les artistes sont livrés à des conditions de création difficiles et confrontés à la précarité, parfois extrême, de leur condition. À l’instar de nombreux autres métiers, les professionnels des arts et de la culture sont aujourd’hui touchés, qui plus est, de plein fouet par la crise sanitaire aiguë occasionnée par le coronavirus. La pandémie risque d’entraîner de lourdes conséquences sociales. Ces dernières doivent être combattues alors que cette crise nous conduit à nous engager en faveur d’un autre modèle de société.1 Les autorités fédérales et cantonales ont annoncé ces dernières semaines une série de mesures pour venir en aide aux salariés et aux travailleurs indépendants. En Suisse comme à l’étranger, elles sont interpellées, par voie notamment de pétitions, pour compenser l’angoissant manque à gagner, déjà encouru et futur, entraîné par l’annulation des manifestations artistiques, culturelles et sportives.2

La démocratisation de la culture – sa grande diversité et richesse – est un impératif crucial de cohésion sociale. Elle touche les formes de culture les plus institutionnelles et va jusqu’aux créations les plus expérimentales et alternatives. Il est réjouissant en outre de constater qu’elle ne cesse de progresser. Cependant, alors qu’ils contribuent par leurs œuvres au rayonnement social et culturel d’une des économies les plus prospères du monde, nombre d’artistes vivent en réalité aujourd’hui à Genève, nonobstant la crise actuelle liée à la pandémie de coronavirus, déjà dans une situation de vulnérabilité à peine concevable. Pourtant, paradoxalement, on le sait, le nombre d’emplois dans le domaine de la culture à Genève est de près de 30’000, soit 7.6% des 366’764 emplois comptabilisés pour l’ensemble de l’économie cantonale.3 En termes de valeur ajoutée, la production au sein de ce que l’on appelle désormais « l’économie culturelle et créative » genevoise génère une valeur de 4’530 millions de francs, soit 9.5% du produit intérieur brut (PIB) du canton !

 

Paupérisation croissante

Pour celles et ceux qui ont renoncé à cumuler des jobs d’appoint dans l’espoir de pouvoir se consacrer efficacement à leur passion, la réalité de l’intermittence n’offre que rarement la garantie de la stabilité. De très nombreux artistes doivent composer avec le morcellement croissant de la durée de leurs contrats, ce qui réduit de manière globale leurs revenus. En outre, dans les professions sujettes par définition à des changements d’employeur.euse.s, les femmes sont particulièrement vulnérables. Avec l’âge et le conformisme de la représentation des femmes et des textes, elles disparaissent progressivement du marché du travail car les stéréotypes de genre dans le secteur artistique ont la vie dure.

Rassemblant une septantaine de témoignages d’artistes décrivant sans ambages leur situation précaire, « Le cahier noir de l’intermittence »4 avait démontré à quel point il est difficile, voire impossible, pour bon nombre d’artistes (comédiens, décoratrices, techniciens, marionnettistes, etc.) de vivre de leur art en l’absence d’un statut d’intermittent.e en Suisse. Victime des démantèlements successifs de l’assurance-chômage, nombre d’artistes genevois sont tenaillés par l’angoisse quotidienne de perdre leurs indemnités de chômage faute de pouvoir ouvrir un nouveau délai cadre ; cumulant les retards dans le paiement des assurances, leur insolvabilité se révèle également un handicap rédhibitoire sur un marché du logement hyper saturé et tendu ; dans de nombreux cas, les artistes intermittents sont contraints de recourir à l’aide sociale, sans garantie cependant de pouvoir en bénéficier en raison de complications administratives générées par une machine bureaucratique complexe et ingrate.

 

L’enjeu de la prévoyance professionnelle

Depuis 2016, le Canton de Genève demande que les associations percevant des subventions soient affiliées à une caisse de prévoyance professionnelle (LPP) et assurent leurs salariés dès le premier franc. Cela entraîne des charges financières supplémentaires pour les structures les moins bien loties financièrement, en particulier les compagnies qui n’ont pas de « conventions » et sont soumises à un fonctionnement dit « ponctuel ». L’intermittence n’est pas un choix. Elle est la conséquence d’un secteur économique qui, bien que très dynamique, ne produit pratiquement pas d’emplois à durée indéterminée.5 À de très rares exceptions, la rente AVS/AI des artistes n’atteint pas le taux maximal légalement prévu parce que la durée des contrats de ces derniers n’excède pas quelques mois par année. De plus, tout.e citoyen.ne recevant des indemnités-chômage se voit prélever, non pas une cotisation LPP, mais une prime dite de risque qui n’est pas un capital LPP. Dès lors, étant donné le morcellement des périodes contractuelles durant une carrière artistique, ce n’est pas avec le deuxième pilier que les artistes peuvent survivre une fois arrivés à la retraite.

Dans un contexte de paupérisation très alarmante des artistes, il faudrait allouer des moyens supplémentaires pour les productions culturelles, en particulier pour la création indépendante. Il s’agit également de poursuivre le soutien aux institutions qui assument des responsabilités cruciales en termes d’emploi. Un statut social véritable, ainsi que des conditions de travail décentes, sont d’ailleurs au cœur des revendications de nombreuses structures, comme le Conseil consultatif de la culture, l’Union des théâtres romands, la Fédération genevoise des musiques de création, la Fédération romande des arts de la scène et la Fédération du réseau artistique et culturel Genève.

Enfin, l’initiative pour une politique culturelle cohérente approuvée par le peuple genevois en 20196 soulève notamment l’enjeu crucial du cofinancement des institutions entre le canton et les communes. Cette initiative doit être mise en œuvre dans les plus brefs délais. Un autre défi de taille est celui d’une protection sociale digne de ce nom pour les artistes. Il constitue l’horizon indispensable d’une politique sociale et culturelle progressiste.

 


Références :

1. Voir notamment « Prévenir et combattre les conséquences sociales de la pandémie ». Interview de Maria Perez (PDT), Christina Kitsos (PS) et Alfonso Gomez (Les Verts), par Emmanuel Deonna, Gauche Hebdo, 27 mars 2020.

2. Ainsi, en Suisse, une pétition aux autorités fédérales pour la création d’un fonds d’indemnisation pour les intermittents du spectacle en Suisse a recueilli à ce jour près de 16 000 signatures.

3. « Le « poids » de l’économie créative et culturelle à Genève, Analyse quantitative des effets directs » Rapport final, 7 juin 2017,  Mandants : Ville de Genève, Département de la culture et du sport (DCS) et canton de Genève, Département de l’instruction publique et du sport (DIP), https://www.ge.ch/document/poids-economie-creative-culturelle-geneve.

4. Pour télécharger le rapport, exil-ciph.com/wp-content/uploads/2015/09/Cahier-Noir-de-lIntermittence.pdf.

5. Voir notamment, www.action-intermittents.ch/.

6. prenonslinitiative.ch/.

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