Jet d'ancre sur Le 2 juin 2020

Et si on remettait la politique à sa place ?

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Et si on remettait la politique à sa place ?

Dans « Overdoing Democracy », l’universitaire Robert Talisse pointe les conséquences néfastes de la polarisation politique aux États-Unis. Celle-ci nous « inclinerait d’abord à nous méfier de nos antagonistes, puis à les éviter, et finalement à essayer de les « soigner » plutôt qu’à les écouter. En conséquence, nous perdrions nos capacités à converser avec des gens qui ne nous ressemblent pas, et à élargir notre horizon politique », écrit Laetitia Ramelet dans sa recension de l’ouvrage.


 

Robert Talisse nous implore de « remettre la politique à sa place » et d’arrêter de « surfaire la démocratie ». Ce professeur de philosophie politique à l’Université de Vanderbilt (Etats-Unis) s’est mis en tête de trouver des remèdes aux conséquences néfastes de la polarisation politique sur la vie politique étatsunienne. Par « polarisation politique », il entend une augmentation de la distance entre les adhérents de positions politiques divergentes. Précieux pour toutes celles et ceux qui se préoccupent du phénomène, l’ouvrage sera également stimulant pour qui s’interroge plus largement sur les effets des clivages d’une société sur la démocratie, et sur ce que signifie être un citoyen ou une citoyenne aujourd’hui. En un mot, Talisse nous appelle à réinstaurer des moments de dialogue hors politique entre partisans de visions politiques opposées.

 

Polarisation politique

La section principale de l’ouvrage est dédiée au « diagnostic » du problème. Talisse nous y dépeint deux causes principales d’un accroissement de la polarisation politique aux États-Unis, à l’appui d’un bon nombre de récentes études. Première cause, la « saturation politique ». L’auteur relève une tendance en augmentation chez les Américains à fréquenter des milieux de plus en plus homogènes politiquement. Qu’il s’agisse de leur lieu de travail, de leur quartier, lieu de culte, ou encore de leurs magasins et cafés de prédilection, ils se regrouperaient toujours plus par affinités politiques. Leurs préférences politiques décideraient également de leurs sources d’information et de divertissement, des médias aux réseaux sociaux. À la longue, tous ces choix se transformeraient en indicateurs de leurs positions politiques, voire même en canaux d’expression de celles-ci. Cela donnerait lieu à une politisation de l’ensemble du mode de vie américain (lifestyle politics). Selon Talisse, ce resserrement a pour conséquence qu’il devient de plus en plus rare d’interagir au quotidien avec des gens d’autres bords politiques.

Deuxième cause de polarisation politique, un processus de tri (sorting). Parler régulièrement à des personnes qui partagent nos avis, et lire des opinions allant dans le même sens que les nôtres, tendrait à renforcer nos points de vue. Parallèlement, nous manquerions d’occasions de remettre en cause nos idées au contact d’individus qui pensent et votent autrement. Une dynamique se reflétant spectaculairement en ligne, alors que les effets de filtre des réseaux sociaux et les offres personnalisées des moteurs de recherche nous isolent dans une bulle de propos ajustés en fonction de nos propres préférences. S’ensuit un mécanisme de polarisation de nos croyances : à l’intérieur d’un groupe homogène idéologiquement, notre confiance en nos opinions s’intensifie, et nous radicalise par rapport à notre position initiale.

Ce qui nous mène au cœur de la polarisation politique qui inquiète notre auteur. Elle nous inclinerait d’abord à nous méfier de nos antagonistes, puis à les éviter, et finalement à essayer de les « soigner » plutôt que de les comprendre. En conséquence, nous perdrions nos capacités à élargir notre horizon politique. Talisse y voit une grande perte pour la démocratie, qui reposerait non seulement sur l’idéal de l’égalité des voix de tous les citoyens, mais aussi sur une égale écoute de chacune et chacun.

 

Se retirer (provisoirement) des débats

Dans la section de l’ouvrage portant sur les « remèdes » contre cet inquiétant cercle vicieux, Talisse insiste sur l’idée que ce n’est pas de plus de démocratie dont ses concitoyens auraient besoin, mais de moins. Ainsi, davantage de participation citoyenne, ou de délibération collective, ne suffiraient pas à atténuer le problème, malgré leurs indéniables bienfaits. Il ne s’agirait pas non plus de nous extraire de tout engagement civique, mais plutôt de laisser de la place à des moments en dehors de la politique, afin de freiner ce rythme de constante polarisation.

Talisse commence avec quelques propositions concrètes, comme participer à des activités sociales dépourvues de couleur politique, telles qu’un sport, du bénévolat ou de la musique. Non sans ambiguïté, car il admet d’une part que bien des activités ont une connotation politique aux yeux des uns ou des autres (et d’autant plus à cause de la polarisation). D’autre part, Talisse reconnaît que le but politique même du projet pourrait aller à l’encontre de la recherche même d’un espace sans politique. En somme, à nous de trouver un équilibre dans ce paradoxe. D’autres idées impliquent de diversifier ses médias, et de se retirer (par moments) des débats politiques sur les réseaux sociaux.

 

Travail sur soi

De manière plus générale, c’est avant tout à un travail sur soi-même que l’auteur enjoint ses lecteurs. C’est-à-dire, à prendre conscience de sa propre imbrication dans le phénomène, et du fait que l’on en serait soi-même tout autant affecté que ses antagonistes, perçus au travers d’un prisme déformateur (et réciproquement). De plus, les citoyens d’une démocratie auraient pour responsabilité de cultiver leurs capacités d’écoute, de remise en question, et de curiosité pour les positions des autres. Ainsi, la « sympathie démocratique » exigerait d’estimer ses antagonistes comme des citoyens s’efforçant eux aussi de concrétiser des valeurs communes dans leurs choix politiques. L’ « amitié civique » consisterait en un respect mutuel des uns envers les autres, malgré d’importants désaccords moraux. Selon Talisse, elle se rapprocherait même de la tolérance religieuse. À l’inverse, l’« inimitié civique », trop répandue en contexte de polarisation politique, désignerait une tendance à considérer ses adversaires politiques comme indignes de leur statut de citoyen, et à contester leur place dans sa démocratie.

Que l’on soit convaincu ou non par le diagnostic et les remèdes suggérés par Talisse, et que l’on vive ou non dans un contexte fortement polarisé sur le plan politique, l’ouvrage de Talisse évoque des questions importantes sur nos rôles de citoyennes et citoyens. À commencer par la quantité de temps et d’énergie que nous souhaitons consacrer à diversifier les points de vue auxquels nous nous exposons.

À ce sujet, Talisse précise qu’il ne s’agit pas de changer notre quotidien de fond en comble, mais plutôt de le traverser un peu différemment. Peut-être accorderons-nous plus de valeur à des échanges, mêmes brefs et banals, que nous avons déjà avec des personnes d’horizons différents. Peut-être verrons-nous aussi en quoi ne pas s’identifier nettement à une appartenance politique en particulier a ses bienfaits. Enfin, « Overdoing Democracy » a le grand mérite de nous rappeler en quoi évoluer dans un milieu homogène pose un problème de taille en démocratie, aussi difficile à éviter soit-il. Nos capacités à saisir le bien commun et les besoins de nos concitoyens restent bien relatives si nos jugements ne sont pas régulièrement mis en perspective par ceux des autres, au-delà de notre zone de confort.

 

 

Commentaires

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Marlon

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Laetitia

Bonjour, merci beaucoup pour votre lecture ! Concernant votre première question, l'une des explications envisagées tient effectivement aux récents développements…

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Flavien

Merci pour ce résumé très intéressant ! Concernant les deux causes de l'augmentation de la polarisation (1. homogénéisation du milieu…

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Marlon

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Flavien

Merci pour ce résumé très intéressant !

Concernant les deux causes de l’augmentation de la polarisation (1. homogénéisation du milieu et 2. sorting), est-ce que Talisse émet des hypothèses sur les raisons qui expliquent la 1ère? (j’imagine que la 2ème s’explique bien via les réseaux sociaux et internet en général)

Est-ce les deux phénomènes sont observés également dans d’autres pays que les US?

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Laetitia

Bonjour, merci beaucoup pour votre lecture !

Concernant votre première question, l’une des explications envisagées tient effectivement aux récents développements technologiques (p. 77s.) : accès à des contenus de toute la planète grâce à Internet (informations, divertissement), voyages fréquents et lointains, possibilité d’acheter des produits de partout depuis chez soi. L’amplitude du choix qui en résulte favorise un tri (sorting) qui tend à regrouper des préférences similaires selon le type de personne auquel on ressemble le plus (homogénéisation).

Concernant la deuxième question, l’auteur se concentre sur son propre contexte, les États-Unis (où le phénomène lui semble particulièrement marqué), mais utilise également des études sur le Royaume-Uni. Pour les autres pays, je crois qu’il évite simplement de se prononcer sans recherche approfondie, mais sans exclure des dynamiques semblables ailleurs pour autant (p. 72).

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