Société Le 12 mai 2019

Quand nos vices privés profitent au bien public

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Quand nos vices privés profitent au bien public

Et si la seule façon de sauver la planète était de rendre l’écologie profitable ? Ce salut écologique en serait-il moins louable ? Laetitia Ramelet propose de voir ces défis modernes à travers la célèbre « Fable des abeilles ». 


 

Les changements climatiques nous obligent à repenser nos modes de vie. Afin de stimuler cette réflexion, cet article propose d’invoquer Bernard Mandeville, médecin et philosophe hollandais émigré à Londres au XVIIIe siècle. Dans sa Fable des abeilles, parue en 1714, Mandeville (parfois surnommé « man devil ») analyse avec piquant les liens entre prospérité et vice dans l’Angleterre de son époque, et nous propose des solutions pour inciter même les plus égoïstes à agir pour le bien commun. Un texte original et honni de ses contemporains, dont nous pouvons encore tirer des leçons aujourd’hui. Lire Mandeville évoque les enjeux moraux de notre consommation, et nous offre des pistes pour accompagner les changements d’attitudes que requiert la lutte contre les changements climatiques.

 

La société, une ruche opulente, puissante et vicieuse

La Fable compare l’Angleterre de son temps à une ruche opulente et puissante.1 Cette magnifique ruche a pour particularité que la plupart des abeilles s’y livre joyeusement au vice (fraudes, mensonges et excès en tout genre), tout en décriant l’immoralité des mœurs régnantes. Un jour, Jupiter, lassé de leur incohérence, décide de toutes les rendre vertueuses du jour au lendemain. Grâce à cette métamorphose, les abeilles vivent honnêtement et simplement. En revanche, la disparition du vice implique un fort recul économique. Beaucoup d’abeilles doivent quitter la ruche, le commerce décline, l’armée s’étiole, et les abeilles finissent par se réfugier dans le « creux d’un arbre ».

A travers la Fable, Mandeville construit une opposition entre la prospérité d’un pays et la vertu de ses habitants. Les vices nourriraient « l’esprit d’invention », tandis que le contentement représenterait « la ruine de l’industrie ». D’après Mandeville, lorsqu’une société jouit d’un haut pouvoir et de maints conforts – ce à quoi aspirerait une grande majorité de ses contemporains anglais, croit-il –, c’est qu’elle abrite une multitude de vices, comme l’orgueil, l’envie, et l’hypocrisie. A l’inverse, une société vertueuse irait de pair avec un bonheur simple et frugal. Cependant, cela signifierait également vivre « pauvrement et rudement », loin des « douceurs du monde », ainsi que des arts et des progrès techniques.

L’un des objectifs principaux de Mandeville consiste à démontrer l’indissociabilité des avantages et des inconvénients de ces deux modèles de sociétés. Il nous faudrait choisir. Pour sa part, Mandeville dit préférer une « petite société paisible », vertueuse et d’un confort modeste. Toutefois, il croit l’être humain trop porté sur son propre intérêt et trop enclin à céder à ses passions, pour qu’il soit raisonnable d’espérer un si radical changement de société. C’est pourquoi il nous enjoint de cesser de nous plaindre des vices qui engendrent le confort que nous aimons tant.

Reste alors à composer avec nos pires défauts pour en tirer le meilleur. D’où le célèbre paradoxe de la Fable : Private Vices, Publick Benefits. Par exemple, à ses concitoyens qui voient en l’accroissement du luxe une source de corruption morale envahissant l’Angleterre, Mandeville répond que le luxe devrait plutôt être apprécié si l’on pense au bien commun. Après tout, le luxe réduirait la pauvreté en créant de nombreux emplois. C’est ainsi que l’inconstance, « folie favorite » des abeilles, qui les pousse à constamment convoiter de nouveaux « mets », « meubles » et « vêtement[s] », constitue « le moteur même du commerce », grâce auquel « les pauvres mêmes vivaient mieux que les riches auparavant ».

 

Des abeilles imparfaites au secours de la planète

Aujourd’hui, cet argument est à nuancer. Il est devenu évident que l’abondance et l’excès auxquels nous sommes habitués – des formes de luxe selon la conception de Mandeville2 – constituent des sérieuses menaces pour la santé de notre planète. Beaucoup d’entre nous parviendront sans doute à réduire leur surconsommation en faisant le point sur leurs réels besoins et envies. Certains en trouveront même leur quotidien amélioré. Mais comme l’avait bien compris Mandeville, cette démarche nous confronte elle aussi à des dilemmes moraux. Sa défense du luxe au nom des emplois qu’il génère nous rappelle qu’une diminution de notre consommation doit absolument aller de pair avec un remplacement des sources de revenus que soutient notre matérialisme. Par exemple, prendre en compte le fait qu’acheter plus local aura des répercussions pour les habitants des pays dont l’économie dépend largement de l’exportation de denrées vers l’Europe. Ce risque ne peut être ignoré dans notre transition vers un monde plus durable, soucieux d’une justice globale.

Un autre apport de la Fable consiste à nous indiquer comment augmenter notre motivation d’agir de manière plus responsable pour l’environnement. Il s’agirait de tabler sur nos vices pour encourager des comportements viables écologiquement. Selon Mandeville, la vertu de nos actions ne se mesure pas à leurs conséquences, mais avant tout à nos intentions : une action est vertueuse lorsque l’intention qui la sous-tend est uniquement d’agir selon la raison, et avec pour seule visée le bien commun. Aucune action qui s’avère soulager l’une de nos « passions » ne peut être qualifiée de vertueuse : ce qui exclut tout espoir de « récompense », mais aussi tout acte entrepris par compassion, ou encore le moindre plaisir que nous pourrions trouver à agir de façon altruiste.

Or, Mandeville est convaincu que ce qu’il entend par vertu est absolument inatteignable pour la plus grande partie d’entre nous. Comme il serait vain de chercher à nous rendre véritablement vertueux, il nous recommande une stratégie plus efficace : orienter nos désirs et nos vices vers le bien commun. Tout particulièrement, selon Mandeville, l’être humain est avant tout une créature orgueilleuse, soucieuse de son honneur (la « bonne opinion des autres »). Il serait donc judicieux pour notre société d’attacher ses plus hauts honneurs à des conduites avantageuses au bien public. Si nos comportements bénéfiques à autrui sont récompensés par l’estime de nos semblables, ou si nos mauvais actes valent des sanctions à notre réputation, nous serons incités à bien agir pour assouvir les besoins de notre orgueil. À nouveau : Private Vices, Publick Benefits.

 

Le marketing vert, vecteur de la cause écologiste ?

Transposées à notre contexte, les recommandations de Mandeville nous rendent attentifs au potentiel des conventions sociales et de notre besoin d’approbation pour nous diriger vers une société plus durable. Soit, l’écologie doit devenir le plus à la mode possible. Cela signifie par exemple que nous devrions nous activer, dans nos conversations quotidiennes, à ce que notre société tienne en haute estime les personnes engagées pour la protection de la nature, et salue les gestes qui respectent celle-ci. Pour prendre un autre exemple, la perspective de Mandeville nous signale que le « marketing vert »3 serait plus un allié à la cause qu’une diversion. A celles et ceux qui se montrent critiques vis-à-vis des intérêts évidents derrière ces stratégies, Mandeville répondrait sans doute qu’il serait illusoire d’espérer que la vertu nous attire davantage que le profit.

Faut-il se contenter d’une société qui ne ménagera l’environnement que lorsque cela sera rentable pour tous ? Ou faut-il tendre à ce que chacune et chacun lui attribue une valeur intrinsèque, à protéger indépendamment des sacrifices à court terme que cela semble impliquer (du moins en apparence) ? Certes, le message de Mandeville peut être reçu comme une invitation au cynisme. Il n’en a pas moins le mérite de nous rappeler que nous pouvons et devons tous participer à un travail collectif sur nos mentalités. Si l’opinion d’autrui pèse aussi lourd sur nos comportements que le pense Mandeville, il appartient bel et bien à chacune et chacun d’entre nous de contribuer à ce que les modes de vie respectueux de notre environnement soient les mieux valorisés.

 


1. La traduction que nous utilisons ici est celle de Lucien et Paulette Carrive, Bernard Mandeville : La Fable des Abeilles (Paris: Vrin 2010). Pour l’édition anglaise, voir Bernard Mandeville, The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, par F.B. Kaye (Indianapolis: Liberty Fund 1988, accessible en ligne : https://oll.libertyfund.org/titles/846).

2. Mandeville définit le luxe par « tout ce qui n’est pas immédiatement nécessaire à la subsistance de l’homme en tant qu’être vivant ».

3. Le marketing vert désigne des démarches commerciales cherchant à augmenter ses ventes en développant des produits plus écologiques, ou à améliorer son image en participant à des initiatives favorables à l’environnement.

Commentaires

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Ramelet Nicole

Très bel article! Merci ...il ne faut pas pousser trop loin l’analogie avec les ruches, les mâles sont éliminés dès…

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Jean-Paul

Très intéressante lecture. Merci beaucoup pour cette analyse

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Ramelet Nicole

Très bel article! Merci …il ne faut pas pousser trop loin l’analogie avec les ruches, les mâles sont éliminés dès qu’ils ne sont plus nécessaires et meurent de suite! Nicole

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Jean-Paul

Très intéressante lecture. Merci beaucoup pour cette analyse

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