International Le 6 juillet 2013

Les couleurs délavées de la « Rainbow Nation »

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Les couleurs délavées de la « Rainbow Nation »

© blackcommentator.com

2 décembre 2012, je m’envole pour le Cap, en Afrique du Sud. Emplie de naïveté, me voilà toute exaltée à l’idée de découvrir un nouveau pays, une nouvelle culture. La raison de ce choix ? Son histoire ! D’accord, l’on sait ce pays ravagé par la corruption, la criminalité, les inégalités. L’on sait que le racisme y est toujours présent, qu’une part importante de sa population vit dans des bidonvilles1. Mais pour moi, l’Afrique du Sud était avant tout la « Rainbow Nation » de Nelson Mandela et Desmond Tutu, deux des hommes les plus respectés et admirés au monde. C’était avant tout l’histoire d’un pays qui par la lutte et le courage de son peuple est parvenu à s’affranchir du terrible régime de l’Apartheid. C’était l’histoire d’une transition pacifique, obtenue grâce à l’instauration brillante de la fameuse Commission de la Vérité et de la Réconciliation2.

L’indice de Gini classe l’Afrique du Sud comme étant la société la plus inégale au monde3. Cette inégalité est flagrante plus ou moins partout, qu’elle soit économique ou de traitement. Allez au centre commercial, au cinéma, à un concert et vous êtes sûr de croiser une large majorité de blancs4, hormis derrière les caisses. Prenez le bus ou le métro et observez la tendance s’inverser. Ce dernier comporte d’ailleurs une première et seconde classe. Etant de couleur blanche, je n’ai jamais à préciser dans quelle classe je désire voyager : l’on me tend automatiquement un ticket première classe. Ce sont les personnes non-blanches5 à qui l’on demande de détailler leur choix. Montez dans un wagon deuxième classe et vous êtes certain de ne pas y voir un seul blanc, à moins qu’il s’y soit égaré. Pour citer une autre anecdote, il y a parfois une personne embauchée pour vérifier les sacs des clients à l’entrée des magasins. Observez-la un instant, vous remarquerez rapidement le contrôle sélectif et systématique des personnes de couleur. Quant à moi, je ne me suis jamais faite contrôler.

Tristement, ce n’est pas la manifestation de ces inégalités qui m’a le plus choquée ces derniers mois. Je m’y attendais, à ces inégalités. Ce qui m’a davantage surprise fut l’opinion et les discours défendus par certains des Sud-africains que j’ai eu l’opportunité de rencontrer. Précisons que de par mon statut social, ma couleur de peau et mon activité ici, ceux-ci étaient majoritairement blancs6. Sans surprise, il règne au sein de la population sud-africaine un fort sentiment de révolte quant aux importants problèmes socioéconomiques auxquels fait face son pays. Mais bien au-delà de cela suinte une révolte qui semble nettement plus profonde. Celle-ci tend à totalement remettre en question toute évolution que l’Afrique du Sud a connue ces dernières décennies, y compris l’abolition de l’Apartheid en 19917. Bien loin donc de la fierté historique à laquelle je m’attendais, je me retrouve parfois face à une sorte de nostalgie du temps de l’Apartheid, durant lequel il y avait prétendument moins de chômage, moins de criminalité. Plus déstabilisant encore fut pour moi de quelques fois faire face à un discours affirmant haut et fort que l’Apartheid n’a jamais été aboli, qu’aujourd’hui le régime est toujours appliqué, simplement dans l’autre sens.

Cette caricature date de l’époque de l’Apartheid. © tonygrogan.co.za/cartoons.html

Cette caricature date de l’époque de l’Apartheid. © tonygrogan.co.za

L’argument soutenant ces opinions est que depuis la fin de l’Apartheid, la situation aurait terriblement empiré, particulièrement pour les blancs. En effet, parce qu’aujourd’hui ce sont des noirs qui gouvernent le pays, parce que des politiques de discrimination positive ont été mises en vigueur, ce serait maintenant aux blancs d’être discriminés. Ceux-ci se trouveraient désormais dans l’incapacité de trouver du travail, les emplois étant prétendument tous réservés aux noirs. Ils seraient également un nombre terrifiant à sombrer dans la pauvreté et vivre dans des bidonvilles8. On l’aura compris, les grands sujets polémiques sont le chômage et la pauvreté, qui sembleraient largement affecter les blancs selon certains, leur cause majeure étant les lois de discrimination positive.

Voici un reportage de World Focus illustrant ce discours d’«  Apartheid inversé » :

Penchons-nous donc sur ce sujet, et sur ce qu’il en est en réalité. L’Afrique du Sud manque cruellement de personnes à haut niveau d’éducation. Cette inadéquation entre demande et offre de main d’œuvre qualifiée entrave le bon fonctionnement du marché du travail ainsi que le développement économique du pays. Ce problème puise ses origines dans l’époque de l’Apartheid durant laquelle l’éducation des non-blancs (soit 91.1% de la population9) était fortement limitée10. Se contenter d’abolir ce régime n’était ainsi pas une solution satisfaisante pour permettre au pays de se diriger vers une égalité entre ses groupes raciaux. Les groupes ayant été discriminés par le passé et souffrant encore aujourd’hui d’un manque important d’éducation et d’opportunités ont besoin d’un coup de pouce pour améliorer leur statut sur le long terme.

C’est là le principe des politiques de discrimination positive11. Celle-ci s’incarne principalement par l’Employment Equity Act12, le Skills Development Act13 et le Broad-Based Black Economic Empowerment14. Elle impose notamment des quotas dans les entreprises ou universités, de manière à y représenter plus justement la démographie du pays. Si l’instauration de ces politiques semble en théorie aller de soi dans une logique de lutte pour l’égalité, elle représente un sujet hautement controversé au sein de la population sud-africaine15. Une enquête de 2009 démontre que si 76% des noirs sont favorables à des politiques de discrimination positive concernant la population noire, seuls 22% des blancs le sont16. Je n’entrerai pas ici dans une analyse de l’efficacité des politiques de discrimination positive car les études se penchant sur le sujet se contredisent17. Il est de plus difficile d’observer leur impact étant donné qu’elles ne sont pas systématiquement respectées dans la pratique.

Comme préalablement énoncé, les discours critiques vis-à-vis des politiques de discrimination positive mettent souvent en avant le fait qu’elles rendraient l’accès à l’emploi impossible pour les blancs. Cette entrave à l’emploi les destinerait au chômage. A terme, certains pourraient plonger dans la pauvreté. Selon ce discours, le taux de chômage devrait donc être plus élevé pour les blancs que pour les noirs. Qu’en est-il dans les faits ?

Le chômage en Afrique du Sud varie selon les sources et modes de calcul de 23.9% à 40%18. Ce taux est pour les hommes et femmes noirs respectivement de 39.8% et 52.95%. Concernant les hommes et femmes blancs, il est de respectivement 8.1% et 12.5%19. En 2009, 57% des dirigeants d’entreprise étaient blancs, bien que ceux-ci ne représentaient alors que 7% de la population active20. Qu’en est-il de la pauvreté ? Les statistiques démontrant les inégalités entre blancs et noirs en Afrique du Sud abondent. Ainsi, pour une population composée de 79.2% de noirs et de 8.86% de blancs21, 52.56% des aspirateurs, 34.43% des voitures, 32.58% des machines à laver, 36.46% des ordinateurs sont détenus par des blancs22. 95.8% des ménages vivant dans des bidonvilles sont noirs ; seuls 0.27% d’entre eux sont blancs23. Précisons que loger dans un bidonville signifie évidemment un accès difficile à des facilités telles que l’eau courante ou l’électricité. Pour ce qui est des salaires, un noir gagnait en moyenne 3.64 fois moins d’argent par heure de travail qu’un blanc en 200624.

Ceci est une image de Khayelitsha, le plus grand bidonville d’Afrique du Sud, situé dans la région du Western Cape. On dit qu’il abrite 1 million d’habitants, bien qu’il soit difficile d’estimer précisément sa population. http://www.tumblr.com/tagged/khayelitsha

Ceci est une image de Khayelitsha, le plus grand bidonville d’Afrique du Sud, situé dans la région du Western Cape. On dit qu’il abrite 1 million d’habitants, bien qu’il soit difficile d’estimer précisément sa population. (c) tumblr.com/tagged/khayelitsha

Il convient donc de conclure que les Sud-africains, du moins ceux que j’ai rencontrés, semblent avoir une perception biaisée de leur réalité. Il ressort de mes observations que les différents groupes raciaux, empreints de rancœur et de préjugés vis-à-vis des autres, ne se mélangent que très peu, perpétuant leur division. Il ne semble pas que la situation soit en cours d’évolution significative. Par exemple, les opinions concernant les politiques de discrimination positive ne diffèrent pas avec l’âge25. Ceci est bien entendu négatif pour la cohésion de l’Afrique du Sud, ainsi que pour son développement. L’Afrique du Sud est la 28ème plus large économie au monde26, et ne se trouve pourtant qu’à la 121ème place sur 186 dans le classement de l’Indice de Développement Humain27. Presque la moitié des Sud-africains vivent avec moins de 4.5$ par jour28. La pauvreté, les inégalités, le chômage, la criminalité, la corruption font que le gouvernement dirigé par le parti de l’ANC29 est de plus en plus critiqué, mais une réelle opposition efficace a du mal à se former. Le problème est que l’éducation reste trop faible. En effet, 8.6% de la population n’a reçu aucune éducation scolaire et 12.2% s’est arrêtée après l’école primaire30. Aussi, la population semble progressivement se désintéresser du monde politique : la participation politique a diminué de 18.9% entre 2006 et 2011, passant de 91.9% à 73%31.

La conclusion de mon expérience et de ma réflexion est que l’Afrique du Sud est encore plus rongée et divisée par les inégalités et le racisme que je ne le pensais auparavant. Je n’ai pas observé d’évolution des mentalités encourageante auprès de la population jeune. Bien que Nelson Mandela reste un héros national largement adulé et aimé de tous, son idéologie est aujourd’hui bafouée par son gouvernement, et ne semble pas avoir fortement imprégné sa population. Pour clore cet article, je tiens à préciser une fois de plus son caractère entièrement partial. Ma réflexion est totalement conditionnée par le faible et non-représentatif échantillon de Sud-africains rencontrés lors de mon séjour et ne se veut aucunement scientifique.

 


1 28.7% des Sud-africains vivaient dans des bidonvilles en 2005. http://www.statistiques-mondiales.com/bidonvilles.htm

2 Tribunal instauré par Nelson Mandela et Desmond Tutu après l’abolition du régime de l’Apartheid. Victimes et bourreaux y ont eu l’occasion de compter leurs expériences, ces derniers avouant et détaillant leurs crimes au peuple, aux familles des victimes. L’objectif de cette Commission était d’éclaircir le mystère des nombreux « disparus » du régime, ainsi de permettre aux Sud-africains de connaître la vérité sur le sort de leurs proches, et aux perpétrateurs de violence de demander l’amnistie. Le but final était de parvenir au pardon, ceci afin d’achever une transition pacifique, c’est-à-dire d’éviter une guerre civile et de permettre au pays dans se reconstruire sans l’entrave de vieilles rancœurs. Voir le site Internet de la Commission : http://www.justice.gov.za/trc/

3 L’indice de Gini était de 0.631 en Afrique du Sud en 2009. A titre de comparaison, la société suédoise était la moins inégale au monde en 2005 avec 0.23. La Suisse était à 0.296 en 2010. Voir le classement de la Banque Mondiale : http://data.worldbank.org/indicator/SI.POV.GINI.

4 Par souci de brièveté, je me permettrai au long de cet article de préférer des termes tels que « blancs » ou « noirs » à d’autres plus politiquement correctes. La raison vient également du fait que les Sud-africains font une nette distinction entre les noirs (« black » en anglais) et les métis (« coloured »), ces derniers étant des personnes d’origine raciale mixte ayant bénéficié d’un statut supérieur à celui des noirs au temps de l’Apartheid. L’utilisation du terme « personne de couleur » pourrait donc parfois porter à confusion.

5 Le terme « non-blanc » comprend ici les personnes d’origine africaine, celles d’origines mixtes et celles d’origine asiatique. L’Afrique du Sud étant le premier pays de destination de l’émigration indienne, l’on y rencontre une importante minorité asiatique (2.5% de la population. http://www.statssa.gov.za/Census2011/Products/Census_2011_Census_in_brief.pdf. (p.21)). Celle-ci a même constitué une catégorie raciale à elle seule au temps de l’Apartheid.

6 J’insiste ici sur le caractère totalement biaisé de mon expérience. Je n’ai aucune idée précise de ce qu’est le discours tenu par les Sud-africains avec qui je n’ai pas eu l’opportunité de converser. Loin de moi également la prétention d’avoir connaissance de l’opinion de la totalité des blancs en Afrique du Sud. Celle-ci doit certainement varier selon les groupes sociaux, régions ou origines.

8 Afin de cerner ces opinions, il peut être intéressant de lire les diverses réactions des internautes suite à certains articles portants sur l’Afrique du Sud. Un exemple est celui des commentaires écrits suite à cet article et série de photos concernant la pauvreté des blancs en Afrique du Sud : http://www.boston.com/bigpicture/2010/07/poverty_within_white_south_afr.html.

10 Voir cette étude sur le chômage et le marché du travail en Afrique du Sud : http://www.imf.org/external/pubs/nft/2006/soafrica/eng/pasoafr/sach3.pdf. (pp.26-30)

11 Voir cette étude sur la discrimination positive en Afrique du Sud : https://ujdigispace.uj.ac.za/bitstream/handle/10210/1356/Tladi_MA.pdf?sequence=6.

16 Il est intéressant d’observer que 42% des blancs sont pourtant favorables aux politiques de discrimination positive en faveur des femmes. http://academia.edu/195115/Minding_the_gap_attitudes_toward_affirmative_action_in_South_Africa. (p.11)

17 Cette source-là parle d’un impact globalement positif : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1509545. (p.212).

Celle-ci décrit un effet plutôt marginal : http://r4d.dfid.gov.uk/PDF/Outputs/Inequality/workingpaper76.pdf. (p.23)

18http://www.statssa.gov.za/Census2011/Products/Census_2011_Census_in_brief.pdf (p.57). Précisons que dans leurs discours, les Sud-africains tendent à considérer le chiffre de 40% comme étant le plus proche de la réalité.

19 Ibid (p.58).

22 Ibid (p.100).

23 Ibid (p.65).

28 Documentaire de la BBC Two. South Africa : The Massacre that Changed a Nation. 23.04.2013.

29 L’ANC est le parti de la lutte contre le régime de l’Apartheid, le parti de Mandela. Il est au pouvoir depuis 1994. S’il se prétend encore aujourd’hui être l’héritier de l’idéologie de Mandela, raison pour laquelle il est encore le parti le plus populaire en Afrique du Sud, il ne la respecte que très peu en pratique.

Commentaires

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Sylvain

Hi Emmanuelle, How do one get in touch with you?

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Emma

Merci Andrea pour ce commentaire entièrement pertinent :). J'ai volontairement laissé de côté la question des coloured et des indiens…

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Andrea

Bel article Emma mais si personnellement je n'aime pas une lecture de l'histoire sud-africaine uniquement basée sur les noirs et…

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Andrea

Bel article Emma mais si personnellement je n’aime pas une lecture de l’histoire sud-africaine uniquement basée sur les noirs et les blancs. En effet, je pense qu’omettre les colored et les indiens dans l’équation biaise encore plus la situation. De plus, il semble que ce soit eux qui souffrent le plus de contexte actuel. Au-delà, je te félicite et je me réjouis que tu récrives un article sur les élections de 2014 par exemple afin de voir si un changement est possible après ton retour au Cap en janvier 2014 🙂

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Emma

Merci Andrea pour ce commentaire entièrement pertinent :). J’ai volontairement laissé de côté la question des coloured et des indiens par souci de brièveté. Il est cependant vrai que leur situation ne devrait pas être négligée et qu’ils souffrent aujourd’hui tout autant (voire plus) des retombées de l’Apartheid que les noirs. Ils seraient par ailleurs un sujet intéressant à analyser pour la problématique du racisme en AdS, étant réputés pour être racistes des noirs (ceci est bien entendu une généralisation) bien qu’ayant constitué une classe inférieure à celle des blancs au temps de l’Apartheid. Je me réjouis de suivre ces élections et d’en discuter avec toi :)!

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Sylvain

Hi Emmanuelle,

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