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Comprendre la crise : du besoin de poser des bases communes
Les dernières années, à n’en pas douter, ont été difficiles pour les dirigeants européens. Si l’on fait exception d’Angela Merkel (Allemagne, 2009) et de Mark Rutte (Pays-Bas, 2012), tous ont dû quitter leurs fonctions ! Georgios Papandréou (Grèce, 2011), Silvio Berlusconi (Italie, 2011), Jose Luis Zapatero (Espagne, 2011), Nicolas Sarkozy (France, 2012), la liste est encore longue, puisque des changements ont également eu lieu au Royaume-Uni, en Hongrie, au Portugal, en Irlande, et au Danemark. Sans doute, la crise économique qui frappe l’Europe – et les Européens – y est pour quelque chose. Mais pour quoi ?
La semaine dernière, nous en étions restés là : si cette crise possède certainement plusieurs facettes, notamment sur le plan social, c’est avant tout une crise économique, qui nécessite d’être comprise comme telle. Dès lors, cet article a pour but d’expliquer ce que nous entendons par « crise économique » : quelles en sont les origines? Pourquoi la Grèce, l’Espagne subissent une crise de la dette, et pas l’Allemagne par exemple, qui a, elle aussi, été durement touchée par la crise financière de 20071 ?
Ces questions sont importantes, puisqu’elles sont sous-jacentes au mauvais climat économique européen, et précèdent la question de l’austérité (sans crise, pas d’austérité !). Y répondre est une condition nécessaire pour aller plus loin dans l’analyse, ce pourquoi j’adopterai un ton quelque peu didactique, afin d’avoir un terreau commun sur lequel travailler par la suite ! Pour ce faire, nous commencerons par esquisser les origines de la crise, ses causes. Puis, nous explorerons ses conséquences : les problèmes économiques qu’elle pose, ainsi que les solutions – théoriques – pour les résoudre.
Pour les matheux du coin, un fichier PDF (lien : https://docs.google.com/open?id=0B8loyWUYVzLTakNVUDdvMXZHN1U) explique le problème de la dette en termes mathématiques, et dérive quelques résultats sur la façon dont on « stabilise » une dette publique.
Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où on vient
Le tableau ci-dessus représente l’évolution des dettes publiques, exprimées en pourcentage de PIB2, de plusieurs pays européens sur la période 2001-2010. Le premier constat, c’est qu’il y a eu un saut quantitatif qui fait suite à la crise financière de 2007 : entre 2007 et 2010, la dette publique de la zone euro est passée de 65% à 85% du PIB3! Ensuite, il faut noter que ces niveaux de dette sont très hétérogènes : certains pays en ont beaucoup, d’autres peu. Sans aller trop dans le détail, il faut comprendre que les origines de la crise diffèrent grandement selon les pays : intéressons-nous notamment aux GIIPS4.
Le cas de la Grèce est certainement le plus connu et le plus facile à interpréter : la dette grecque, en plus d’être déjà élevée de base, a été « cachée » d’une certaine manière aux marchés financiers ; la crise financière de 2007 n’a fait que révéler ces faits au grand jour. Le cas de l’Espagne, cependant, est singulièrement différent : sa dette publique avant la crise n’était pas excessivement élevée (en comparaison avec celle d’autres pays européens) ! En revanche, ce nombre a dangereusement a augmenté depuis le début de la crise de la dette grecque, en raison de la mauvaise santé économique que connaît l’Espagne depuis la crise financière de 2007. En effet, elle a connu une importante implosion de son marché immobilier, implosion qui a provoqué une récession économique, une importante montée du chômage et, indirectement, une substantielle détérioration des finances publiques.
En Irlande, l’Etat a hérité de la dette privée des banques, lorsque celles-ci, menacées de faillite suite à la crise financière, ont été nationalisées ; résultat, la dette publique irlandaise a explosé, malgré qu’elle soit partie à un niveau relativement faible. L’Italie, elle, possédait déjà la dette la plus grande de la zone euro avant le début de la crise ; enfin, la dette portugaise, publique et privée, était également relativement importante au début de la crise, le tout couplé à une économie plutôt « faible » lorsque comparée, par exemple, au taux de croissance grec précédent la crise.
Le mécanisme de la dette
Il est donc important de noter que les origines mêmes de la crise de la dette diffèrent les unes des autres, bien qu’au final, la conséquence soit la même : un niveau de dette trop élevé. Mais dans le fond, quel problème pose cette augmentation ? L’Etat ne peut-il pas simplement emprunter cet argent, le temps de « résoudre » les problèmes causés par une crise, et le rembourser plus tard, lorsque la situation sera meilleure ? Enfin, comment se fait-il que l’Allemagne, dont la dette publique en pourcentage du PIB était de 81.6%5 au premier trimestre 2012, payait alors un taux d’intérêt de 1.86%6 sur sa dette, alors que l’Espagne, dont le ratio de dette au PIB était de 72.1%5, payait 5.43%6 ? Qu’est-ce qui explique – ou n’explique pas – cette différence, contradictoire au premier abord ? Pour comprendre cela, il nous faut développer un peu plus loin le concept de « dette publique ».
Imaginez un instant que vous avez une idée géniale, tellement géniale que vous êtes certain qu’elle fonctionnera. Seulement, vous n’avez pas d’argent : vous êtes obligé d’en emprunter un peu à votre banque, qui vous demandera de retourner l’argent plus tard en plus d’un intérêt – emprunter de l’argent n’est pas gratuit. Ce n’est pas un souci, puisque votre idée fonctionne à merveille et vous êtes capable de repayer les intérêts de la banque ainsi que dégager quelques profits pour vous-même. Maintenant, en plus de repayer la dette, vous pourriez vous dire : « ça fonctionne dans ma ville, pourquoi ne pas essayer dans les autres ? » : alors, vous recommenceriez le même processus : emprunter, produire, payer. Imaginez maintenant que tout cela se déroule « en continu » : vous êtes continuellement en train d’avoir de nouvelles idées, vous empruntez toujours un peu d’argent à votre banque, et simultanément vous remboursez vos anciens prêts.
Eh bien les Etats, eux, fonctionnent grossièrement de la même manière : en plus de percevoir des taxes, ils empruntent une partie de leurs fonds sur les marchés financiers en émettant des titres de dettes publiques7, créant ainsi une dette publique. Ce processus, qui se déroule de manière continue, est tout-à-fait commun dans le cadre d’un Etat-nation moderne8. Les problèmes arrivent lorsque cette dette, en pourcentage du PIB (la capacité d’un pays à payer, voir note 2), devient excessivement grande : une partie toujours plus grande des revenus publics part rembourser la dette (c’est le « fardeau de la dette ») ; si cela ne suffit pas, l’Etat doit emprunter afin de rembourser ses précédents prêts, engageant ainsi une « spirale de la dette ».
Mais il y a un autre piège, plus sournois. L’argent de la dette est emprunté auprès des marchés financiers, constitués d’agents publics et privés, notamment des investisseurs, qui décident du taux d’intérêt auquel ils prêtent. Evidemment, lorsque vous prêtez de l’argent, vous espérez bien qu’un jour on vous le rembourse ! Il en va de même pour ces agents, qui ont, par-dessus tout, une peur bleue du défaut de paiement: pour cette raison, en plus de faire payer un taux d’intérêt, ils demandent une « prime de risque ». Cette prime de risque est essentielle, car elle dépend de deux facteurs : premièrement, elle reflète les « fondamentaux » d’un pays (sa santé économique, sa capacité à repayer) ; deuxièmement, elle représente une mesure de la « réputation » d’un pays, une interprétation « subjective » de sa capacité à payer.
C’est, essentiellement, cette prime de risque qui explique la différence de taux d’intérêt entre l’Allemagne et l’Espagne : en plus d’avoir une économie en meilleure santé que l’Espagne, l’Allemagne est « perçue » par les agents prêteurs comme étant moins à même de faire défaut, bien que son ratio de dette au PIB soit plus élevé que le ratio espagnol ! En conséquence, l’intérêt que paie l’Espagne sur sa dette est élevé, car elle est réputée moins sûr ; alors que l’Allemagne paie, elle, un intérêt plus bas (la prime de risque est même « négative » : les agents se ruent sur la dette allemande9, faisant baisser son prix, l’intérêt).
Mais comme si cela ne suffisait pas pour rendre fou le pauvre comptable public chargé de résorber la dette, voilà un autre problème. Rappelez-vous que la dette est mesurée en termes de PIB, qui mesure la capacité d’un pays à « payer » sa dette. Lorsqu’un Etat décide de réduire sa dette, il doit nécessairement dégager des « bénéfices » : augmenter ses taxes et/ou diminuer ses dépenses. Or, et c’est particulièrement le cas lors d’une période d’instabilité économique, cela affecte forcément la santé de son économie nationale10 : les taxes vont réduire l’activité des entreprises ; les investissements de l’Etat, par exemple dans les infrastructures, diminuent ; et la baisse des allocations type chômage va faire diminuer la consommation des ménages dans leur ensemble. En conséquence, le PIB diminue, ce qui compense, en quelque sorte, l’augmentation des recettes publiques (en effet, le ratio Dettes/PIB reste constant) !
Le piège de l’austérité
Tout cela a des conséquences dramatiques pour notre comptable public. Imaginons que, pour une raison particulière (par exemple les problèmes de la dette grecque), les marchés financiers prennent peur et augmentent le taux d’intérêt proposé à l’Espagne. Si, pour repayer la dette, notre comptable espagnol propose d’imposer l’austérité, il y a de fortes chances pour que, dans une période d’instabilité économique, cela affecte l’économie du pays, et donc sa capacité à repayer ; voyant que la situation ne s’améliore pas, les marchés financiers imposent une prime de risque plus élevée, et donc un taux d’intérêt plus élevé ; ceci augmente encore le fardeau de la dette que le pays doit payer, ce qui oblige le comptable à couper encore plus dans les dépenses, ce qui diminue la capacité du pays à payer, ce qui mécontente les marchés, et le cercle continue : l’Espagne entre en crise de la dette quand bien même qu’elle n’a rien fait de faux à l’origine ! C’est la « contagion »11.
Pour revenir au cas de la Grèce, lorsque l’ampleur réelle de la dette grecque a été dévoilée au vu et su de tous, la « spirale de la dette » s’est enclenchée, résultant la catastrophe dans laquelle la Grèce est actuellement empêtrée. L’austérité imposée a, logiquement, échoué dans sa mission : les taux d’intérêts grecs n’ont cessés d’augmenter sous la pression des marchés, alors que le pays plongeait dans une importante récession économique. Pire, via le mécanisme de contagion que l’on vient de décrire, la crise de la dette s’est « propagée » à d’autres GIIPS, notamment l’Espagne !
Alors, quelles autres solutions s’offraient aux dirigeants européens pour sauver la Grèce de ce marasme, quelles ont été les solutions choisies, et pourquoi ? Comment les Grecs ont-ils accueilli ces décisions, et pourquoi les ont-ils refusées avec autant de force ? Ces questions sont importantes, puisque, comme on l’a vu dans le cadre de cet article, la crise de la dette grecque peut être, en quelque sorte, à l’origine de la crise que traversent les GIIPS dans leur ensemble. Dans un certain sens, la Grèce est le « premier domino », et tant que son cas n’est pas résolu, une solution pour l’ensemble de la zone euro n’est pas possible. Le prochain article traitera justement du cas de la Grèce et de la réaction des dirigeants européens à la crise grecque ! A dimanche prochain !
Pour aller plus loin
Pour ceux qui s’intéressent aux causes économiques et financières de la crise et veulent les explorer plus en détail, je les invite à voir cet excellent projet de recherche réalisé par un de mes amis : Jérôme GLAUS, « La crise de la dette souveraine : le calme avant la tempête ? », Mai 2012 (lien : https://docs.google.com/open?id=0B8loyWUYVzLTMDFyd2FkdkFiSDA).
Enfin, afin de « préparer » le prochain article, le lecteur peut se référer aux liens suivants :
« Grèce, la Catastrophe qui arrive », Mai 2012, Charles Wyplosz, Telos-eu, http://www.telos-eu.com/fr/europe/grece-la-catastrophe-qui-arrive.html
« Debtocracy (La Gouvernance par la Dette) », avril 2011 par deux journalistes grecs : http://www.youtube.com/watch?v=3z8fsmFlOaE et sa « suite », Catastroïka, avril 2012, http://www.dailymotion.com/video/xqehlo_catastroika-multilingual_shortfilms#.UMEkC4N95-c Attention ! Ces films ont fait l’objet de nombreuses controverses. Prenez-les avec des « pincettes ».
A look at Greece’s financial crisis from the inside, Février 2012, documentaire de la BBC, http://www.bbc.co.uk/news/world-europe-17081933
Partie 3: La Grèce saignée par l’austérité
[1] Je ne détaille pas les origines et les causes de cette crise financière-là (celle-qui a vu, notamment, la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008). Le lecteur, pour une explication simple de cette crise, peut se référer à cet excellent document de Charles Wyplosz, Professeur d’Economie Internationale à l’IHEID : http://wyplosz.eu/fichier/La_crise_simplement.pdf
[2] La dette publique d’un pays, grossièrement, est l’argent qu’il a emprunté auprès du marché ; celle-ci est souvent exprimée en pourcentage de sa capacité à payer, le PIB. En effet, le PIB peut être compris comme le « revenu » d’un pays (la richesse qu’il génère) : dès lors, il fait sens de comparer sa dette publique avec sa « capacité à payer », ce que représente le PIB. Donc, lorsqu’on parle de la « dette au PIB » ou du « ratio de dette au PIB », on pense au montant de la dette publique en pourcentage du PIB (autrement dit, en pourcentage de sa capacité à payer).
[3] Fondation Robert Schuman, « Europe and the global financial crisis », Avril 2011
[4] GIIPS : Grèce, Irlande, Italie, Portugal, Spain (Espagne). Parfois abrégé péjorativement « PIIGS ».
[5] Eurostat, Euroindicators, 111/2012
[6] Taux d’intérêt sur des obligations gouvernementales (titres de dette publique) à 10 ans, Financial Times, Février 2012
[7] En pratique, l’Etat, pour se financer, émet des titres de dette publique : grossièrement, un contrat que vous achetez pour un certain montant (qui revient à l’Etat) et qui, en retour, vous fournira des revenus plus tard sous forme d’intérêt, en plus du remboursement du prêt. Il existe une multitude de titres de dette, en fonction notamment de leur échéance (3 mois à 30 ans, voir à vie !) et de l’intérêt qu’ils rapportent, mais les énumérer n’est pas le but ici.
[8] Certains courants de pensée remettent en question une telle normalité, en critiquant la méthode de financement « par la dette ». Ce sujet sera adressé, en partie, dans le prochain article.
[9] Ceci est en partie mécanique. En effet, les titres de dettes publiques sont normalement considérés comme des titres de dette « neutres », ou sans risque. Avec la crise, de nombreux titres de dette publique ont perdus ce statut ; toutefois, les agences de notations ont laissé la note maximale aux titres de dettes allemands. Comme les titres de dette sans risque sont très importants pour les investisseurs (ceux qui ont fait de la finance, rappelez-vous l’analyse moyenne-variance et le principe de diversification), l’achat de titres de dette publique allemands augmente mécaniquement, ce qui fait baisser leur prix, l’intérêt, alors que l’achat de titres de dette publique « dégradés » (qui n’ont plus la notation sans-risque) diminue, ce qui augmente leur prix, l’intérêt.
[10] Pour ceux ayant eu la chance de suivre des cours de macroéconomie, rappelez-vous que le PIB se calcule en additionnant Consommation, Investissement, dépenses Gouvernementales, et eXportations nettes : PIB = C + I + G + X. L’austérité va faire diminuer G, qui diminue le PIB, ce qui rajoute de l’incertitude, etc. Cependant, ce résultat peut différer en fonction du modèle macroéconomique choisi (Néoclassique, néokeynésien, etc.). Pour une discussion approfondie, n’hésitez pas à laisser un commentaire !
[11] Un autre important canal de contagion passe par les banques : la mauvaise situation économique résultat de la crise de la dette et les « défauts » que la Grèce a faits sur sa dette affectent directement les banques d’autres pays (dont les GIIPS), ce qui contribue à étendre la crise. Ce mécanisme aura de l’importance plus tard lors qu’on discutera de la position allemande.
Salut Nicolas, Merci encore une fois pour ce commentaire intéressant. Effectivement, nos points de vues s'échoppent sur plusieurs points, mais…