L'encrier Le 26 août 2014

L’être des vacances

0
0
L’être des vacances

Tu devrais partir. Je devrais partir. Le temps des vacances séduit la phrase, invite, possède. Il ordonne. On ne fait pas n’importe quoi. Tu as réussi tes vacances? T’as fait quoi? T’es allé où? L’inquiétude. Dehors, dedans. Le regard des autres, les yeux d’intimité. Les signaux sont insidieux, la pensée discrètement oppressive. Quand elles arrivent, les vacances, de loin devinées, troupeau énorme d’éléments, eau, montagnes, vagues, ciels, villes, murs de ton appartement, pataugeant dans l’infini mélange des possibles, où avance pêle-mêle toute la panoplie du vivant. Elles érigent leur promesse, au bout de la route, incontournables, le nuage de poussière qui annonce leur marche irrévocable grandi à l’horizon. Tu remplis le temps de tes actes. Qu’est-ce que je vais faire? Il faut profiter. Sinon quoi? Je voudrais pas rater mes vacances. J’ai raté mes vacances. Je, le démon tout-puissant qui tient tous les fils. Je décide.

Souvenir de tranquillités. De quels chemins s’étaient-elles tissées? Voyager? Le repos. Prendre ce grand sac de chair et d’os, le poser dans une chambre qu’il ne connaît pas, vider ses soucis dans les profondeurs corrosives d’une mer, l’arroser de soleil aux heures douces du jour, le traîner docile bête sur des chemins de sable, sous le dais d’arbres silencieux, entre les troncs d’une intemporelle forêt de songes, l’asseoir débilement sur une terrasse, au coin d’un port, et le laisser rêver de destinations plus lointaines encore. Il suffirait de poser le pied sur l’échelle, de monter sur le navire. Matelot, emporte donc ça où les vents parlent mille langues, veux-tu bien, laissons les courants déporter cette masse inerte vers l’au-delà de son poids, jusqu’à la porte bleue où s’est discrètement glissée la vie. La vie n’est pas là. Je décide. Je trie. Ça, c’est la vie – ça, non.

Partir. Préparer, organiser. Le lieu quitté, le lieu à venir. Des vacances? Vacances de quoi? Il fera chaud, il fera froid. Prévoir. Anticiper. Compter. Je vais oublier quelque chose, c’est sûr – j’aimerais m’oublier moi, tiens. Et si j’allais ailleurs? Et si je restais là? Et si j’ai un accident? Et si je ne veux plus rentrer? Parfois il y a juste un truc dedans qui dit: Pars. Reste. Comme ça dit: Mange. Touche. Embrasse. Dors. Même lieu de nécessité intérieure. Et quand ça dit pars, puis, reste. Pars, non: reste, ah non pars, vas-y, oh pis reste. Quand ça dit les deux. D’ailleurs, il y a moyen de partir en restant: ça se combine, se tricote ces choses, faut entrer dans la finesse. Tu prends les besoins de chacun et tu peux faire une tambouille tout à fait digeste, peut-être même délicieuse. Il y a cette ambiguïté fondamentale, qu’on se trimballe, en restant, en partant – en étant. Le fond des cales, limpide, clair et simple, beau, neuf, pure, monochrome? D’aucuns disent que le vrai centre est de cristal, qu’au milieu il y a la lumière et rien d’autre, qu’à un moment donné, tu te connais dans ton Essence et voilà, fin du calvaire, culbute d’histoire, La Vérité commence. De talent, la ruse n’est pas qu’au renard. De séduction, le miroir n’est pas que vraisemblance. Bon voyage quand même.

Il paraît que ne rien faire est reposant. Avec l’être en arrêt de travail s’arrêterait le travail de l’être. C’est comme un bouton que tu tournes. Ainsi chante la muse, passant par-dessous les regards le voile de ses artifices, le truc secret de son tour, la magie d’un moderne confort. Pour opérer la qualité reposante, un rien faire, ça s’installe pourtant pas n’importe où. Des techniques méditatives à la représentation structurante d’un début et d’une fin, de la présence contenante d’une compagnie de glandouillage à l’overdose récente d’agitation, le terrain semble riche de sédiments peu hasardeux. Mais c’est qu’on se choisit toujours le récit du je qui décide. Tant qu’à faire. Il sied mieux au visage. C’est comme une couleur qui relève le teint. Tous les miroirs portent quelque trouble. Je prendrais bien des vacances du je, tant qu’à faire.

Depuis que nous avons quitté les champs d’agriculture, ce ne sont plus les saisons qui organisent nos affaires et nos chômages; depuis que les moyens ont raccourci les distances, ce ne sont plus les villes que l’on quitte pour le village et son repos. Désormais, depuis le tout possible (accordé à certains), nous disposons de l’usage du monde. Plus ou moins éthique, poétique, aventureux, noble ou perverti. La sociale habitude est devenue possibilité individuelle. Les angoisses avec: petit lot de surprise. La fatigue d’être soi, jusque dans les vacances. À toutes les sauces possibles de nos vécus. Mais pas seulement. Car, même s’il a un prix, le miracle peut s’accomplir. Et si nous les aimons tant, en nos cœurs oublieux et à leur égard volontiers pardonnant, c’est sans doute pour leur plus délicate vertu. Nos vacances.

Alors, tu tombes, tu tombes alors délicieusement. Et ce n’est plus la même chose. Le début fut discret, précipité et lent, tu ne saurais dire, et déjà l’idée d’une fin sème ses petites graines d’amertume sur le paysage – qui n’en est que plus beau. Et tu respires sans faire de bruit, à pleins poumons de silence, pour ne pas effrayer la transe, tu danses sans bouger, tu tombes délicieusement. Cette indolence. Cette stupeur. Cette imbécilité heureuse. Rythme doux. Chansons du corps accordées aux mélodies du jour, partition harmonieuse entre les appétits et leur satisfaction. Je suis ailleurs, j’ai quitté de ma main cette encoche d’où je décide, trie et refuse. Cours d’eau amène, enfin, le flux et le reflux de la vie entre mes os. Nous voilà sots du village, l’air benêt, le sourire aux lèvres. La joie est assise au portillon, prête à déclencher son sursaut d’humeur à toute favorable occasion. Tu respires et le ciel te tombe sur le front, les nuages te parlent, le vol des oiseaux tisse des cocons où les enfants se balancent et rient. Tu entends ton cœur tambouriner contre le ventre mou de l’atmosphère. Il y a des connivences. Ne rien faire. Être et seulement être. Tout d’un coup, tu comprends, tu fais l’expérience. Et le décideur en profite: ça c’est la vraie vie, le reste, pfff. La vraie vie ne va pas durer, et si elle durait, philosophe: va jusqu’au bout. Mais la carnation lourde de l’air t’enivre, déjà tu oublies. Une question voisine semble imprégner chaque particule ambiante: ce rapport singulièrement présent à toutes choses, cette conscience déployée, contenue et joueuse, cette sensibilité toute palpitante de perceptions fines et grisantes, en quoi cela s’est-il composé? Est-il possible de ramener ce trésor à la maison? Comment le garder vivant? Tu aimerais disposer entre les nécessaires temps du labeur, dont les vertus ne sont pas moins importantes, ces aires d’absolu repos. Une interrogation s’invite, délicate et subtile, plus vaste encore: comment accueillir toutes les vraies vies qui ont lieu à chaque instant?

Le regard embrasse tout ce qu’il touche, la question se dissout dans une rêverie monotone, rien n’est si grave que le goût des choses simples et immédiates. Vacances: la difficile tâche d’exister est portée par les puissantes colonnes qui ouvrent et ferment cette parenthèse. Temple d’être transitoirement vivant, nanti parmi les nantis. Le sais-tu?

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.