Île de Lítla Dímun (îles Féroé), Deniz Ates (2012)
Tout le monde a déjà entendu parler de la littérature, de la poésie et des héros de l’Antiquité : Ulysse, Œdipe, Hercule, Achille, Noé, Abraham, Adam et tutti quanti que l’on retrouve notamment dans la Bible hébraïque, les épopées homériques ou les tragédies grecques. En revanche, moins connus sont Njáll, Gunnar de Hlíðarendi, Egill Skallagrímsson ou encore Gylfi ; peut-être même n’en avez-vous jamais entendu parler ! Et pour cause, ces noms sont issus de traditions littéraires moins diffusées, plus isolées et plus tardives. Elles sont véhiculées en Islande et en Scandinavie au Moyen Âge, dans un premier temps sous forme orale, puis à l’écrit dans des textes mieux connus sous le nom de sagas islandaises. De quoi s’agit-il ?
Quand vous dites « saga », vous parlez islandais
De nos jours, on parle de saga pour désigner un film, un roman ou une nouvelle journalistique qui se décline en plusieurs volets. On en oublierait presque l’origine du mot, qui est en fait islandaise : une saga (pluriel : sögur) signifie tout simplement « histoire » ou « récit ». Une saga islandaise est donc littéralement une histoire islandaise. Elles sont nombreuses, principalement rédigées entre le XIIIe et le XIVe siècle, et leur contenu, très varié, leur a valu d’être classées dans différentes catégories : sagas légendaires (fornaldasögur), sagas des Islandais (íslendingasögur) ou encore sagas des contemporains (samtíðarsögur) en sont quelques exemples. On y narre des hauts faits de héros aux grands pouvoirs, des vengeances sanglantes, des récits d’amitié, d’amour, d’honneur et de loyauté, des voyages jusqu’aux confins du monde et des combats avec géants de glace, trolls, dragons et autres créatures fantastiques. S’y trouvent également des épisodes plus historiques : colonisation des îles de l’Atlantique Nord (Islande, Groenland et Îles Féroé), christianisation des populations scandinaves ou encore raids vikings sur les côtes du continent européen, de la Grande-Bretagne et de l’Irlande.
Depuis près de deux siècles, ces documents occupent plusieurs générations de chercheurs et de traducteurs. Oui, car même si le vieil islandais reste une langue terriblement difficile à appréhender – elle décline même les prénoms et les pronoms de négation – et dont l’apprentissage ne permet de communiquer qu’avec des Vikings morts et, dans une moindre mesure, avec quelques Islandais vivants, certains ont tout de même tenté de l’apprendre et ont traduit la plupart de ces récits en français ou en anglais. Ces chercheurs tentent, entre autres, d’y démêler l’histoire du mythe et de restituer, le plus fidèlement possible, le ressenti et les coutumes des Islandais du Moyen Âge : comment pensait-on à l’époque ? En quoi croyait-on ? Comment percevait-on le monde, son monde, le monde des autres, ainsi que les mondes de l’au-delà ?
Bien entendu, ces recherches suscitent souvent la surprise : pourquoi s’intéresser à une île peuplée de seulement quelques milliers d’habitants alors que l’on a la possibilité d’étudier la Grèce antique, le siècle des Lumières ou encore la Renaissance ? Et bien même si l’Islande ne peut se targuer d’avoir une culture aux tissus raffinés et aux constructions grandioses, elle a produit une littérature et une poésie des plus complexes et des plus riches, et son contexte historique est tellement particulier et bien documenté qu’il en devient unique !
Une île à l’ombre des Hommes
L’île a longtemps connu l’absence des Hommes. Ce n’est en effet qu’au début du Moyen Âge qu’une poignée de moines irlandais la découvrent et décident de s’y installer pour assouvir leur désir d’ascétisme. Au IXe siècle, la rumeur circule en Norvège qu’il existerait des terres à l’ouest, dans l’Atlantique. Selon le Landnámabók (« Livre de la colonisation »), Ingólfr Arnarson, un Norvégien, décide de partir à leur recherche, trouve l’Islande et s’y installe à long terme. Il devient le premier d’une longue chaîne de colons scandinaves qui, dans un style un peu « Far West », partiront en mer en quête d’un bout de terre. Passé quelques années, on peut dire qu’une nouvelle société voit le jour et que tous ces colons ne sont plus des Norvégiens, mais bel et bien des Islandais. Ils vivent sans rois et sans seigneurs, développent un système complexe doté d’un « parlement-tribunal » qui se réunit une fois par année, en été, et qui cherche à résoudre les différends entre Islandais1.
L’île reste autonome quelques siècles, puis la Norvège l’annexe à son royaume vers 1262-1264. Durant la période autonome – qualifiée en anglais de « Icelandic Commonwealth » et en islandais, juste pour le plaisir de le prononcer, de « Þjóðveldið Ísland » – les conflits entre Islandais sont récurrents et l’on en vient souvent aux armes, aux batailles ou aux meurtres pour y mettre fin. D’autres insulaires voyagent : c’est ainsi qu’un certain Erik le Rouge colonise le Groenland et que Leifr Erikson explore la côte est du Canada, où lui-même et d’autres expéditions rencontrent des populations locales2.
Tout cela, les Islandais en parlent et développent, au même titre que dans l’ancienne Grèce, une riche tradition orale qui vient se mélanger aux anciennes traditions orales scandinaves et germaniques, laquelle sera complétée plus tard par des traditions « européennes » – notamment des éléments de la littérature chrétienne. On en apprend bien plus sur les Scandinaves grâce aux sagas islandaises qu’aux autres récits originaires de Scandinavie. Comme le rapporte de manière très idéalisée le Danois Saxo Grammaticus dans sa Préface de La Geste des Danois (1200), les Islandais « passent tout leur temps à découvrir les hauts faits des autres, compensant leur dénuement par leur activité intellectuelle. Découvrir et rapporter l’histoire de toutes les nations est pour eux un vrai plaisir. Ils ne considèrent pas qu’il soit moins glorieux de décrire les exploits d’autrui que de célébrer les siens ! »3
Entre la période qui sépare la découverte de l’Islande (870) de sa christianisation (999/1000), la majorité des informations est transmise oralement. Puis petit à petit, conséquence de l’ouverture culturelle, voire politique, due au changement de religion, certains Islandais commencent à imiter les Européens. Autrement dit, ils passent leur temps à écrire des livres dans des églises et des monastères : entre le XIIIe et le XIVe siècle, des religieux de l’île font un travail que l’on pourrait presque qualifier d’anthropologue. Ils couchent par écrit les traditions orales que nous mentionnions, non sans y apporter, bien entendu, une bonne dose de morale chrétienne… Ainsi naissent les sagas islandaises !
« Winter is coming »
Celles-ci ne sont, dans nos contrées méridionales, peut-être pas autant célèbres que les récits de l’Antiquité. Elles ont pourtant souvent servi de base à des œuvres largement répandues : nous avons en effet tous déjà lu, visionné ou entendu parler indirectement de ces sagas sans forcément le savoir. J. R. R. Tolkien (1892-1973), professeur de philologie à l’Université d’Oxford et légendaire auteur du Seigneur des Anneaux et du Hobbit, s’en est par exemple largement inspiré pour ses romans. Propulsant trolls, elfes, nains et autres créatures typiques de Scandinavie ou d’Islande au-devant de la scène, il a grandement contribué à susciter la curiosité du public pour cette littérature. Voyons par exemple que l’épisode du Hobbit qui met en scène Smaug, un dragon qui garde en son antre un important trésor, partage de nombreuses similitudes avec le Fafnismal ou la Saga des Volsungs4 qui font le récit de la discussion et du combat entre le héros Sigurdr et le dragon Fafnir. Dans plusieurs récits sur les anciennes religions nordiques, les nains sont décrits comme étant d’habiles forgerons, comme c’est le cas dans le monde du Seigneur des Anneaux. L’Edda de Snorri Sturluson5 et la Völuspá6 sont même à l’origine des noms de la plupart des nains du Hobbit et de celui de Gandalf. Lisons cet extrait de l’Edda de Snorri Sturluson, dans lequel nous avons mis en évidence les noms qui sont aussi présents dans la « mythologie de Tolkien » :
« Ce fut en effet dans la chair d’Ymir qu’à l’origine les nains prirent forme et vinrent à la vie : leur état était alors celui de vers, mais, sur la décision des dieux, ils reçurent intelligence et forme humaines, tout en continuant à habiter dans la terre et les pierres. Moðsognir était le plus éminent d’entre eux, et Durinn venait en second (…) Voici les noms qu’elle (la Völuspá) donne :
Nýi, Niði,
Norðri, Suðri,
Austri, Vestri,
Alþjólfr, Dvalinn,
Nár, Náinn,
Nipingr, Dáinn,
Bifurr, Báfurr,
Bǫmbǫrr, Nori,
Óri, Ónarr,
Óinn, Mǫðvitnir,
Vigr ok Gandálfr,
Vindálfr, Þorinn,
Fili, Kili,
Fundinn, Váli,
Þrór, Þróinn,
Þekkr, Litr, Vitr,
Nýr, Nýráðr,
Rekkr, Ráðsviðr »7
La liste continue avec d’autres noms, mais considérons seulement cet aperçu pour se faire une idée de source dans laquelle Tolkien a puisé.
Richard Wagner (1813-1883), fameux compositeur, s’est lui aussi grandement inspiré des mythes scandinaves et germaniques pour composer ses opéras, notamment dans sa tétralogie de l’Anneau du Niebelung. Le Crépuscule des dieux fait par exemple directement référence au Ragnarök, fin du monde racontée dans les Eddas, ou encore aux Nornes, les tisseuses du destin de tous les êtres vivants, et aux Valkyries, servantes du dieu Odin qui ramassent les corps des guerriers morts sur les champs de bataille pour les emmener au Valhalla. Plus récemment, la série Vikings s’est inspirée de la saga légendaire de Ragnars saga Loðbrókar8 ; le long hiver de Game of Thrones (souvenez-vous de la fameuse phrase « Winter is coming ») n’est pas sans rappeler le fimbulvetr des récits nordiques, un hiver de trois années qui débouche sur la fin du monde ; enfin, les Comics de Marvel, dont des adaptations audiovisuelles pouvaient récemment être visionnées au cinéma, ont emprunté maints dieux scandinaves comme Odin, Loki ou Thor9. Ce dernier dieu est d’ailleurs célèbre pour son marteau, le Mjöllnir, qui pend autour du cou de nombreux adeptes de la musique métal.
L’Islande médiévale : un laboratoire
Ces sagas sont aussi des témoignages qui permettent d’apporter des éléments de réponse à des problématiques plus générales qui ne concernent pas uniquement l’Islande ou le passé. Elles sont, par exemple, l’occasion de réfléchir sur le procédé de conversion et de noter comment sont considérées, le temps passant, les anciennes coutumes et croyances. Ce changement de religion ayant ouvert aux Islandais les portes de l’Europe et de ses cultures, pose un certain nombre de questions : les Islandais appréhendent-ils de voir leur culture remplacée par d’autres ? Observe-t-on un phénomène de repli, l’apparition d’idéologies conservatrices ou une résistance à l’égard de cette nouveauté ?
Ces questions ne sont pas sans rappeler celles qui sont soulevées à notre époque, qui connaît également des déplacements de populations, des rencontres interculturelles et son lot de peurs, notamment ressenties et véhiculées par des personnes ou des mouvements qui craignent de voir leurs identités culturelles menacées. En cela, l’étude de l’histoire peut aussi apporter des éclairages sur des aspects de notre propre situation. Il faut se garder, bien entendu, d’appliquer en tous points à notre époque des conclusions tirées d’un contexte passé, mais rappeler que certaines situations ont, en partie, déjà vu le jour des centaines, voire des milliers d’années plus tôt, permettrait de relativiser certaines des peurs que l’on pourrait ressentir actuellement quant aux conséquences des interactions culturelles sur nos « identités ».
1. Jesse Byock a écrit un ouvrage tout public sur l’Islande médiévale qui entre plus en détails : Jesse Byock, L’Islande des Vikings, Aubier, Paris, 2007.
2. Cette exploration de la côte est de l’Amérique est racontée dans les sagas dites du Vínland que sont Eiríks saga rauða (Saga d’Erik le Rouge) et Grœnlendinga saga (Saga des Groenlandais). Elles ont été traduites en français : Saga d’Eiríkr le Rouge suivi de la Saga des Groenlandais (trad. Régis Boyer, Gallimard, Paris, 1987).
3. Saxo Grammaticus, Gesta Danorum, trad. J.-P. Troadec, Paris, 1995, pp. 25-26).
4. Le Fafnismál est un poème que l’on retrouve dans l’Edda poétique. En voici une traduction anglaise : The Poetic Edda (trad. Carolyne Larrington, Oxford University Press, Oxford, 2014). La Saga des Volsungs a été traduite en anglais : The Saga of the Volsungs (trad. Jesse Byock, Penguin Books, London, 1999).
5. L’Edda est certainement le récit le plus connu de l’Islande médiévale. Il a été rédigé au XIIIe siècle par Snorri Sturluson et constitue l’un des témoignages qui contient le plus d’éléments faisant référence aux anciennes religions scandinaves. Il en existe une version partielle en français : Edda (trad. François-Xavier Dillmann, Gallimard, Paris, 1991) et une version complète en anglais : Edda (trad. Anthony Faulkes, Everyman Library, London, 1987).
6. La Völuspá est un poème que l’on retrouve aussi dans l’Edda poétique. Consulter la traduction de Carolyne Larrington.
7. Nous avons utilisé la traduction de François-Xavier Dillmann pour la première partie, et l’énumération des nains a été retranscrite de la version en vieil islandais, dont le texte a été édité par Anthony Faulkes : Edda. Prologue and Gylfaginning, ed. Anthony Faulkes, Viking Society for Northern Research, London, 2005).
8. On peut en lire une traduction anglaise sur le web : Ragnars saga Loðbrókar (trad. Chris Van Dyke, Denver, 2003) : http://www.turbidwater.com/portfolio/downloads/RagnarsSaga.pdf
9. Surtout dans le film Thor (2011) du réalisateur Kenneth Branagh.
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