Économie Le 12 janvier 2019

L’extrême droite au pouvoir au Brésil : à quoi doit s’attendre la Suisse dans le cadre des négociations entre le Mercosur et l’AELE ?

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L’extrême droite au pouvoir au Brésil : à quoi doit s’attendre la Suisse dans le cadre des négociations entre le Mercosur et l’AELE ?

Quelles sont les conséquences pour la Suisse de l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil ? Rodrigo Cezar, chercheur à l’IHEID, aborde ici le volet commercial. Malgré sa dénonciation répétée du « globalisme », le nouveau gouvernement de droite dure n’opérera qu’un désengagement sélectif, ouvrant la voie à la matérialisation d’un accord commercial entre les blocs de pays représentés par le Mercosur et l’AELE – dont le Brésil et la Suisse font respectivement partie. Pour l’auteur, Berne se trouve en position favorable à la table des négociations pour conditionner un accord à l’infléchissement de la position de Bolsonaro en matière de droits humains et de changement climatique.


 

Janvier 2017 : le Marché commun du Sud (Mercosur) et l’Association européenne de libre-échange (AELE) achèvent les premiers pourparlers relatifs à la signature d’un accord commercial entre les deux blocs de pays. Les négociations sont toujours en cours. Janvier 2019 : l’extrême droite arrive au pouvoir au Brésil, après une campagne électorale marquée par une volonté de rupture avec de passé, un dédain à peine voilé vis-à-vis des minorités et de fortes connivences avec l’agro-industrie.

Le Brésil est probablement le pays doté du plus grand pouvoir de négociation au sein du Mercosur, suivi par l’Argentine. Parallèlement, dans le cadre d’un possible accord entre le Mercosur et l’AELE, la Suisse1 représente le plus important marché potentiel pour le Brésil et ses produits agricoles en particulier. Considérant les négociations commerciales en cours entre le Mercosur et l’AELE, que doit attendre la Suisse de l’investiture de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil ? Cet article propose une brève analyse prospective et lance par ailleurs un appel à l’action.

 

Ernesto Araújo aux affaires extérieures du Brésil : quel type de rupture ?

Le nouveau ministre des affaires étrangères brésilien, Ernesto Araújo, dans son discours d’investiture, a affirmé que l’Itamaraty (le ministère des affaires étrangères du Brésil) va désormais travailler « pour le Brésil et pas pour l´ordre global »2. Ajoutant : « Nous allons lutter pour infléchir le globalisme »3. Il s’agit, en réalité, d’un effort visant à enrayer un « globalisme » considéré comme « marxiste » par le gouvernement de Bolsonaro qui, derrière ses plaintes répétées contre la politique extérieure « idéologisée » des gouvernements antérieurs, a très lâchement utilisé les termes « communisme »/« marxisme »/« socialisme » comme drapeau d’une guerre sainte lancée contre les candidats de gauche et de centre gauche.

Si d’un côté l’affirmation d’Araújo semble indiquer que le Brésil sera dorénavant renfermé sur lui-même, elle ne signale qu’un désengagement sélectif. Le programme conservateur du président Jair Bolsonaro annonce un éloignement des négociations internationales concernant le changement climatique (Accord de Paris) et les droits humains, en particulier ceux des minorités, mais pas une distanciation vis-à-vis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), par exemple. En matière de commerce bilatéral, le président brésilien veut favoriser l’expansion du réseau d’accords commerciaux du Brésil avec certains partenaires. Le chef de l’OMC, Roberto Azevêdo, a d’ailleurs déclaré que « ce que j’écoute des autres délégations c’est un certain optimisme d’un point de vue de la libéralisation commerciale »4 après l’investiture de Bolsonaro.

Dans ce sens, la rupture annoncée par le gouvernement a une signification spécifique dans le cadre des négociations bilatérales en cours. Araújo a fait de très positives références aux États-Unis, à Israël, à la Hongrie, à la Pologne et à l’Italie. Même si le nouveau ministre a fait aussi référence aux relations avec l’Afrique, suite à la déclaration du vice-président brésilien qui a qualifié les pays d’Amérique latine et d’Afrique de « mulambada »5, il semble toutefois fort plausible que le nouveau gouvernement accordera plus d’attention aux relations avec (a) les démocraties du Nord, étant donné que les relations Sud-Sud ont déjà été critiquées comme un trait idéologique des administrations antérieures et (b) les gouvernements de droite/extrême droite et/ou avec une tradition judéo-chrétienne. En effet, Bolsonaro a déjà annoncé qu’il souhaite poursuivre les négociations entre le Mercosur et l’AELE et entre le Mercosur et l’UE6. En plus de l’intérêt du gouvernement, les industries des deux côtés de l’Atlantique et la société civile helvétique soutiennent ou acceptent l’accord. Les négociations pourraient ainsi avancer substantiellement au cours de la première année au pouvoir de l’administration de Jair Bolsonaro.

 

L’intérêt de l’industrie et de la société civile à un accord

Les négociations d’un accord entre le Mercosur et l’AELE ont atteint leur sixième cycle et deux autres cycles de négociations ont déjà été programmés par les parties. Le discours officiel des deux côtés est optimiste. Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) a affirmé que « les négociations progressent bien et des progrès considérables ont été réalisés au cours des cinq cycles qui se sont déroulés jusqu’à présent »7. Du côté brésilien, le secteur agricole, qui a fortement soutenu l’élection de Bolsonaro, attend une réponse à la hauteur8. Bien que l’agro-industrie reconnaît la difficulté d’obtenir des concessions du fait des mécanismes de protection de la production agricole dans l’AELE9, la Confédération nationale d’agriculture (CNA) du Brésil a manifesté un haut degré d’intérêt pour les négociations. L’Association suisse pour un secteur agroalimentaire fort (ASSAF-SUISSE) ne s’est quant à elle pas opposée à la négociation de l’accord, mais a déjà demandé que des produits considérés comme sensibles tels que la viande de bœuf, le poulet, les céréales, les oléagineux et le sucre soient exclus des négociations10.

L’agro-industrie a été mentionnée aussi bien par Bolsonaro que par Araújo à l’occasion de leur discours d’investiture. D’un côté, l’accent mis par le gouvernement sur un rapprochement entre l’Itamaraty et le secteur agro-productif peut indiquer des négociations à venir plus intenses en faveur de l’ouverture de marchés suisses à des produits agricoles brésiliens. D’un autre côté, l’accord avec l’AELE a été également défendu par la Confédération nationale de l’industrie (CNI) brésilienne11. La CNI considère que, malgré « quelques points sensibles », l’accord serait favorable d’un point de vue économique. Du point de vue de l’industrie des machines et du secteur des services suisses, ce serait aussi une opportunité d’exporter plus facilement12.

La question qui se pose maintenant est de savoir si la complémentarité des industries des pays de l’AELE et du Mercosur sera suffisante pour parvenir à un accord, même sans de grandes concessions faites par les Suisses en matière de production agricole. L’analyse que je fais de la situation est la suivante : malgré l’intention claire de Bolsonaro de privilégier l’agro-industrie – ce qui peut annoncer une position plus agressive et, par conséquent, aggraver l’opposition des producteurs suisses – et les manifestations de dédain du nouveau gouvernement en place vis-à-vis du Mercosur, un accord pourrait être trouvé, dans la mesure où il pourrait revêtir un intérêt tout particulier pour l’administration Bolsonaro.

Le Brésil a connu une période de torpeur en matière de négociation de nouveaux accords commerciaux après le début des années 200013. Mais aujourd’hui, l’industrie et l’agro-industrie brésiliennes défendent un programme ambitieux de nouveaux accords14 15. Par conséquent, même si Bolsonaro est plus concerné par les questions relatives à la sécurité des frontières et à la criminalité, le nouveau gouvernement peut essayer de présenter les avancées des négociations avec l’AELE comme une victoire, une démonstration de rupture avec le passé.

Deux autres aspects importants doivent être pris en considération. Premièrement, le président français Emmanuel Macron a conditionné les avancées des négociations entre le Mercosur et l’Union européenne à la position de Bolsonaro concernant l’Accord de Paris16. Cela ralentira probablement les négociations entre les blocs. Deuxièmement, un document publié par le CNA indique un relatif manque d’intérêt de l’agrobusiness brésilien vis-à-vis d’un éventuel accord entre le Mercosur et le Canada17. En conjonction, ces deux facteurs peuvent accroître l’importance des négociations avec l’AELE.

En outre, les impératifs commerciaux peuvent flexibiliser le discours brésilien concernant le Mercosur.  Bolsonaro et son nouveau ministre de l’économie, Paulo Guedes, ont montré une forme de mépris pour le bloc commercial, tout en laissant entrevoir la perspective d’un rapprochement avec le Chili – qui ne fait pas partie du Mercosur – au détriment de l’Argentine. Il est cependant difficile de nier que les pays du Mercosur ont davantage de puissance de négociation ensemble que de manière isolée. La présence de Macri et Bolsonaro comme représentants de la droite au sein du Mercosur peut, enfin, créer des points communs en faveur des accords commerciaux actuellement en négociation.

Du côté de la Suisse, non seulement le secteur productif soutient ou accepte l’accord avec le Mercosur tant que certaines conditions sont respectées, mais il convient aussi de noter que la société civile helvétique a envoyé des signaux en faveur de l’accord. Les membres de la coalition du Mercosur, notamment SWISSAID, Alliance Sud, l’Union suisse des paysans, la Fédération romande des consommateurs, la Protection suisse des animaux, Public Eye, Pain pour le prochain, Greenpeace et Uniterre ont dit un « oui » conditionnel aux négociations en vertu du potentiel d’accroissement des exportations suisses vers les pays sud-américains18.

La prévision selon laquelle les négociations entre le Mercosur et l’UE vont connaître un ralentissement19 peut néanmoins réduire l’urgence d’un accord entre l’AELE et le Mercosur pour le Suisse. Comme l’a affirmé le secrétaire général de l’AELE, « pour nous, il faut éviter d’être discriminés par rapport à nos principaux concurrents »20. Or le ralentissement des négociations susmentionnées diminue la possibilité d’une telle discrimination commerciale. Même ainsi, l’accord pourrait avancer si le Brésil renonce à ses demandes ambitieuses d’ouverture agricole par les pays de l’AELE.

 

D’une position « oui, mais » à une position « non, à moins que »

Malgré la dénonciation répétée du « globalisme » dans le discours d’investiture d’Araújo, le nouveau gouvernement de Jair Bolsonaro sera guidé par un engagement sélectif dans l’actuelle gouvernance bi- et multilatérale en matière commerciale. Bien que Bolsonaro et la politique qu’il mènera sont à bien des égards difficilement prévisibles, il semblerait bien que le Brésil sous son leadership sera moins « anti-globaliste » que ce que son discours et celui d’Ernesto Araújo laissent présager, du fait – comme nous l’avons vu – de l’intérêt du gouvernement à montrer des avancées en matière de commerce et du fort soutien de l’industrie brésilienne (représentée par la CNI) en faveur d’un accord entre l’AELE et le Mercosur. Celui-ci peut donc se préciser en 2019.

Dans ce contexte, les Suisses se trouvent en position favorable dans les négociations pour imposer des exigences en matière de droits des minorités et du travailleur, de même qu’en ce qui concerne les questions relatives au changement climatique. Toutefois, ces conditions doivent être aussi spécifiques que possible afin d’éviter des formes de protectionnisme déguisé. Par ailleurs, les provisions non-dérogatoires au chapitre de développement durable doivent faire l’objet d’une attention spéciale21.

Bolsonaro a fortement critiqué l’Accord de Paris et le Pacte global sur les migrations. Il a par ailleurs ouvertement dénigré les femmes. Pour contribuer à garantir un mouvement solide en faveur d’une gouvernance globale dédiée au combat contre le changement climatique et au respect et à la consolidation des droits humains, la Suisse a aujourd’hui l’opportunité de transformer sa position « oui, mais » en un « non, à moins que », en conditionnant les négociations à un changement de position de Bolsonaro en matière de changement climatique et de droits humains, en particulier ceux des minorités et des femmes.

 


Références:

1. La Suisse fait partie de l’AELE avec l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège. En revanche, même si la Suisse est intégrée dans l’espace Schengen, elle ne fait pas partie de l’Union européenne.

2. https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2019/01/leia-a-integra-do-discurso-do-ministro-ernesto-araujo-em-sua-posse-no-ministerio-das-relacoes-exteriores.shtml

3. https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2019/01/leia-a-integra-do-discurso-do-ministro-ernesto-araujo-em-sua-posse-no-ministerio-das-relacoes-exteriores.shtml

4. https://g1.globo.com/economia/noticia/2018/12/06/chefe-da-omc-diz-que-bolsonaro-gera-otimismo-para-comercio-internacional.ghtml

5. « Mulambo » est un mot dépréciatif qui désignait par le passé les vêtements utilisés par les esclaves africaines au Brésil.

6. https://www.em.com.br/app/noticia/politica/2018/12/22/interna_politica,1015548/bolsonaro-defende-acordos-bilaterais-em-andamento-e-rejeita-entraves.shtml

7. https://www.bilan.ch/economie/jair_bolsonaro_un_danger_pour_la_suisse_

8. https://www1.folha.uol.com.br/poder/2018/02/alianca-de-ruralistas-com-bolsonaro-preocupa-alckmin.shtml

9. https://www.cnabrasil.org.br/assets/arquivos/boletins/31-boletim_do_agronegocio_internacional_0.44768300%201514916995.pdf

10. http://www.sals-schweiz.ch/?page=fr/dossiers/AL%20Br%C3%A9sil

11. https://noticias.portaldaindustria.com.br/noticias/internacional/acordo-entre-mercosul-e-bloco-de-paises-europeus-pode-beneficiar-322-produtos-brasileiros-mostra-levantamento-da-cni/

12. https://www.swissmem.ch/fr/news-medien/news/mem-industrie-erholung-setzt-sich-fort.html

13. https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2016/05/1772683-politica-externa-de-serra-demole-principios-de-lula-e-dilma.shtml

14. https://noticias.portaldaindustria.com.br/posicionamentos/cni-defende-abertura-comercial-por-meio-de-agenda-ambiciosa-de-acordos-/

15. https://www.cnabrasil.org.br/noticias/cna-defende-mais-acordos-de-comercio-exterior-para-o-brasil

16. http://agenciabrasil.ebc.com.br/politica/noticia/2018-11/bolsonaro-nao-fara-acordos-que-prejudiquem-agronegocio-do-brasil

17. https://www.cnabrasil.org.br/assets/arquivos/boletins/31-boletim_do_agronegocio_internacional_0.44768300%201514916995.pdf

18. https://www.publiceye.ch/fr/coin-medias/communiques-de-presse/detail/oui-au-libre-echange-avec-le-mercosur-mais-pas-a-tout-prix

19. http://agenciabrasil.ebc.com.br/internacional/noticia/2018-11/acordo-entre-ue-e-mercosul-depende-da-posicao-de-bolsonaro-diz-macron

20. https://www.rfj.ch/rfj/Actualite/economie/Mercosur-AELE-prudence-a-Geneve-sur-un-possible-effet-Bolsonaro.html

21. Les clauses non-dérogatoires exigent que les lois domestiques des parties relatives à un sujet spécifique de négociation (par exemple: la protection des travailleurs ou le développement durable) ne soient pas affaiblies pour des raisons commerciales.

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