Sport Le 11 janvier 2021

L’histoire au secours de la gymnastique

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L’histoire au secours de la gymnastique

Les récentes dénonciations d’abus subis par plusieurs jeunes athlètes ont chamboulé le monde de la gymnastique suisse. Selon Grégory Quin, on a un peu trop vite dénoncé « le communisme » ou un je-ne-sais-quoi venu de l’Est comme justification à ces dérives. L’historien du sport propose plutôt un détour par le passé pour contextualiser les dysfonctionnements du « système gym ».


 

Quelques semaines après avoir digéré le reportage de la RTS (voir ci-dessous) au sujet de la gymnastique suisse et des abus dénoncés avec force par plusieurs athlètes, il me semble que l’histoire doit nous éclairer. Par ailleurs, il me semble aussi que prendre la plume s’impose.

En effet, les souffrances endurées par les athlètes pendant de trop longues années dépassent le cadre « habituel » d’un entraînement de haut niveau, et de ses nécessaires challenges des limites physiques et mentales. Sans parler de « système » planifié, force est de constater que les cadres (médicaux, politiques, sportifs, techniques) de la pratique ont failli dans le contrôle qu’ils auraient dû avoir, par-delà les défauts d’un système où l’engagement bénévole est encore trop valorisé et considéré comme un gage de qualité.

En outre, les médias inventent trop souvent des histoires d’entraîneur.se.s venu.e.s de l’Est avec des méthodes inhumaines, que l’apathie des dirigeants – notamment ceux dans le reportage de l’émission Temps Présent – semble encore accentuer. Mais le problème (la vérité ?) est ailleurs… il n’est pas propre à la gymnastique ou à la Suisse, il réside dans l’incompréhension générale de ce qu’est le sport de haut niveau et de son histoire.

Encore une fois, il faut expliquer, discuter, éviter les amalgames et rester critique. En effet, il ne s’agirait pas de « jeter le bébé avec l’eau du bain », comme le dit l’expression consacrée, et par-delà les « décisions »1 prises par la gouvernance du sport (Fédération Suisse de Gymnastique, Office Fédéral du Sport, Conseillère fédérale), il existe des explications « historiques » à la situation que traverse actuellement la gymnastique suisse. Retour sur quelques étapes d’une longue histoire…brûlante actualité.

 

Le communisme n’est pas responsable de l’accroissement des exigences de la gymnastique

Dans l’imaginaire collectif, il semblerait que le différentiel d’exigence entre des entraîneurs issus des pays de l’Est et des athlètes suisses soit dû à une sorte de confrontation idéologique ou d’incompréhension culturelle. En Suisse, où l’anticommunisme est érigé en religion d’Etat depuis les années 1950, cela ne surprendra personne. Le « péril rouge » a bon dos… mais il faut se le dire une bonne fois pour toutes, le communisme de l’URSS n’est rien d’autre qu’un capitalisme planifié par l’Etat. Et sur le plan sportif, les différences entre les « blocs » sont minimes :

1) L’Etat finance largement le sport (ne serait-ce qu’au travers de l’argent des paris ou des loteries comme dans le cas de la Suisse);

2) Les méthodes d’entraînement sont similairement dures entre les USA, la Suisse, l’URSS et la Chine;

3) Aux quatre coins du monde, les résultats sportifs sont observés et valorisés comme autant des baromètres de la santé de la nation, et ces résultats n’ont pas de couleur idéologique.

Pour autant, il existe bien quelques échos tirant un parallèle entre l’histoire du communisme – comme idéologie politique de la seconde moitié du 20ème siècle – et le développement du sport international. Cet essor nous invite surtout à réfléchir au nombre de nations participantes aux grandes compétitions sportives internationales, et notamment olympiques, que les Soviétiques ont refusé de cautionner entre les années 1920 et le début des années 1950. De fait, le communisme comme idéologie politique n’a pas intrinsèquement eu d’effet dans les salles d’entraînement à travers le monde. Il ne transparaît pas dans les manières de faire des entraîneurs. Penser le contraire serait en fait un simple « refus de penser » (que les dirigeants sportifs, en Suisse et ailleurs, aiment valoriser, comme le reportage le montre encore, de manière désespérante du reste).

Rappelons que la gymnastique est la deuxième discipline sportive la plus médaillée aux Jeux olympiques pour la Suisse (après le ski alpin) avec 49 médailles (contre 66 pour le ski alpin). Mais sur ces 49 breloques, 31 ont été acquises avant la Seconde Guerre mondiale et 47 jusqu’à 1952 et les Jeux olympiques d’Helsinki.

L’édition 1952 est d’ailleurs un tournant majeur, non pas tellement pour le caractère idéologique de l’entrée des athlètes soviétiques parmi les délégations participantes aux JO, mais car l’ajout de ces nouveaux concurrents va entraîner un mécanisme relativement simple sur le plan mathématique : le nombre de pays en lice pour chaque médaille va augmenter – un processus qui va s’accélérer avec les décolonisations africaines et asiatiques –, entraînant une diminution des probabilités d’accéder à des podiums.

Celui qui observe l’histoire de manière distraite aura tendance à surévaluer le « tournant » de 1952, mais il n’y a rien de véritablement communiste ici, ce sont de simples calculs de probabilités, qui bientôt vont soutenir l’essor « sportif » de la gymnastique.

 

La sportivisation de la gymnastique induit un développement exponentiel de la difficulté technique de l’activité

Deux décennies plus tard, l’histoire de la gymnastique va connaître un deuxième soubresaut décisif, avec la performance « parfaite » de Nadia Comaneci à Montréal (voir la vidéo YouTube ci-dessous). Ce « 10 », symbole de la perfection technique, va amorcer un bouleversement majeur dans la manière d’envisager la construction de la discipline. En effet, jusqu’alors, les juges retiraient des pénalités aux gymnastes selon les erreurs qu’elles/ils commettaient durant leurs exercices sur les différents engins, en partant de la note de base de 10. Mais que faire lorsque plus rien ne peut être retiré aux meilleur-e-s ?

La Fédération Internationale de Gymnastique va rapidement apporter une réponse à cet état de fait, en inventant le jugement par « addition », soit en évaluant distinctement les différents éléments présentés par chaque gymnaste pour atteindre une note finale. Cette notation entre en vigueur progressivement dans les différentes disciplines de la gymnastique (gymnastique artistique et gymnastique rythmique et sportive tout particulièrement) dans les années 1980.

 

En effet, au-delà du fameux 10 de Nadia Comaneci à Montréal, il ne faudrait pas penser que le phénomène ne concerne que la gymnastique artistique. Moins connue, la gymnastique rythmique connaît la même dynamique avec quelques années de retard lors des Championnats du monde de Strasbourg en 1983 – une compétition restée célèbre –  où les gymnastes bulgares trusteront les podiums, flirtant souvent avec le 10 et marquant une génération entière d’amatrices/amateurs de la discipline. Très chorégraphiées, monuments de liens entre la musique, le corps et l’engin, les compositions des Georgieva ou Ignatova – construites par l’entraineuse nationale de l’époque Neschka Robeva – marquent l’apogée d’une discipline.

Pourtant dans les années qui vont suivre, plusieurs 10 et des ex-aequos vont entamer la crédibilité de la gymnastique rythmique et sportive, et engendrer un code par addition, où la composante « technique » va l’emporter sur l’expression et la chorégraphie. Tout le monde vous le dira dans les cercles de la gymnastique rythmique et sportive (parmi celles et ceux qui s’y connaissent du moins) : lorsque la composante technique prend le dessus, comme au début des années 2000, le sport perd de son âme, il se dénature.

Cependant, et pour reprendre de la hauteur, la principale conséquence d’un jugement par addition est l’importance donnée à la maxime olympique : « plus loin, plus haut, plus fort ». En effet, à partir des années 1990, la valorisation d’une performance ouverte sur des difficultés toujours plus complexes à réaliser va susciter, de part et d’autre de l’Atlantique d’ailleurs, une véritable course à l’armement, en gymnastique rythmique et sportive, mais aussi en gymnastique artistique, avec des conséquences multiples. De plus en plus, il faut détecter les futurs talents de manière précoce, il faut les entraîner durement dès 10-12 ans, il faut aussi multiplier les éléments de difficultés, durcir les contenus des entraînements et, probablement, le plaisir disparaît lentement des priorités.

 

#MeToo et le respect de la parole des athlètes

Arrivé à ce stade de notre réflexion, il nous semble nécessaire de souligner qu’au-delà des dynamiques politiques et sportives évoquées jusqu’à présent, c’est avant tout la parole des athlètes qu’il est important d’écouter. Et les mots des gymnastes sont durs… aussi durs que les silences des dirigeants qui se partagent l’antenne du Temps Présent de l’automne 2020, en se renvoyant une responsabilité qui semble se dissoudre au gré des échanges.

S’il ne nous appartient pas de juger de la véracité des propos et des situations décrites – espérons que l’enquête du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), actuellement en cours, permettra de faire toute la lumière –, force est de constater que l’un des enseignements sur la situation actuelle de la gymnastique en Suisse (que le reportage de la RTS met bien en lumière) réside dans la séparation qu’il semble exister entre des athlètes devenus des passagères et des passagers de leurs carrières et des entraîneurs renvoyés au statut de bourreau. Le tout sous les yeux d’une gouvernance impuissante. La communication est aux abonnés absents, le partage de savoir n’existe pas et le plaisir est un concept désuet.

Ne serait-il pas pourtant pertinent de partager davantage, de connaître l’histoire ? Les athlètes ne devraient-elles/ils pas savoir où elles/ils en sont dans leurs planning d’entraînement ? Ne pourrait-on pas leur expliquer plus en détail les dynamiques historiques, géopolitiques et sportives auxquelles elles/ils participent ?

S’il y a bien une chose que le sport de haut niveau doit nous apprendre, c’est qu’il est dur, souvent injuste, qu’il faut le respecter, le comprendre, l’expliquer aussi. Mais au-delà des réussites, il permet d’acquérir certaines valeurs, de conforter certaines idées, certaines visions du monde. Pourtant, pour accéder à ces valeurs, il faut adhérer au projet, le comprendre. Certains jours sont durs, mais le sport ne fait pas exception à d’autres activités, à d’autres formations, à d’autres fonctions. L’important n’est pas de critiquer la dureté du sport, mais de dénoncer l’injustice des situations où la dureté est imposée aux athlètes sans raison consentie. Le consentement, c’est peut-être cela que nous devons retenir, que nous devrions promouvoir, mais il doit être éclairé pour être juste, éclairé par l’histoire que nous devrions cesser de reléguer aux oubliettes du temps.

Dès lors, que ce soit pour « être ensemble », pour « être en bonne santé » ou pour « se dépasser », il est important que nous continuions à promouvoir le sport et que les justes dénonciations des athlètes ne desservent pas la cause qu’elles devraient servir.

 


1. La Conseillère fédérale Viola Amherd souhaite notamment renforcer la présence et le respect des chartes éthiques autour des différentes disciplines sportives de haut niveau. En outre, sans avoir encore précisé les conditions exactes de ce contrôle, le respect des chartes éthiques devra aussi jouer un rôle dans la distribution des fonds.

 

Sur ce sujet, on se reportera aux quelques références suivantes :

1968, le sport fait sa révolution à Mexico (sous la direction de Grégory Quin et Anaïs Bohuon)  http://www.editions-glyphe.com/livre/3959/

Beyond Boycotts. Sport during the Cold War in Europe (sous la direction de Philippe Vonnard, Nicola Sbetti et Grégory Quin)

https://www.degruyter.com/view/title/525254

La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Lola Lafon)

https://www.actes-sud.fr/node/47135

Le tournant « sportif » de la gymnastique féminine helvétique (1960-1985). L’Association Suisse de Gymnastique Féminine entre spécialisation et professionnalisation (Grégory Quin)

https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=szg-006%3A2015%3A65%3A%3A479&referrer=search#479

 

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