Sport Le 29 mai 2020

Quand la Suisse commet un déni d’histoire du sport

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Quand la Suisse commet un déni d’histoire du sport

Musée du FC Bâle [wikicommons]

Les instances sportives suisses font preuve d’un « déni d’histoire », déplore dans ce texte personnel Grégory Quin. L’historien du sport s’appuie sur la « liquidation désormais quasiment achevée » du Musée suisse du sport à Bâle et rappelle « l’importance du passé pour comprendre le présent et esquisser le futur ».


 

« De même que la mort d’un écrivain fait qu’on exagère l’importance de son œuvre, la mort d’un individu fait qu’on surestime sa place parmi nous. Ainsi le passé est fait tout entier de la mort, qui le peuple d’illusions » [Albert Camus, Carnets, tome 1, Mai 1935-Février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p. 145]

 

Par ces deux phrases magistrales, Albert Camus donne un écho singulier à différentes situations que nous vivons actuellement. Alors que le monde traverse une crise sévère, les mots de l’écrivain français m’évoquent aussi ces phrases absurdes entendues récemment. Ces mots ambivalents sur le caractère infondé du choix que les gouvernements auraient imposé aux populations pour ne sauver que les plus âgés (et ceux qui « sont à risque », selon la nouvelle expression à la page). Les statistiques sont claires, ce sont bien les plus âgés qui souffrent le plus… et qui meurent. Mais la pandémie touche aussi les plus jeunes, dans leur chair et dans leur souffle, et la prudence doit nous pousser à ne pas exagérer dans des interprétations qui n’ont de valeur que sur le moment.

De fait, la pandémie de Covid-19 nous amène à réfléchir sur la mort, sur l’arrêt, sur le ralentissement, à une époque où la vitesse (l’immédiateté !) était devenue l’alpha et l’oméga de nos sociétés et de nos vies. Nous nous retrouvons malgré nous face à la mort, face au vide. Bien évidemment, la mort a souvent été un sujet complexe – un tabou – pour l’humanité, et le contexte de « désenchantement du monde » et d’effacement des grands mythes religieux pèse de manière singulière sur notre manière de voir le monde et de comprendre la mort. Bien évidemment, je ne souhaite pas entamer de plaidoyer pour un « retour du religieux », mais force est de constater que ces institutions contribuaient – avec tous leurs défauts – à donner du sens et à expliquer le monde, parfois au prix de raccourcis grossiers. Mais il faudra un jour se demander si les raccourcis véhiculés par les réseaux sociaux ne sont pas beaucoup plus dangereux, surtout lorsqu’ils véhiculent des théories du complot, des interprétations douteuses et des messages simplistes. Surtout lorsque les « consommateurs » sont probablement issus d’une génération moins « agile » culturellement (nous y reviendrons bientôt …).

Mais parlons un peu d’histoire, car elle s’écrit sous nos yeux.

 

L’histoire pour penser le présent

Sans remonter une nouvelle fois à la Grippe espagnole de 1918, une pandémie avait déjà parcouru à la fin des années 1960 un monde alors aux portes de la globalisation, faisant plus d’un million de morts à travers différents continents : 100’000 aux États-Unis, 35’000 en France, plusieurs milliers en Suisse, des chiffres similaires à ceux que l’on observe pour la pandémie actuelle. À lire les reportages de l’époque, il ne semble pas que le monde se soit arrêté de la même manière, même si certains travaux plus récents laissent à penser que la presse a probablement minimisé la gravité de la situation. Avait-on alors encore un autre rapport à la mort, à ces morts qui pourtant étaient déjà le plus souvent âgés de plus de 65 ans ? Prêtait-on moins d’importance à nos aînés, à leurs expériences, à leur place dans la société ? Paradoxalement, les EMS étaient alors moins nombreux et on restait plus « chez soi » pour vieillir, faisant de la mort quelque chose de plus proche et finalement de moins tabou.

Et le sport dans tout cela ? Excellente question ! S’il n’est pas encore « mort », il est incontestablement en réanimation, « sous respirateur » juste sous nos yeux, et ses promoteurs comme tous les fans, à son chevet, essayent d’imaginer un futur où il pourra reprendre ses droits, alimenter nos conversations, nous faire rêver, nous donner des émotions.

Ces dernières semaines, j’ai souvent pu le souligner dans différentes interviews1 : l’histoire n’a pas grand-chose à nous apprendre pour gérer la pandémie de coronavirus. Pourtant, je le concède, j’ai probablement été trop modeste en avançant cette assertion. Certes, les évènements sportifs de la fin des années 1960 n’avaient pas été affectés par la pandémie de grippe de Hong-Kong, pas plus que ceux qui s’étaient déroulés « pendant » la pandémie de Grippe espagnole à la fin des années 1910 (c’était alors un peu mon propos). Cependant, l’histoire peut surement  nous aider à penser notre monde. Elle doit même faire beaucoup plus que cela.

 

Déni d’histoire sportive

Elle n’est pourtant pas valorisée par les instances sportives. Si l’absence de véritables musées autour des principaux clubs de football en Suisse est un indice de cette non-prise en compte de l’histoire, il ne faudrait pas se faire d’illusion et souhaiter que le FC Bâle ou le Lausanne-Sport imite le FC Barcelone ou Manchester United en construisant des musées. Le football suisse ne peut pas devenir un « but touristique » comme le sont la capitale catalane et la « deuxième ville d’Angleterre ». Pourtant, des épisodes fondamentaux de l’histoire du football se sont déroulés à Bâle et à Lausanne, de la supposée influence rhénane sur les couleurs des maillots du FC Barcelone aux décisions importantes pour la formule des championnats nationaux prise sur les bords du lac Léman. De fait, le déni d’histoire dépasse la sphère du football et s’inscrit notamment dans la liquidation désormais quasiment achevée du Musée suisse du sport à Bâle.

Quoi ? Un musée suisse du sport en liquidation ? Oui, comme de nombreuses lectrices et de nombreux lecteurs, vous ne connaissiez pas l’existence de ce musée, relégué en lointaine banlieue bâloise depuis au moins une décennie. Mais celui-ci incarnait une certaine vision du monde sportif depuis sa fondation juste après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, c’est le Gouvernement bâlois qui soutient d’emblée les initiatives, venues des journalistes sportifs tout particulièrement, pour créer une bibliothèque, un lieu d’accueil des archives, un espace d’exposition. Ce lieu doit servir notamment à documenter le « fait sportif » après plusieurs années de relative mise en pause. S’il ne faut pas réécrire ou sur-interpréter les intentions des promoteurs, il existe alors une atmosphère favorable et une volonté de s’appuyer sur l’histoire pour comprendre le présent et définir les contours du futur.

Alors, bien évidemment, par honnêteté, je dois indiquer que différentes institutions se sont engagées pour le sauvetage des collections du musée du sport – le FC Bâle a ainsi acheté la partie « football » de la collection, l’Office fédéral du sport s’est engagé pour préserver les documents « horizontaux » (soit les « archives » en langage d’archiviste), la bibliothèque de l’Université de Bâle et la Bibliothèque nationale souhaitent éviter la disparition de la bibliothèque du Musée –, mais une bonne partie des objets attendent encore de trouver des acquéreurs. Tout ceci, au prix d’un morcellement irréparable d’une collection unique, à l’éparpillement du cœur du patrimoine sportif et de la mémoire des sportives et sportifs de Suisse. Une nouvelle fois, c’est bien à une « mort » que l’on doit se confronter. Ceci sans compter les personnes, nombreuses sans doute, déjà âgées qui sont disparues ces dernières semaines, emportant avec elles leurs souvenirs, leurs mémoires et leurs histoires liées au sport (entraînant souvent une disparition de leurs archives personnelles au passage). Je n’ai pas de nom à donner, je me suis pour le moment empêché de contacter certains de ces « anciens » et « anciennes » interviewés récemment. Probablement par peur de la mort, de cette mort de l’histoire qui se conjugue aussi au présent.

De fait, à l’heure de prendre des décisions face au coronavirus (et à l’heure où paraît ce texte), les autorités du sport auraient intérêt à se plonger dans « leurs histoires » pour dépasser les enjeux parfois trop « économiques » et regarder l’horizon avec de nouvelles (in)certitudes. Bien évidemment, elles ne trouveront pas de réponses dans le passé, mais leurs questions résonneront différemment. Espérons qu’elles miseront sur l’histoire ces prochains mois … rien n’est moins sûr, mais l’espoir est gratuit et bienvenu !

Alors, en me glissant modestement dans les pas de Camus, peut-être dois-je concéder que l’historien que je suis surestime l’importance du passé pour comprendre le présent et esquisser le futur. Mais une chose est sûre : à négliger ce même passé, nos sociétés, nos dirigeants, nos institutions sont certains de ne pas comprendre les transformations qu’ils prétendent pourtant gouverner. À bon entendeur !

 


1. Voir ici dans l’émission de la RTS Sport dimanche : https://www.rts.ch/play/tv/sport-dimanche/video/sport-dimanche-15-03-2020?id=11166861 ou écouter ici dans l’émission de RTS La 1ère « Sport Première » : https://www.rts.ch/play/radio/sport-premiere/audio/sport-premiere?id=11164502

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