International Le 9 avril 2020

Mitrovica, un faux exemple de multiethnicité ?

0
0
Mitrovica, un faux exemple de multiethnicité ?

Le pont principal de Mitrovica. Depuis la fin de la guerre, il est gardé par les militaires de la KFOR. Symbole des tensions, il est fermé à la circulation. [V.Geneux]

Dans le cadre d’un reportage au Kosovo sur la mission de la SWISSCOY, Valérie Geneux a accompagné les militaires suisses à Mitrovica. Au cœur du conflit interethnique entre Albanais et Serbes dans les années 1990, cette ville devait devenir le symbole d’une région ouverte et pacifiée. La réalité du terrain confirme-t-elle ces espérances ?


 

Nous sommes à Mitrovica, dans le nord du Kosovo, en décembre 2019. Un brouillard épais enveloppe la ville. Tout est gris et les températures tombent en dessous des dix degrés. Cela fait désormais vingt ans que la guerre entre la Serbie et le Kosovo a pris fin. Vingt ans aussi que l’OTAN a déployé ses forces sur le territoire kosovar sous le nom de la Kosovo Force (KFOR). La Suisse y participe, depuis sa création, sous l’appellation SWISSCOY.

« Aujourd’hui, la situation au Kosovo est calme. Cependant, des tensions peuvent survenir dans les enclaves du nord du pays », explique Dirk Salamin, commandant du contingent suisse et colonel d’état-major général. Et c’est justement dans cette zone que nous nous rendons, à Mitrovica.

Dans la maison de la Swisscoy à Mitrovica (Field House), située dans le quartier de la Petite Bosnie, la dizaine de soldats présents font tous partie des Liaison and Monitoring Teams (LMT), soit les groupes d’observation et de liaison de la KFOR. Leur mission ? Patrouiller dans la ville, aller à la rencontre de la population, discuter avec elle et établir du lien. Ensuite, les militaires suisses sont chargés de faire des rapports à la direction afin de l’informer de l’évolution de la situation. Leur présence semble maintenir une certaine stabilité, ou un statu quo suivant les opinions, dans toute la municipalité.

 

Rester neutre à tout prix

Les soldats de la SWISSCOY mettent un point d’honneur à ne pas prendre parti face aux différends qui animent les communautés. « Ici, nous sommes appréciés pour notre neutralité et notre impartialité. Nous avons réussi à créer des relations de confiance avec les divers acteurs de la ville ainsi qu’avec la population », relève le capitaine Benoît Robert, en charge du LMT de Mitrovica.

Lors de ma venue, le capitaine et son équipe ont rendu visite à un directeur d’école primaire, au chef d’une caserne de pompiers ainsi qu’aux habitants du petit village de Vidomiriq, une enclave albanaise au nord de la municipalité. À chaque fois, Benoît Robert et ses hommes se font accueillir avec le sourire et de belles poignées de main. Tout paraît se passer pour le mieux. La KFOR semble assurer une fonction plus sociale que militaire.

Sa présence dans le pays est-elle encore justifiée ? Il ne faudra que quelques pas dans la ville pour répondre à cette interrogation. Les tensions sont une réalité quotidienne. Aucunement résolues, elles s’avèrent momentanément étouffées par la brume qui recouvre le territoire, n’attendant qu’une étincelle pour reprendre leurs droits.

 

Unis contre le fascisme

Avant la guerre des années 1990, qui mit à feu et à sang toute la Yougoslavie, la ville de Mitrovica se caractérisait par une certaine mixité sociale. La ville fut bâtie d’un côté et de l’autre de la rivière Ibar. Au nord du fleuve se trouvaient les quartiers à majorité serbe. Au sud, ceux des Kosovars albanais. Le quartier de la Petite Bosnie, situé au bord de la rivière, était quant à lui multiethnique. Bien que chaque communauté se regroupait généralement dans le même quartier, ce dernier n’était pas ethniquement homogène.

Miners Monument, juché sur une colline dominant la ville, se révèle un bel exemple de cette (relative) mixité sociale typiquement yougoslave. Ce monument, érigé par le Maréchal Tito, évoque l’unité des deux peuples dans leur lutte contre le fascisme. « Les deux colonnes représentent les Kosovars albanais et les Kosovars serbes », explique le commandant Benoît Robert. La symbolique reste forte, mais loin de la réalité actuelle.

Construit en 1973, à la demande du Maréchal Tito. Miners Monument représente l’union des peuples albanais et serbes dans la lutte contre le fascisme. [V.Geneux]

L’Ibar plus qu’une rivière, une frontière

Aujourd’hui, selon une estimation faite par les troupes de la KFOR, 30’000 personnes peuplent le nord de la ville. 20’000 à 25’000 sont des Kosovars serbes. Dans le sud, ils sont 70’000 dont 99% de Kosovars albanais. La multiethnicité s’avère donc toute relative puisqu’il n’y a quasiment aucun mélange. Après la guerre, les quartiers de Mitrovica sont devenus ethniquement homogènes.

L’Ibar endosse désormais la fonction de frontière spatiale, ethnique, religieuse, linguistique et d’organisation économique. « Les Albanais et les Serbes vivent côte à côte, mais pas ensemble. »1

L’Ibar, la rivière qui traverse Mitrovica est polluée. En été, les habitants y viennent quand même s’y baigner. [V.Geneux]

En parcourant à pied les rues de Mitrovica, il est clair qu’il n’y a pas une ville, mais deux. Deux casernes de pompiers, deux mairies, deux systèmes de distribution d’électricité, deux compagnies de transports publics et des écoles pour chaque communauté. De part et d’autre des rives de l’Ibar, les symboles nationalistes sont partout, bien visibles. Drapeaux albanais au sud, drapeaux russes et serbes au nord. Quant aux drapeaux du Kosovo, ils se font timides. Des statues d’hommes ayant marqué l’histoire des deux peuples trônent dans chacun des centres-villes. Du côté serbe, plusieurs graffitis nationalistes ornent les murs. On peut y lire : « Cela vaut la peine de se sacrifier pour cette terre », « On ne recule pas d’ici », ou encore « Le Kosovo à la Serbie comme la Crimée à la Russie ».

À Mitrovica, les deux ethnies ont beau vivre séparément, aucune d’entre elles ne peut envier sa voisine. Serbes et Kosovars partagent la même pauvreté, la même pollution et le même taux de chômage.2

Un graffiti nationaliste au cœur du centre-ville serbe. On peut y lire : « Le Kosovo à la Serbie comme la Crimée à la Russie ». [V.Geneux]

Des drapeaux albanais flottent dans le quartier du sud de la ville. [V.Geneux]

 

Les Roms, ces grands oubliés

Le quartier rom n’a jamais été inclus dans la ville de Mitrovica. Au sud-ouest de la ville avant la guerre3, il a été déplacé, sous les consignes de l’ONU, au nord-est après la fin du conflit. Dans les deux cas, le quartier rom était insalubre. En 2006, un scandale sanitaire éclata.4 Le camp s’avérait contaminé par le plomb et la population a été victime d’intoxication. Certaines personnes, dont des enfants, furent victimes de graves maladies telles que des convulsions, dysfonctionnements rénaux, pertes de mémoire et saturnisme. En 2017, l’organisation internationale a créé « un fonds d’affectation spéciale en faveur de projets d’assistance communautaire — sans prévoir de compensation individuelle », selon Human Rights Watch5. Elle n’a cependant jamais présenté ses excuses auprès des malades et des familles intoxiquées.6

Depuis cette affaire, l’ONU a fermé le camp et relogé les habitants au sud de Mitrovica, toujours à l’écart. Elle a fait construire des habitations en dur, capables d’accueillir des familles. « Ils ont même meublé les maisons avec des lits, tables et chaises, mais les Roms ont tout revendu », lâche Benoît Robert. Aujourd’hui, dans « le village le plus pauvre d’Europe », tout n’est qu’insalubrité et désolation. Les maisons, bien que toutes habitées, sont en ruines, parfois sans fenêtre ou sans porte. Évidemment sans chauffage en cette période hivernale. Des amoncellements de déchets trônent le long de l’unique rue. La misère tranche cruellement avec le niveau de vie de Mitrovica, pourtant loin d’être opulent.

Le quartier rom de Mitrovica est caractérisé par sa pauvreté et son insalubrité. [V.Geneux]

Un échec de la politique internationale

Depuis le début de conflit, la position de la communauté internationale reste inchangée : il faut maintenir un Kosovo multiethnique et pacifié, et ce, même contre la volonté de la population. Pourtant, l’intervention internationale, qu’elle ait été militaire ou humanitaire, a eu pour principale conséquence de renforcer la séparation ethnique des communautés, d’attiser du ressentiment envers l’Autre et d’induire un repli identitaire, sans apporter de réelles solutions durables et désirables.7 

La réalité de terrain s’avère ainsi très différente du projet de la communauté internationale. Chacun affirme son identité et sa volonté de dominer son voisin. D’ailleurs, la nouvelle identité kosovare semble incapable de réunir Kosovars albanais et Kosovars serbes sous les symboles d’une nation pluriethnique.

 


Nettoyage ethnique et migrations forcées

Durant les années 1990, les Serbes, sous la direction de Milosevic, entreprirent de vastes opérations violentes de nettoyage ethnique du Kosovo. Slobodan Milosevic profita des guerres en Croatie (1991-1995) et en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), pour repeupler la région par des Serbes fuyant les conflits. Entre le mois de mars 1998 et le mois de juin 1999, 980’000 Albanais se sont fait expulser de leur territoire. La ville de Mitrovica a elle aussi été touchée par ces migrations forcées.

Après la guerre, le nettoyage ethnique s’inversa. Soutenus par l’opinion publique internationale, les Albanais, principalement sous l’égide de l’UCK, procédèrent à l’expulsion des Serbes nouvellement installés. Les Serbes vivant au sud de l’Ibar se sont vus contraints de déménager de l’autre côté de la rivière ou de quitter le pays.8 Les Albanais avaient pour la plupart déjà déserté les quartiers nord de Mitrovica.


 

Bibliographie

BOURDILLON, Y., « Mitrovica, le pont de la haine », Les Échos, 28.09.1999, consulté le 15.01.2020, https://www.lesechos.fr/1999/09/mitrovica-le-pont-de-la-haine-777231

BRAEM, Y., « Mitrovica/Mitrovicë : Géopolitique urbaine et présence internationale », Balkanologie 8.1, 2004, pp. 73-104.

HUMAN RIGHT WATCH, « ONU : Dédommager les victimes d’intoxication au plomb du Kosovo », 07.09.2017, consulté le 23.12.2019, https://www.hrw.org/fr/news/2017/09/07/onu-dedommager-les-victimes-dintoxication-au-plomb-du-kosovo

LEMAY-HEBERT, N., « Multiethnicité ou ghettoïsation ? Statebuilding international et partition du Kosovo à l’aune du projet controversé de mur à Mitrovica », Études internationales 43.1, 2012, pp. 27-47.

TRATNJEK, B., « Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d’un double déplacement forcé », Bulletin de l’Association de géographes français 83, 2006, pp. 433-447.

 

Notes

1. Tratnjek, p. 438.

2. Tratnjek, p. 439.

3. Tratnjek, p. 440.

4. Les faits avaient été soulevés en 2004 déjà.

5. HUMAN RIGHT WATCH, « ONU : Dédommager les victimes d’intoxication au plomb du Kosovo », 07.09.2017, consulté le 23.12.2019, https://www.hrw.org/fr/news/2017/09/07/onu-dedommager-les-victimes-dintoxication-au-plomb-du-kosovo

6. Ibid.

7. Tratnjek, p. 447.

8. Tratnjek, p. 444.

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.