Société Le 23 juillet 2017

Narcos, Gomorra, El Chapo… et les bandits de Suisse

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Narcos, Gomorra, El Chapo… et les bandits de Suisse

Le brigand Mattirolo (en haut à droite) et les brigands du Jorat sont devenus des marques enregistrées respectivement d’un vin tessinois et d’un fromage jurassien. (montage réalisé par Alessandro Luppi)


De Robin des Bois à Pablo Escobar, en passant par El Chapo ou les mafieux de Gomorra, le banditisme exerce une telle fascination que des séries TV lui sont entièrement consacrées. Alessandro Luppi analyse les raisons de ces succès et rappelle que la Suisse aussi a connu ses brigands.


 

« 701 a mi me califican

en la revista de los billonarios

cargos influyentes que cargan billetes

pero mi riqueza es la amistad de mi gente » 1

Los Alegres del Barranco – El 701

 

« Con esta ya van (son) dos veces que se les pela el viejón

y no entiendo para qué lo buscan, él no es para estar en prisión

su pueblo lo quiere libre, para ayudarles mejor » 2

Omar Y Sus Amanecidos De La Sierra – El Rey Del Tunel

 

Ces extraits sont contenus dans deux ballades composées dans le but de célébrer les exploits du chef du cartel mexicain de Sinaloa. L’homme, enregistré au registre de l’état civil sous le nom de Joaquín Archivaldo Guzmán Loera, est plus connu par son surnom : El Chapo. Celui-ci incarne le bon vieux mythe de Robin Hood : le bandit qui prend aux riches pour donner aux pauvres.

Partout dans le monde, le peuple a ressenti le besoin de glorifier ses propres héros, ambassadeurs de la cause des gens démunis, redresseurs des torts subis, vengeurs de l’oppression dont ils sont victimes. Ces personnages romantiques, les « bons » criminels, les brigands « au grand cœur », fictifs ou réels qu’ils soient, ont toujours trouvé leur place dans le panthéon des héros de la culture populaire. Les autorités, en revanche, les ont définis comme des hors-la-loi, des rebelles, des bandits, des brigands… Aujourd’hui, les ballades racontant les faits et gestes des héros locaux sont devenues des séries TV diffusées mondialement. Le bandit devient le héros de tout le monde. La magie de la narration nous rapproche des personnages. Le fait divers se transforme forcément en un fait humain. Les deux faces de la médaille sont bien représentées ; les gangsters de Narcos, Gomorra et El Chapo restent des criminels sanguinaires, mais leur rôle de braves gens et de bienfaiteurs de la communauté s’affiche également en filigrane.

C’est précisément la dualité entre la conception institutionnelle et la conception populaire de la déviance sociale que j’aimerais explorer avec vous. Dans la première, la criminalité est considérée comme un phénomène dangereux pour la propriété privée et l’ordre public. Dans la seconde, en revanche, les criminels sont célébrés comme des héros capables de se libérer des mailles du système par leurs propres moyens (souvent limités) et ainsi venger l’oppression des plus faibles. Qui n’a jamais rêvé d’être Pablo Escobar ?

 

Robin Hood a-t-il existé ?

Le banditisme est un phénomène social qui s’est développé partout dans le monde de manière endémique, là où une série de conditions socioéconomiques se réunissaient, comme l’indique l’historien britannique E.J Hobsbawm dans son livre culte Les bandits3. Pancho Villa au Mexique, Salvatore Giuliano en Sicile, Francisco Rios (« El Pernales ») en Andalousie, Virgulino Ferreira Da Silva (« Lampião ») au Nordeste brésilien, les haïdouks des Balkans, Juro Janosik dans les Carpathes, Jesse James et Billy the Kid aux États-Unis, Zelim Khan au Caucase, le chef des dacoïts Badhak – Gajraj – en Inde, les « barbes russes » en Mandchourie, He Long en Chine… Ces individus sont devenus des héros pour les populations et leurs époques respectives, au point que des centaines de chansons et de ballades racontent leurs exploits.

Selon le modèle d’Hobsbawn, le banditisme s’est développé dans les sociétés dites en transition sociale, économique ou politique. Des bandes se sont formées lorsque les paysans ont perdu leur emploi suite au développement du capitalisme agraire ou lorsque des groupes se sont rassemblés en réaction à l’occupation de leur propre territoire par une puissance étrangère. Les famines, les guerres ou l’effondrement du système administratif ont contribué également à la formation de bandes de voleurs. Une mauvaise récolte peut par exemple entrainer un excès de main-d’œuvre paysanne qui, pour s’assurer de quoi manger, se met à piller. Les bandits proviennent de régions rurales, forestières, montagneuses ou désertiques reculées (l’arrière-pays), où l’État est absent ou incapable de contrôler le territoire. Le bandit est à tous les égards intégré dans la communauté politique et sociale locale. Revendant et transportant les marchandises volées d’un endroit à l’autre, il devient un acteur important de l’économie locale. Pour cela, il est entretenu et protégé.

Le « bandit »4 social répond à un profil précis. Son âge est compris entre 20 et 30 ans et son lignage social est humble. Sa carrière – toujours très courte – commence par une première confrontation de petite importance avec l’autorité. L’aspirant bandit se voit comme une victime du système ayant subi une injustice. Son destin est scellé. Il ne lui reste qu’à devenir un criminel et voler pour survivre. Les petites gens qui connaissent quotidiennement les malversations de l’autorité voient dans ses personnes des héros qui se sont libérés des mailles du système qu’ils combattent farouchement. Ils s’adressent ainsi à eux dans le but de voir réparés les torts subis. Le bandit endosse alors le rôle du bienfaiteur de la communauté. Ceci est le modèle développé par Hobsbawm.

 

Les Suisses sont toujours les bons élèves d’Europe 

Non, la Suisse n’a pas été épargnée par le phénomène du banditisme. Comme d’autres phénomènes sociaux, il a pris pourtant des dimensions plus modestes qu’ailleurs. La misère était probablement moins répandue, les grands latifundiums étaient rares et les conditions géographiques – la petite taille des zones isolées notamment – ne constituaient pas un abri suffisant pour prendre le maquis. En outre, l’excédent de travailleurs ruraux pouvait s’engager en tant que mercenaires et ainsi échapper à la pauvreté. Cependant, certains bandits sembleraient avoir réellement sévi sur les terres helvétiques.

À cet égard, l’ethnologue suisse-allemand Paul Hugger, dans son ouvrage Rebelles et hors-la-loi en Suisse5, nous raconte les histoires du Tessinois Luigi Pagani dit « Mattirolo » (diminutif de matto, « fou » en italien) et de la bande appelée Les brigands du Jorat. Selon cette historiographie, ces cas seraient très proches de l’idéal-type du bandit social dépeint par Hobsbawm dans Les bandits.

 

« Il Mattirolo »

En 1815, le Tessin est admis dans la Confédération. Les infrastructures font défaut et le canton subit les turbulences de la vie politique italienne, dominée par les Autrichiens. En 1839, les conservateurs arrivent au pouvoir et expulsent les refugiés politiques italiens, ce qui déclenche un « coup d’Etat » de la part des libéraux. Dans le Mendrisiotto (sud), la situation est particulièrement chaude. Les affrontements entre libéraux et conservateurs provoquent même des morts (cette période est surnommée « les années de la politica a fucilate », la « politique à coups de feu » en italien).

Luigi Pagani (1813-1902) est fils d’une famille bourgeoise de Vacallo (TI). Le père siège au Conseil communal et il est lui-même membre de l’Assemblée. De caractère irascible et violent, il se fait remarquer pour la première fois en 1843, lors des fêtes de la Madonna de Brisbino. Suite à la mort d’un conservateur tué par des coups de couteau, Mattirolo organise une expédition punitive lors de laquelle un prêtre sera tué. C’est ici que commence la carrière du plus fameux bandit tessinois. En janvier 1847, il dirige un groupe d’ouvriers, auxquels un comte a confié la restauration intérieure de son château à Cernobbio, en Italie. Un soir, rentrant au Tessin, il a une altercation physique avec un douanier. Ce dernier, accompagné par un gendarme, fait irruption une demi-heure plus tard au domicile de Mattirolo, qui leur tire dessus sans les atteindre.

Luigi Pagani, « Mattirolo », cœur d’or et cœur de lion, « Je cherche la liberté » fut le rêve de toute sa longue vie, au Tessin et dans le Nouveau-Monde. Vacallo, sa chère patrie, l’a accueilli pour son dernier sommeil et ses amis ont érigé cette pierre en souvenir pieux de ce valeureux patriote. [Collage photo Alessandro Luppi]

Luigi Pagani, « Mattirolo », cœur d’or et cœur de lion. « Je cherche la liberté » fut le rêve de toute sa longue vie, au Tessin et dans le Nouveau-Monde. Vacallo, sa chère patrie, l’a accueilli pour son dernier sommeil et ses amis ont érigé cette pierre en souvenir pieux de ce valeureux patriote. [Collage photo Alessandro Luppi]

L’an 1847 se profile difficile pour le Tessin. Les récoltes de l’année précédente sont maigres et les Autrichiens interdisent les exportations du blé lombard, indispensables pour la subsistance de la population tessinoise. Les prix grimpent. La population est anxieuse. Un cortège de mendiants frappe à la porte de Pagani le priant de faire baisser le prix du blé ou se plaignant de n’avoir rien à manger pour leurs enfants. Mattirolo se fait alors avocat des petites gens et, un beau jour, obtient la charité d’un riche bourgeois. Profitant du mécontentement, il rassemble une bande de 300 personnes parmi les pauvres gens, pour la plupart âgés entre 20 et 30 ans. Parmi eux, il y a notamment des maçons, des tailleurs de pierre et des paysans. Armés de pistolets et de bâtons, au cri de « nous voulons manger, nous voulons boire, nous voulons l’argent »6, ils sillonnent la région avec l’objectif de piller des greniers.

Suite à une série d’échecs, une partie des rebelles abandonne son chef. Arrivés les mains vides à Mendrisio, ils renoncent au pillage et, à la place, extorquent 60 Zwanzige (75 lires milanaises) au maire. Le jour-même, le groupe se disperse. Alors qu’une partie de la bande se trouve en prison, Mattirolo se présente le jour d’après à l’Assemblée communale de Vacallo pour élire le nouveau maire. Quelques jours après, il est condamné à douze ans de travaux forcés et est emprisonné à Mendrisio. Il s’évadera avec l’aide du geôlier. Après six ans de clandestinité, il rentre un certain temps à Vacallo. Malgré l’introduction d’une récompense pour sa capture et une amende pour les communes qui lui donnent abri, personne – par crainte ou par solidarité – songe à le livrer aux autorités. Il se décidera à émigrer à Santa Fe en Argentine, où il fera fortune en tant que chercheur d’or.

Vingt ans plus tard, bénéficiant d’une amnistie, il revient dans son village, affichant de manière ostentatoire sa richesse. Habillé comme un gaucho, il est rebaptisé le Lion de Vacallo. Mattirolo est désormais un personnage extroverti que les gens invitent volontiers chez eux afin d’entendre les mirobolantes aventures qu’il soutient avoir vécu dans le Nouveau-Monde. Pour le village, il n’est pas un criminel mais un homme, peut-être violent, mais muni d’un grand cœur. Selon les dires de Pagani, « c’était carnaval, nous voulions nous amuser un peu »7. Le 10 décembre 1902 marque le jour du décès du plus fameux des bandits tessinois.

Une enquête menée en 1973 à Vacallo a montré que les gens se souvenaient de Luigi Pagani comme quelqu’un qui prenait aux riches pour donner aux pauvres. Selon les sondés, sa présence durant la crise des années 1930 aurait pu faire changer les choses.

 

Les brigands du Jorat

Le Jorat vaudois avait – déjà au XVIe siècle – la réputation de contrée dangereuse où sévissaient des brigands. Une bande organisée homogène formée par une trentaine d’hommes, liés par un serment de fidélité, aurait sillonné cette région coincée entre le Gros-de-Vaud et la Broye pendant des siècles. S’attaquant uniquement aux étrangers, elle était protégée par la population locale. La conquête bernoise de 1536 aurait motivé ces rebelles de métier à s’associer. Histoire ou légende ? Replongeons-nous dans le récit de Paul Hugger.

Le terrain de prédilection de la bande s’étendait sur le quadrilatère Lausanne – Echallens – Moudon – Lutry. Le Jorat est une région forestière caractérisée par des collines boisées, des prairies et des champs cultivés. Néanmoins, les terres sont peu fertiles. Ces caractéristiques se prêtaient à en faire un lieu suspect et malfamé. Les voyageurs entre Berne et Genève devaient forcément passer par ses hauteurs. La bande du Jorat, elle, était composée de trente à quarante hommes, dont une grande majorité se trouvait sans travail régulier. Issus d’une population extrêmement pauvre, ils considéraient le banditisme comme le seul moyen permettant d’échapper à leur misérable condition. Il arrivait souvent que le métier du crime se transmette de père en fils.

La Nouvelle Compagnie des Brigands du Jorat fut fondée en 1971. Son but consiste à sauvegarder les terres, les forêts et les coutumes des villages du Jorat. Elle s’active également lors d’événements publics « pour attaquer un conseiller d’Etat, parfois un ministre fédéral ou autres personnages en vue. Après avoir été ceinturée et ligotée, la victime doit encore boire l’Eau de feu avant d’être libérée vivante contre une rançon en liquide.». [Montage Alessandro Luppi]

La Nouvelle Compagnie des Brigands du Jorat fut fondée en 1971. Son but consiste à sauvegarder les terres, les forêts et les coutumes des villages du Jorat. Elle s’active également lors d’événements publics « pour attaquer un conseiller d’Etat, parfois un ministre fédéral ou autres personnages en vue. Après avoir été ceinturée et ligotée, la victime doit encore boire l’Eau de feu avant d’être libérée vivante contre une rançon en liquide.» [Montage Alessandro Luppi]

Les victimes étaient pour la plupart des étrangers : pèlerins, commerçants et étudiants. Les voyageurs étaient dépouillés de tous leurs avoirs, et tués si nécessaire. Par crainte ou par solidarité, les locaux tendaient à ne pas dénoncer leurs méfaits, ce qui leur garantissait une certaine protection et la liberté. La bande était divisée en trois groupes, chacun avec un chef responsable d’une portion du territoire. Afin de se raconter leurs gestes et partager le butin, les groupes se donnaient rendez-vous dans la forêt ou dans une auberge malfamée de Moudon.

Ce n’est qu’au début du XVIIIe siècle que les Bernois se décident à lancer l’offensive contre le banditisme afin de sécuriser les chemins du canton. La plupart de ses membres sont arrêtés, détenus au Château de Lausanne, torturés pour qu’ils avouent leurs crimes, emprisonnés ou condamnés au supplice de la roue, pendus, décapités ou jetés au feu. Les exécutions se faisaient à Vidy, loin de la ville, mais les corps furent exposés en public, en guise d’avertissement.

Des brigands dans le Jorat, il n’y en a plus, mais leur image n’est pas tombée dans l’oubli. Richard Garzarolli, jeune écrivain vaudois de 23 ans, publie en 1968 le roman Les brigands du Jorat. L’auteur dépeint le brigand vaudois comme une victime qui combat le régime totalitaire bernois coupable d’affamer la population et de restreindre les libertés. L’époque est bien évidemment propice à ce genre de discours. Les jeunes soixante-huitards érigent le brigand romand au rang de symbole, d’ancêtre et de point de départ de l’histoire de la lutte des peuples défavorisés, de laquelle ils se réclament héritiers.

En réalité, les brigands du Jorat n’étaient pas des brigands au grand cœur ou des révolutionnaires voulant renverser l’ordre établi, ni des partisans d’une société plus égalitaire d’ailleurs. L’historien de l’Université de Lausanne Lionel Dorthe8, données à la main9, remet en question l’existence même d’une grande bande. On ne peut pas nier que des vols avec violence ont été commis dans le Jorat, mais on ne peut pas admettre non plus qu’ils aient été perpétrés par une bande organisée. Il s’agissait plutôt d’un réseau criminel fréquentant les tavernes où des formes de collaboration auraient bien sûr pu se constituer. Toutefois, ces brigands ne l’étaient pas par profession. D’ailleurs, seulement une moindre partie des délits étaient commis dans le Jorat.

La criminalité est un phénomène social difficile à cerner, car très souvent secret. Ainsi, lorsqu’elle apparaît au grand jour, elle déchaîne les peurs, les inquiétudes et les fantômes qui nous hantent dans notre besoin de sécurité. D’autre part, nous avons tous été fascinés par les exploits des criminels comme John Dillinger, Jaques Mesrine, Renato Vallanzasca, George Jung ou Dandi de Romanzo criminale, dont on a rêvé de vivre la vie, au moins pour un jour.

 

Qui sont les héros populaires modernes ?

Aujourd’hui, ce banditisme semble avoir complètement disparu de la surface du globe. Le passage à l’ère industrielle aurait éteint un phénomène qui, pourtant, avait caractérisé toutes les régions du monde pendant une longue période. Et si le phénomène n’avait-il fait que muter, s’adaptant aux nouvelles contraintes sociétales ? Serait-il ainsi légitime d’avancer l’hypothèse que le banditisme s’est urbanisé, en prenant les formes de déviance collective que connaissent les sociétés modernes (organisations criminelles et mafias) ? Le bandit sévissant dans les campagnes serait-il devenu le gangster des quartiers populaires d’aujourd’hui ? Les séries TV sont-elles des ballades 2.0 ?

[Montage Alessandro Luppi]

[Montage Alessandro Luppi]

Bandits et criminels modernes partagent la même origine sociale. Les travaux en criminologie ont maintes fois montré une corrélation significative entre conditions socio-économiques et taux de criminalité. Les jeunes hommes ayant une situation économique précaire sont effectivement les profils les plus à risque d’entreprendre une carrière criminelle. Sont-ils aimés du peuple pour cette raison ? Les séries Narcos, Gomorra et El Chapo (que j’avoue n’avoir jamais regardé), et tout le genre du « Gangster film »10, sont caractérisés par les mêmes topos. Les dynamiques de violence criminelle se conjuguent aux gestes de solidarité envers la communauté locale. Il est immanquablement vrai que les organisations criminelles et les mafias « créent » des postes de travail dans les régions où elles sont actives. Cependant, les fiefs de ces organisations restent des régions fondamentalement pauvres. De la même manière que pour des économies légales, la richesse est concentrée autour d’un nombre réduit de personnes.

Il est aussi vrai qu’elles contribuent au soutien de la communauté locale en finançant les associations sportives, culturelles et religieuses. À Badiraguato, la ville administrant le village natal de El Chapo, et dans tout l’État de Sinaloa, le baron de la drogue mexicain est considéré comme un bienfaiteur dans la mesure où il aide la population et il dynamise l’économie locale, selon ses habitants, davantage que le président.11 Pablo Escobar est peut-être le criminel de l’histoire récente qui a le plus été associé à Robin des Bois. Il organisa d’ailleurs lui-même une fête à l’Hacienda Nàpoles sur le thème de Robin Hood.12 La liste de ses œuvres de bienfaisance est longue. Il fit notamment construire diverses structures sportives, des établissements de santé et des centaines de logements gratuits pour la population du barrio Moravia, un bidonville de Medellin, qui fut rebaptisé officieusement Barrio Pablo Escobar. C’est pourquoi, malgré les violences perpétrées envers la population civile, ces personnages sont salués comme étant des philanthropes.

 

Des modèles à imiter

Du coup, nos héros modernes sont-ils des criminels ou des bienfaiteurs ? Les deux éléments – apparemment contradictoires – les caractérisent. D’un côté, le peuple les célèbre en tant que héros car ils symbolisent l’innocence perdue, la liberté, le rêve de justice, le courage de se rendre indépendants des rouages du système. Ils se présentent comme des victimes du système, mais en même temps, ils incarnent l’idéal-type de l’homme de succès moderne ; le self-made man qui peut tout se permettre. Vivre dans et de l’illégalité ne signifie pas vivre aux marges de la société. Au contraire, ces criminels courent après le dogme central de la société capitaliste : l’accumulation de richesses à tout prix. Ils ne représentent pas une contre-société rebelle. Ils ne cherchent pas à changer le système ou à redistribuer la richesse. Comme les brigands du passé, ils ne sont pas des révolutionnaires, mais plutôt des conservateurs, des garants des traditions. Ils ne remettent pas en question le système tout en entier. Néanmoins, sans le vouloir, ils donnent espoir et un petit soulagement à la population défavorisée. Le respect que la population leur doit se mélange cependant à la crainte. La bienfaisance cache le but ultime de se légitimer auprès de la population.

En plein cœur de Naples, des gamins« jouent à Gomorra » avec des faux pistolets. Les mafieux ont remplacé les cowboys ?

 

Finalement, les séries et les films sur le gangstérisme posent, à mon sens, deux problèmes principaux. Premièrement, ils propagent l’idée de dangerosité que ces organisations inspirent – qui est tout à fait effective – sans que celles-ci aient à montrer leurs muscles. Les Suisses, qui ne sont pas confrontés quotidiennement aux malversations des mafias italiennes par exemple, sont pourtant conscients de leur potentiel. Les groupes mafieux arrivent ainsi à s’imposer dans des territoires lointains de leurs terres d’origine en mobilisant une réputation qu’ils n’ont pas dû construire. Deuxièmement, les acteurs de Narcos, Gomorra et El Chapo deviennent, surtout dans les quartiers délaissés par les institutions, des modèles de réussite sociale à imiter pour les jeunes13. La violence, comme moyen d’ascension sociale, devient banalisée. L’art c’est de l’art. Néanmoins, quand on regarde de près le monde de la criminalité, on se rend compte de sa complexité. Les exploits réels des criminels surprennent davantage que ce que la fiction peut imaginer. Robin Hood n’a jamais existé.

 


1. https://www.youtube.com/watch?v=gN886M_2hKk

2. https://www.youtube.com/watch?v=9W4vKRi_rZQ

3. E.J. Hobsbawm, Les bandits, F. Maspero, ; trad. de l’anglais par J.P. Rospars, Paris, 1972

4. Il consiste, pour faire simple, en un voleur qui utilise la violence, et parfois tue.

5. Paul Hugger, Rebelles et hors-la-loi en Suisse : genèse et rayonnement d’un phénomène social, Ed. 24 Heures, 1977, Lausanne

6. Plinio Grossi, Ticino Nero. Delitti. Sciagure. Truffe. Tumulti, Fontana Edizioni, 2008, Lugano

7. Paul Hugger, Rebelles et hors-la-loi en Suisse : genèse et rayonnement d’un phénomène social, Ed. 24 Heures, 1977, Lausanne, p. 80

8. http://www.24heures.ch/vaud-regions/La-vraie-histoire-des-brigands-du-Jorat/story/17333149

9. Lionel Dorthe, Brigands et criminels d’habitude : justice et répression à Lausanne 1475-1550, Bibliothèque historique vaudoise, Lausanne, 2015. L’auteur conclut sa thèse montrant que le récit des brigands du Jorat a été construit par la jeune seigneurie de Lausanne née de la conquête bernoise, à laquelle ont été octroyées des nouvelles compétences en matière de répression de la criminalité. La justice, expression principale du pouvoir étatique au Moyen-Âge, crée son antagoniste – une contre-société de rebelles qui mettent en péril l’ordre public – afin de se revendiquer comme le seul détenant légitime du monopole de la violence. Comme dit l’auteur, « la poursuite du crime ayant joué un rôle dans la constitution de l’État » (p. 341).

10. https://en.wikipedia.org/wiki/Category:Gangster_films

11. http://www.tdg.ch/monde/ameriques/Un-assassin-soutenu-par-la-population-joue-au-Robin-des-bois/story/15301495

12. Juan Pablo Escobar, Pablo Escobar. Il padrone del male. La vera storia del più grande narcotrafficante del mondo raccontata da suo figlio (Titire original: Pablo Escobar. Mi padre), Newton Compton Editori, Roma, 2016, p. 135

13. http://www.ilfattoquotidiano.it/2016/05/28/napoli-finte-sparatorie-nei-vicoli-per-i-bambini-che-imitano-gomorra/527441/

Commentaires

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Alessandro Luppi

Cher Monsieur, Je vous remercie infiniment de vos belles paroles! Facebook m'indique que vous aussi vous aimez la fondue au…

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Gabriel Ottet

Bonjour et merci ! Ces quelques lignes m'ont bien diverties en ce lundi matin et m'ont apprises des choses sympathiques…

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Gabriel Ottet

Bonjour et merci !

Ces quelques lignes m’ont bien diverties en ce lundi matin et m’ont apprises des choses sympathiques sur notre terre d’antan.

Je vous remercie encore et vous souhaite une excellente journée.

Gabriel

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Alessandro Luppi

Cher Monsieur,
Je vous remercie infiniment de vos belles paroles! Facebook m’indique que vous aussi vous aimez la fondue au brigand. Finalement, ceux de l’épicerie d’Etagnière en avaient?
Cordiales salutations
Alessandro

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