Ivonne González et Gala Mayí-Miranda © Photo JGT
Le projet « Noircir Wikipédia » vise à combler les lacunes de l’encyclopédie participative en matière de culture noire. Les personnalités africaines et afro-descendantes sont en effet sous-représentées sur la plateforme. « Noircir Wikipédia » organise des ateliers multilingues pour y remédier, en créant de nouveaux articles et en enrichissant ceux qui sont incomplets. Le premier atelier de Suisse a eu lieu à Genève le 25 mai dernier. Victor Santos Rodriguez et José Geos Tippenhauer sont allés à la rencontre des deux fondatrices : Ivonne González et Gala Mayí-Miranda.
Qu’est-ce que « Noircir Wikipedia » ?
Ivonne González : Tout a commencé alors que je créais des pages Wikipédia sur les femmes artistes dans le cadre du projet Les sans pagEs (qui vise à combler le fossé de genre sur cette encyclopédie en ligne). Wikipédia étant un reflet de la réalité discriminatoire que nous vivons tous les jours, seul 17.3% des biographies était consacré aux femmes en octobre 2018. Je me suis alors interrogée sur la représentation des personnalités africaines, de la diaspora africaine et afro-descendantes sur la plateforme, et j’ai constaté que la place laissée à la « diversité » (je n’aime pas ce mot) était insuffisante, pauvre.
J’ai donc voulu « noircir » un peu les choses. Il y a une surreprésentation de références euro-centrées, blanches et masculines sur Wikipédia – une amie dit souvent que « Wikipédia, ce sont des hommes blancs morts ». Or il est primordial que nous puissions aussi raconter notre propre histoire et mettre en valeur nos cultures. Pour moi, « Noircir Wikipédia », c’est d’abord identifier ces lacunes au niveau des articles, des sources, des références et de la documentation, mais aussi permettre aux Africain.e.s et afro-descendant.e.s de rédiger eux-mêmes des pages. On ne doit plus laisser notre histoire dans la bouche et dans les mains des autres.
Dans la même optique, notre entreprise de rédaction se veut anti-patriarcale et décoloniale, à savoir qu’elle vise à insérer dans Wikipédia des concepts basés sur des études décoloniales, notamment panafricanistes. Nous pourrons ainsi, en tant qu’Africain.e.s ou afro-descendant.e.s, nous appuyer sur cet outillage conceptuel pour mieux nous défendre face aux attaques.
Tout ce projet, nous le menons en duo avec Gala Mayí-Miranda. Je l’ai rencontrée au cours d’un atelier des sans pagEs et elle m’a rejoint dans cette démarche. Gala a notamment pour elle les connaissances techniques relatives à la plateforme Wikipédia.
Gala Mayí-Miranda : Bien que l’idée du projet émane d’Ivonne et que nous le portons actuellement à deux, je tiens à souligner que l’objectif premier est de « empoderar » (en espagnol) ou de « empower » (en anglais) la communauté, c’est-à-dire : lui donner une capacité d’agir par elle-même. C’est là tout l’enjeu de l’atelier que nous avons mené aujourd’hui : former à la contribution sur Wikipédia des personnes désireuses de valoriser les sources, les documents et la littérature venant d’Afrique et sa diaspora.
Pourriez-vous nous donner des exemples de personnalités africaines, afro-descendantes, noires qui ne figurent ou ne figuraient pas sur Wikipedia (ou dont les articles sont ou étaient incomplets) alors que l’excellence de leur trajectoire mériterait d’être représentée dans l’encyclopédie ?
GMM : Au cours de l’atelier d’aujourd’hui, nous avons pu enrichir quarante-huit articles déjà existant et en créer quatre. Parmi ces contributions, on trouve notamment celles consacrées à Amédée Pacôme Nkoulou, cinéaste gabonais dont un des films a été présenté au Festival cinéma d’Afrique à Lausanne, et à l’acteur tunisien Ahmed Hafiane. Nous avons également inséré des données sur l’anthropologue de la « négritude » Carlos Esteban Deive pour faciliter la création de son article sur l’encyclopédie.
IG : Un autre exemple est celui de Tilo Frey, femme métisse de père camerounais et de mère suissesse, qui a été la première Neuchâteloise à être élue à l’Assemblée fédérale suisse. Bien qu’elle ait eu une carrière énorme, on trouve encore très peu d’informations sur elle. Le fait qu’elle soit à la fois métisse et femme n’est pas étranger à cette lacune coupable. Et c’est d’ailleurs révélateur de voir la controverse récemment suscitée, lorsque l’Université de Neuchâtel a rebaptisé l’espace Louis-Agassiz – du nom d’un glaciologue raciste – qui est devenu espace Tilo-Frey1. Les résistances demeurent fortes.
GMM : Il est par ailleurs aussi question de travailler sur la façon dont ces articles sont écrits, avec une attention particulière portée aux termes employés qui sont parfois racistes et discriminants par rapport à notre histoire. Le mot « mulâtre » est un bon exemple. L’emploi historique de ce terme est un fait et, en ce sens, c’est normal qu’il apparaisse dans l’encyclopédie. Mais il est impératif de le recontextualiser et d’expliquer en quoi il est actuellement désuet et raciste. En l’occurrence, il vient de « mulet » et renvoie à une animalisation des personnes métisses. Les esclavagistes ont commencé à l’utiliser pour désigner ces dernières (qui elles-mêmes provenaient souvent de relations sexuelles non consenties entre propriétaires et esclaves)2. Il ne faut pas normaliser l’usage de tels mots.
Où allez-vous chercher les sources ?
GMM : C’est un des principaux défis, cette question est au cœur de nos ateliers. Si on est peu représenté.e.s sur l’encyclopédie, c’est aussi parce qu’on est peu représenté.e.s dans les sources. Pour reprendre l’exemple de Tilo Frey, il manque des articles journalistiques et académiques centrés sur elle et à partir desquels nous pourrions enrichir sa biographie sur Wikipédia. Dans le même temps, il y a un problème relatif aux archives dans les pays dits « en voie de développement » ou du Sud, dans la mesure où leurs gouvernements n’ont pas les moyens ou ne les mettent pas pour tenir des archives de qualité, comme c’est par exemple le cas en Suisse.
Très concrètement, nous avons essayé de répondre à ce défi en tenant aujourd’hui notre atelier à l’Institut de recherche et de documentation de l’Île Quisqueya (IRDIQ), où il y a une très bonne bibliothèque sur l’histoire, la politique, l’économie, la sociologie et l’anthropologie des Caraïbes, notamment pour la période qui précède la colonisation. Disposer de toutes ces ressources nous a été d’une grande utilité à l’heure d’écrire ou d’enrichir des articles sur Wikipédia.
Ce projet n’est toutefois pas exclusivement rattaché à Genève. Nous avons comme but de moyen terme de partir dans nos îles – je viens de la République dominicaine et Ivonne est cubaine – et de faire des ateliers sur place, si possible aux archives dont l’accès est très difficile. Et pour l’heure, nous avons trois ateliers prévus à Paris le mois prochain.
IG : Nous allons également présenter le projet au Sénégal. J’ai par ailleurs lancé une démarche semblable à Barcelone – « Ennegreciendo Wikipedia » (en espagnol) et « Ennegrint Viquipèdia » (en catalan) – parce que les afro-descendant.e.s qui s’y trouvent ressentent aussi le besoin d’écrire leur histoire et de mettre en lumière les trajectoires et contributions méconnues de leurs ancêtres.
En parlant de Barcelone et du projet en catalan : est-ce que dans votre optique de « décoloniser le langage », vous visez aussi à produire des articles qui ne soient pas nécessairement rédigés dans les langues disons dominantes ou « hégémoniques » – par exemple l’anglais, le français, l’espagnol, etc. – et à favoriser une meilleure représentation de langues plus marginalisées au niveau global ?
IG : Cette question est d’une grande importance. Lors de l’atelier qu’on a organisé en Espagne, à Barcelone, ce sont les participant.e.s qui m’ont demandé de créer une page Wikipédia précisément en catalan. Sinon, les Haïtiens sont aussi très actifs avec leur version en créole haïtien. Sur Wikipédia, il y a clairement plus d’articles dans les langues « euro-centrées » parce qu’il y a aussi plus de personnes dans ces régions qui contribuent. Il conviendra d’y remédier, mais nous axons actuellement notre travail sur les versions française et espagnole.
Quel bilan faites-vous de l’atelier que vous avez mené ce 25 mai à Genève ?
GMM : C’est le premier atelier que nous donnons ici, et nous en sommes ravies. Comme déjà mentionné, nous avons pu enrichir une grande quantité d’articles et en produire des nouveaux. Pour ce faire, nous avons eu la chance de former un groupe de personnes motivées, toutes racisées, parmi lesquelles il y avait un nombre important d’afro-descendant.e.s. La cerise sur le gâteau a été la venue d’un très grand contributeur, lui-même racisé, qui fait partie des auteurs les plus prolifiques sur l’encyclopédie francophone. Ses retours ont été très importants à nos yeux.
Disposez-vous d’une source de financement ? Cherchez-vous des fonds pour la suite ?
IG : Le chapitre suisse de Wikimédia nous soutient, mais il s’agit d’un défraiement pour les coûts relatifs à l’atelier (salle à louer, café, etc.). Wikimedia Suisse a en effet comme rôle d’aider toutes les personnes qui mettent sur pied des ateliers de formation. Nous ne touchons pas de salaire, c’est un travail réalisé sur une base bénévole. Cela nous permet de préserver une indépendance à laquelle nous tenons fortement.
D’autres formes de soutien sont tout aussi importantes à nos yeux. L’année passée, j’étais aux Etats-Unis où j’ai été invitée par AfroCROWD, une initiative semblable à la nôtre qui opère au sein de l’encyclopédie anglophone. Ce sont deux Haïtiennes qui mènent cet incroyable projet. Leur démarche m’a donné beaucoup de forces. Nous ne recevons pas de soutien financier de leur part, mais cette alliance, cette forme de sororité, continue de m’encourager énormément.
Prochains ateliers :
- Samedi 1er juin, de 14h à 18h au Pitch Me.
34, rue de Sermelin, Paris, France.
- Samedi 16 juin, de 14h à 18h à la Gaité Lyrique, Noircir Wikédia est invité à l’atelier des sans pagEs sur le thème de l’afrocyberféminisme.
3bis Rue Papin, 75003 Paris, France.
- Mercredi 3 juillet de 13h à 17h à l’Institut de Recherche et de Documentation de I’île Quisqueya (maison des associations)
15, rue de Savoises. 1205 Genève.Suisse.
Inscriptions sur la page du projet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet:Noircir_Wikipédia
Ou par mail à negrawikipedia@gmail.com
Le projet sera présenté par Ivonne González à la Journée de la Femme Digitale, le 13 juin 2019, à Dakar, Sénégal.
Références :
1. Voir p.ex. https://www.arcinfo.ch/articles/regions/canton/polemique-historique-a-neuchatel-l-espace-louis-agassiz-rebaptise-tilo-frey-782563
2. Voir p.ex. « mulatto » p.133: http://staff.uny.ac.id/sites/default/files/pendidikan/else-liliani-ssmhum/postcolonialstudiesthekeyconceptsroutledgekeyguides.pdf
Bonjour, Suis-je le seul à penser que l'idée qui sous-tend la locution "Noircir Wikipedia" est clairement raciste. Pour rappel, chacun(e)…