Politique Le 19 novembre 2018

Quand la surveillance des assurés prend le pas sur la démocratie

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Quand la surveillance des assurés prend le pas sur la démocratie

Ce dimanche, le peuple suisse est appelé à voter sur la surveillance des assurés. Valentin Botteron, avocat et chercheur en droit, y voit un projet dommageable pour l’avenir de notre démocratie. En pratique, la loi ne fixerait aucune limite quant au choix de l’assuré surveillé, à l’ampleur et à la durée de la surveillance. Selon l’auteur, aucun contrôle démocratique ni judiciaire ne serait imposé aux assureurs, lesquels pourraient, pour traquer les fraudeurs, recourir à des surveillances systématiques de madame et monsieur tout-le-monde.


 

Les assurances sociales connaissent des fraudes. Ce n’est ni souhaitable ni tolérable. Personne ne doit être tenu de contribuer à un système incapable de traquer les personnes qui en bénéficient indûment. Nous sommes tous d’accord. Mais nous qui refusons de payer pour les tricheurs, sommes-nous pour autant enclins à accepter d’être espionnés à cause d’eux ?

Les normes sur la surveillance des assurés sur lesquelles nous sommes appelés à nous prononcer le 25 novembre prochain sont une attaque directe à notre liberté et à notre démocratie. Voici pourquoi en trois raisons principales : la surveillance proposée ne connaît aucune limite contraignante pour les assurances (1.), le transfert d’une tâche de police à une entité privée va à l’encontre d’un système démocratique cher au peuple suisse (2.), confier un pouvoir sans limite et sans contrôle à des entités privées est une pente dangereuse à emprunter (3.).

 

1. La surveillance des assurés n’a pas de garde-fou

La modification de la Loi sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA), qui fait l’objet du vote, prévoit quelques limites pour l’encadrement de la surveillance des assurés mais aucune mesure pour veiller à leur respect par les assurances. Il en va ainsi notamment du choix de l’assuré à surveiller, de la durée de la surveillance et de l’information de l’assuré après la surveillance secrète1.

Le choix de l’assuré tout d’abord. D’après le texte, les assurances peuvent entreprendre la surveillance d’un assuré si elles disposent d’indices concrets les laissant penser que l’assuré fraude ou tente de frauder. Un membre du personnel de l’assurance ayant une fonction dirigeante peut seul décider de la surveillance et juger des indices fondant le soupçon d’une fraude. Aucune sorte de contrôle supplémentaire n’est nécessaire à ce stade et la surveillance peut commencer. La vérification éventuelle de la présence d’indices pour motiver la surveillance ne pourra se faire que longtemps après, selon la durée de la surveillance et l’information de l’assuré. Le choix de l’assuré à surveiller est donc pratiquement laissé à la libre appréciation de l’assureur.

La durée de la surveillance ensuite. Le texte prévoit qu’une surveillance peut s’étendre au maximum sur 30 jours (consécutifs ou isolés) sur une période de six mois à compter du premier jour d’observation2. Cela signifie que si une assurance mandate un détective pour surveiller un assuré en lui donnant la consigne de ne lui signaler une fraude potentielle que dès qu’il en découvre une, le détective peut suivre l’assuré tous les jours indéfiniment. Techniquement, tant que l’assurance ne sait pas qu’une surveillance a commencé, le décompte des 30 jours ne compte pas. Si le détective, qui travaille indépendamment de tout contrôle hiérarchique, ne trouve pas de preuve et qu’il omet d’en informer l’assurance, il peut continuer sans limite de temps jusqu’à ce qu’il en trouve une ! La période de six mois est prolongeable une fois, si la même personne qui a autorisé les premiers six mois y consent et si des motifs suffisants le justifient. Le fait que le détective n’ait pas trouvé de preuve mais qu’il pense être sur le point d’en trouver dans les prochains mois est-il un motif suffisant ? La limite de durée de l’observation est donc inopérante en raison du fait que son début est fixé en fonction de la survenance d’un évènement qui dépend intégralement du détective.

L’information de l’assuré enfin. L’assurance, si elle a trouvé des preuves qu’elle a affaire à un fraudeur, informe l’assuré. Celui-ci sera de toute façon le premier informé du fait qu’il ne perçoit plus de prestations de l’assurance. L’assuré qui a été surveillé à tort peut ne jamais le savoir. La loi prévoit que l’assurance doit l’informer de la surveillance qui a eu lieu. Et si elle omet de le faire ? L’assuré est le seul à pouvoir contester sa surveillance secrète indue devant le Tribunal. S’il n’est pas informé qu’il a fait l’objet d’une surveillance indue, il ne pourra jamais poursuivre l’assurance qui recourt un peu légèrement à la surveillance secrète. Le devoir de l’assurance de rendre une décision est inopérant en raison du fait que si elle ne s’y conforme pas, personne ne l’apprendra jamais.

 

2. Le transfert d’une tâche de police à une entité privée est antidémocratique

Les assureurs, auxquels le projet confie le droit de recourir à une surveillance secrète, peuvent être des entreprises privées, comme par exemple des caisses maladies. Le projet prévoit de confier une tâche fondamentalement étatique et ordinairement assurée par la police, à savoir la surveillance de personnes privées, à des entreprises privées pour s’assurer du respect d’un contrat. Au surplus, le code pénal prévoit déjà une disposition portant sur la fraude à l’assurance sociale (art. 148a CP).

Lorsqu’une surveillance secrète est effectuée par la police, elle fait l’objet d’un contrôle judiciaire et démocratique. La police est limitée dans ses observations de suspects par les ordres d’un procureur. Certains actes de surveillance doivent de surcroît être validés par le tribunal des mesures de contrainte. En tous les cas, les magistrats étant soumis à réélection, les actes de surveillance secrète qu’ils ordonnent sont indirectement soumis à un contrôle démocratique du souverain.

Lorsque de grandes entreprises ne respectent pas leurs engagements, le souverain ne dispose d’aucun levier démocratique pour agir. Confier une telle tâche à des entreprises privées revient directement à renoncer à un pouvoir démocratique.

 

3. Accorder un pouvoir sans limite et sans contrôle à des entités privées est une pente glissante

Renoncer à un pouvoir démocratique en faveur de grands groupes privés est une dérive périlleuse pour la souveraineté du peuple suisse et pour les droits des individus. Le marché des assurances fait l’objet d’une intense concentration sur les dernières décennies. On connaissait plus de mille assurances maladies en 1960 et on n’en dénombre aujourd’hui moins de cent3. Cette tendance peut tout à fait se poursuivre à l’avenir avec des fusions de caisses pour atteindre éventuellement un marché d’une dizaine d’assurances gigantesques. Un système de surveillance secrète, sans limites claires et sans garde-fous, accordé à une poignée de groupes géants concentre bien trop de pouvoir dans bien trop peu de mains. Le pouvoir des méga-corporations ne fait déjà pas bon ménage avec une saine démocratie en temps normal sans y ajouter en plus un pouvoir de surveillance secrète discrétionnaire4. On donnerait ainsi à quelques privés des « prérogatives régaliennes peu compatibles avec notre forme de gouvernement »5.

 

 

Accorder un pouvoir discrétionnaire sans contrôle judiciaire ni contrôle démocratique à des entreprises privées est un détournement des prérogatives étatiques et est en contradiction avec nos valeurs démocratiques. Les assurances ont en plus un pouvoir exacerbé sur le peuple parce qu’elles assurent une prestation à laquelle les Suisses sont obligés de souscrire.

Une fois ce pouvoir accordé, il n’y a plus moyen de revenir en arrière, et cela alors même qu’on ignore comment et par qui ces assurances seront gouvernées et organisées demain, dans cinq ans ou dans dix ans. Le peuple est contraint d’accorder sa confiance aveugle à des assurances privées, pour qu’elles n’utilisent pas ce pouvoir au-delà du raisonnable alors qu’elles en ont techniquement les moyens. Cela revient en quelque sorte à confier les clés de sa maison à un inconnu en le priant de ne pas s’aventurer au-delà du vestibule !

Sans dire que la Suisse deviendra une dictature si l’objet est accepté, il n’en demeure pas moins que s’il est accepté et qu’un jour prochain le peuple constate un recul de la démocratie et une hausse d’autoritarisme et qu’il se demande comment on en est arrivé là, il devra se rappeler du vote du 25 novembre 2018.

 


Références:

1. Feuille fédérale (FF) 2018 1469, https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2018/1469.pdf (dernière visite le 15 novembre 2018).

2. Rapport de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des Etats, FF 2017 7011 https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2017/7003.pdf (dernière visite le 15 novembre 2018).

3. Office fédéral des assurances sociales, L’assurance maladie en chiffres, Caisses maladies reconnues par la Confédération 1914-2010, p. https://www.histoiredelasecuritesociale.ch/fileadmin/redaktion/Zahlen/G13.jpg (dernière visite le 15 novembre 2018).

4. Wu Tim, The Curse of Bigness, New York 2018, p. 21.

5. « A kingly prerogative, inconsistant with our form of government » Pour reprendre les termes du Sénateur américain John Sherman, père du droit américain de la concurrence en 1890, 21 Cong. Record, p. 2457.

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