Genre Le 8 mars 2019

Se libérer d’un rôle

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Se libérer d’un rôle

Le verdict de l’oiseau Dodo, © 1251 Photographie

Le dossier « Genre et arts» nous emmène à nouveau dans le milieu du théâtre. Cette fois, dans une subtile analogie entre l’enfermement imposé à deux jeunes femmes dans un drame espagnol et le confinement infligé aux comédiennes dans le carcan de la société actuelle.
Ce texte de Tamara Fischer, comédienne et membre fondateur d’une compagnie de théâtre, met au jour une réalité discriminatoire tout en questionnant le rôle et la responsabilité des femmes dans cet environnement.


 

Bernarda : Pendant les huit années que va durer le deuil, le vent des rues ne doit pas entrer dans cette maison. Dites-vous bien qu’on a muré de briques les portes et les fenêtres. (…) Pendant ce temps, vous pouvez commencer à broder votre trousseau.
Magdalena : Comptez pas sur moi. (…) J’aimerais mieux me coltiner les sacs de blé au moulin. Tout plutôt que de rester assise jour après jour coincée entre ces quatre murs.
Bernarda : C’est ça être femme.
Magdalena : Maudites soient les femmes !
Bernarda : Le fil et l’aiguille pour les femmes. Le fouet et le mulet pour l’homme. Voilà comment font les gens de bonne naissance.

« La maison de Bernarda Alba » de Federico Garcia Lorca1

 

Dans La maison de Bernarda Alba, pièce classique du grand dramaturge espagnol Federico Garcia Lorca, les cinq filles de Bernarda se retrouvent enfermées à la maison, suite à la mort du père. La tradition catholique l’exige : le deuil doit être porté pendant huit ans. Il faut s’habiller en noir, mettre les plans de vie sur pause, et la maison familiale devient une prison, dirigée par une matriarche tyrannique. Dans ce gynécée aux portes closes, les ragots du village ont une place importante. Ces femmes recluses se racontent en boucle les exemples à ne pas suivre, histoires de femmes déchues qui n’ont pas respecté les règles et se retrouvent mises au ban de la société, entretenant ainsi la peur de sortir de la norme sociale.

Ce que raconte la pièce, écrite en 1936, peut sembler loin de nos préoccupations actuelles, récit d’un temps passé et violent, où une femme non mariée tue son nouveau-né de honte, et se fait mettre à mort par la communauté villageoise bien-pensante. Et pourtant, ce qui enferme ces femmes d’alors – le poids de la bienséance – est encore bien présent de nos jours.

 

Libres de leurs choix?

J’ai eu la chance de jouer cet hiver 2018 dans une adaptation de La maison de Bernarda Alba, créée au Théâtre 2.21 à Lausanne2 avec la compagnie des Bernardes3. Giulia Belet, la metteure en scène, a retravaillé le texte original pour deux comédiennes, deux figures de soeurs diamétralement opposées : l’une se résigne au deuil, tricote et tait ses désirs secrets ; l’autre se révolte et cherche à sortir du carcan par tous les moyens, jusqu’à la mort, seule échappatoire possible.

 

Bernarda, crédits photos : Loris Gomboso

 

Au cours de ce travail de création, nous avons réfléchi à ce qui peut enfermer les femmes aujourd’hui : sommes-nous réellement plus libres dans nos choix que les filles de Bernarda Alba ?

Ces réflexions nous ont mené au constat suivant : l’expression du désir féminin, en 1936 comme en 2019, n’est pas bien vu, gêne, est indécent. De plus, et c’est inquiétant, les violences faites aux femmes sont encore banalisées et la culture du viol est loin d’être une réalité du passé. Dans la pièce, Paca la Rosette se fait violer par plusieurs hommes du village, et l’avis général est que c’est de sa faute : « C’est la seule vilaine fille qu’on a au village. C’est parce qu’elle n’est pas de chez nous.4 ». Non seulement le corps des femmes est encore un objet dont les hommes peuvent user et abuser, mais le poncif nauséabond « elle l’a bien cherché » est malheureusement toujours d’actualité. Rappelons qu’en Suisse, une femme sur cinq est maltraitée physiquement et/ou sexuellement par son partenaire durant sa vie de couple5. Le slut-shaming, le plafond de verre, les injonctions à être belle, mince, et souriante, la violence dans le couple, sont autant d’armes utilisées pour maintenir les femmes dans des catégories acceptables et inoffensives.

Dans la pièce originale de Lorca, le mariage est la seule issue respectable pour s’émanciper (bien que le mariage soit aussi décrit comme une prison6), mais l’union n’est possible que si elle répond, encore une fois, aux convenances sociales. Martirio, la soeur si bien nommée7, ne possède pas un sou et est « moche et faible8 » ; elle n’a donc aucun espoir de trouver un homme. Elle est condamnée à l’isolement, sanction sociale arbitraire, juste parce qu’elle n’a pas de mari9. En Espagne pré-franquiste comme aujourd’hui, la valeur d’une femme est souvent déterminée par sa compétitivité sur le marché de la séduction.

Comme les filles de Bernarda Alba, nous ne sommes pas libres de nos choix, pas vraiment, car lorsqu’une femme suit une route atypique et qu’elle lutte contre l’enfermement dont elle peut se sentir victime, elle s’expose au risque d’être marginalisée, considérée comme folle, dangereuse, une « mauvaise fille », une sorcière10. Sans aller jusqu’au suicide d’Adela, solution radicale et désespérée pour s’extraire d’une situation imposée par sa mère et le dogme religieux, il est dangereux pour les femmes de s’écarter de ce que la société patriarcale attend d’elles.

 

Montrer l’exemple

Au théâtre comme dans la vie, les postures féminines se cristallisent donc souvent autour des rôles que cette même société nous impose : mère, épouse, victime. Dans le spectacle Bernarda, il était important pour nous de construire deux personnages féminins complexes et ambivalents pour proposer une alternative aux archétypes de la féminité traditionnelle. Sous la direction de Giulia Belet, nous avons pu explorer la laideur, le côté monstrueux, le désir brûlant de ces deux femmes, qui luttent chacune à leur façon pour exister malgré le joug des traditions. Nous souhaitions montrer qu’elles sont mues par le désir profond d’agrandir le champ des possibles, au-delà des représentations lisses et stéréotypées de la « vieille fille aigrie » et de la « jeune première naïve ».

Je me sens moi-même souvent enfermée par la définition trop étroite de ce que devrait être une femme et en ce sens je considère ma pratique artistique comme une opportunité précieuse d’explorer ces interrogations liées au genre. Je ressens même une grande responsabilité, car mes choix artistiques ne sont pas anodins : ce qu’on décide de montrer sur un plateau de théâtre a un impact, car il est montré à un public.

 

Bernarda, crédits photos : Loris Gomboso

 

Lors de la création de notre compagnie de théâtre, la compagnie Melpomène11, nous avons réfléchi aux valeurs que nous avions envie de défendre en tant que collectif de travail (constitué de Pauline Maitre, Lara Jäger, Candice Chauvin et moi-même). Il nous a semblé important que le but premier de la compagnie soit de favoriser la visibilité des femmes dans le milieu des arts vivants. Vaste programme, que nous nous employons à appliquer dans les divers projets de la compagnie, que ce soit en choisissant des pièces avec des rôles féminins atypiques, ou en promouvant l’accession des femmes à des postes majoritairement masculins (mise en scène, technique…).

Dans le cadre de notre premier projet, Le verdict de l’oiseau Dodo, dont une maquette a été présentée au Théâtre du Loup en avril 2018 pour le festival C’est déjà demain.712, j’ai écrit un texte comprenant deux monologues, celui d’une patiente et de sa thérapeute. J’ai souhaité construire deux personnages féminins qui ne soient ni des mères, ni des épouses, ni des amantes13. En bref, il m’a semblé intéressant de déplacer le point de vue habituel : il n’y a aucune mention d’un homme dans le texte, ces femmes se suffisent à elles-mêmes.

Questionner le monde par le biais de l’art est une chance. Dans ma démarche artistique, que je sois comédienne, metteure en scène ou auteure, je souhaite montrer des représentations féminines différentes des stéréotypes, afin de partager avec les spectatrices et les spectateurs des espaces de réflexion, soupapes bienvenues dans un monde trop souvent cloisonné. Il est important de tou.te.s ensemble s’interroger sur ce que nous prenons comme des vérités immuables, perpétuées au cours des siècles, pour débusquer l’oppression ordinaire, et enfin être libres de nos choix sans peur des conséquences arbitraires.

 

 


Références

1. p.56, éditions Folio Théâtre, traduction d’Albert Bensoussan

2. Site du théâtre 2·21 qui a accueilli la pièce Bernarda: https://www.theatre221.ch/spectacle/269/bernarda

3. Avec les talentueu.ses.x Giulia Belet, Coralie Vollichard, Clémence Mermet, Thimothée Giddey et Tiago Branquino

4. p.62, éditions Folio Théâtre, traduction d’Albert Bensoussan

5. Violence conjugale, le choix des possibles, conçu et édité par Solidarité Femmes et le centre LAVI Genève. Statistique tirée de l’étude de Gillioz, DePuy, et Ducret, Domination et violence envers la femme dans le couple, Lausanne, 1997

6. « Son homme ne lui laisse pas mettre le nez dehors. » p.67, éditions Folio Théâtre

7. Martirio signifie martyre en espagnol.

8. p.69, éditions Folio Théâtre, traduction d’Albert Bensoussan

9. « Toi, tu auras les cheveux blancs et les voisines ne viendront pas te voir » p.159, éditions Folio Théâtre

10. « Plus largement, cependant, toute tête féminine qui dépassait pouvait susciter des vocations de chasseurs de sorcière. Répondre à un voisin, parler haut, avoir un fort caractère ou une sexualité un peu trop libre, être une gêneuse d’une quelconque manière suffisait à vous mettre en danger. Dans une logique familière aux femmes de toutes les époques, chaque comportement et son contraire pouvait se retourner contre vous (…) » tiré de Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet, éditions Zones, 2018.

11. Compagnie créée en 2017

12. Page du festival sur le site du théâtre du Loup https://www.theatreduloup.ch/portfolio-item/cest-deja-demain-7/

13. Interprétés par Candice Chauvin et Lara Jäger

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