Politique Le 9 janvier 2015

« Nous sommes la liberté d’expression »

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« Nous sommes la liberté d’expression »

Attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Source image : AFP, Les Echos.

Le rire est universel. La tristesse aussi, certainement. Et c’est avec tristesse que nous avons tous appris la fusillade du 7 janvier dans les locaux du journal Charlie Hebdo. Le choc est violent : on a tué pour des dessins, on a tué pour tenter de tuer la liberté de la presse, fondement de nos libertés démocratiques.

Le deuil est vif, la colère est forte, la tristesse est grande ; les lignes qui suivent, je les ai ainsi voulues les plus modérées possibles, les plus ouvertes à la liberté d’expression, cette liberté qui a été attaquée de manière si sanglante à Paris, ce 7 janvier. Car à l’instar de nombreuses personnes, je n’ai pas souhaité me taire, j’ai souhaité exprimer quelque chose, par respect pour les journalistes tombés… mais pas seulement.

Face au flot de commentaires médiatiques ou sur les réseaux sociaux, il me paraît honnête de préciser d’emblée mes réserves face à ce journal. Pas de procès d’intention ici ; cela a déjà été fait, et ce n’est d’ailleurs pas le moment. Non, par cette posture, je veux juste exprimer ma liberté, notre liberté ; celle qui nous autorise, avec les formes de rigueur, à aller dans le sens d’une idée ou au contraire à contre-courant, aussi douloureux, difficile ou hasardeux que cela puisse être ; cette liberté d’expression et ce courage que doivent avoir les journalistes et chroniqueurs, qu’ils soient professionnels ou « du dimanche » et sans prétention comme moi ; cette même liberté qu’ont employé les victimes de cette tuerie de mercredi pour défendre les idées qu’ils croyaient justes. Ainsi, oui, j’avais des réserves face à ce journal, que j’ai toujours. Si le rire est universel, en est-il de même pour l’humour, qui nécessite des concepts partagés pour pouvoir avoir l’effet escompté et être compris ? Difficile de répondre aisément à cette question : il y a une réflexion à faire entre le risque de tomber dans un universalisme ethnocentrique (« l’humour et la satire occidentale sont universels ») et le risque de trop modérer une remise en question saine et nécessaire, qu’elle soit de nature politique ou religieuse. Ainsi, face à certains dessins de Charlie Hebdo et l’idée que l’on peut rire de tout, j’avais tendance à répondre : non, pas forcément, on ne peut pas rire de tout ; encore faut-il tenir compte que l’humour – ou du moins les concepts plus ou moins collectifs appelés pour susciter le rire – sont à mon sens des constructions sociales, qui vont donc différer d’un groupe à un autre, d’une société à une autre, d’une culture à une autre. Voilà pour mes réserves sur certaines satires.

Dans cette posture que je prends, en émettant ce commentaire, même au lendemain de ce triste jour, un commentaire un peu à contre-courant des propos lus ça et là, je veux souligner quelque chose. Je n’ai pas à craindre pour ma vie en prenant cette posture. Je peux exprimer mon opinion, politique, personnelle, défendre une idée ou un journal un jour, être plus réservé le suivant, sans craindre pour mon intégrité ou celle de mes proches. Sur Jet d’Encre, je pouvais m’en prendre sévèrement, ici aux politiciens genevois, à un rédacteur en chef de quotidien, sans que quiconque ne se sente menacé en aucune manière. C’est fondamental, essentiel, pour que débat et information puissent se faire. On peut être d’accord ou pas avec quelqu’un, le respect de l’autre, le respect de l’idée contradictoire dans la presse… le respect de la vie en somme, ne doivent pas s’effacer.

Ainsi, que l’on ait pu être d’accord ou non avec la forme qu’ont employé les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo, que l’on affiche ou non (je suis dans la deuxième catégorie) le slogan « Nous sommes Charlie » sur nos profils de réseaux sociaux ou lors de manifestations, nous tous, nous nous retrouvons devant ce triste constat : c’est bien cette liberté d’exprimer, cette liberté journalistique de dire (à tort ou à raison) une opinion, cette même liberté dont je profite pour dire ce que je pense de telle ou telle politique, liberté dont nous profitons tous, qui a été bafouée dans la plus grande cruauté ce 7 janvier.

Il est heureux, c’est certain, de voir, dans la rue ou ailleurs, cette mobilisation un peu partout dans le monde en faveur de la liberté d’expression et en soutien à Charlie Hebdo. Mais, sans préjuger dans un sens ou dans l’autre, il n’est pas inutile de se poser des questions sur les motivations latentes derrières certaines prises de position. Il est ainsi certain que derrière nombre de « Je suis Charlie » se cachent des gens, journalistes ou autres, dont les seuls buts sincères sont le maintien de cette liberté d’expression, peu importe ce que l’on pense ou que l’on a pensé de ce journal. Il n’en demeure pas moins aussi que ce triste événement, loin de toute considération liée à la liberté de la presse, alimente une xénophobie et une islamophobie déjà galopantes, héritées non pas de faits, mais, au moins en partie, d’une altérité construite depuis l’orientalisme du 19ème siècle et de la période coloniale (le mythe de « l’arabe brutal », entretenu depuis les peintures orientalistes (Jean-Léon Jérôme, etc.) jusqu’aux Oriental stories des Pulp fictions américaines des années 1930). La colère est multi-facette, qu’on le veuille ou non ; elle est légitime, elle sert aussi à justifier des amalgames douteux. Ainsi en Suisse, le Conseiller national et Conseiller d’État valaisan UDC Oskar Freysinger écrit-t-il sur son blog, avant même que l’enquête policière n’aboutisse sur des faits, que c’est la « civilisation » que l’on « assassine », à grand renfort de mots comme « esprit critique » et « démocratie » (et en plein dans la voie du « choc des civilisations »)1 ; la liberté d’expression est sans aucun doute assez relative dans l’esprit très orienté de cet homme politique, le même homme politique qui avait porté plainte il y a quelques années contre… un journal satirique suisse, Vigousse, et l’une de ses caricatures2. Sans surprise, les machines à amalgames sont en marche, et les conséquences politiques n’ont pas échappé à certains observateurs3. Cela aussi, qu’on le veuille ou non, il faut en tenir compte dans notre indignation.

Du coup, malgré la douleur, on peut s’interroger. Sur quoi va aboutir l’indignation issue de la boucherie de ce 7 janvier ? Va-t-elle faire prendre conscience de la valeur de la liberté d’expression, chez Charlie Hebdo et dans les médias en général ? Va-t-elle faire prendre conscience des menaces qu’obscurantismes religieux, populismes de toutes sortes mais aussi « exigences des lois des marchés » font peser sur la liberté de la presse ? Va-t-elle faire se mobiliser les gens encore longtemps pour la mémoire des journalistes et humoristes de Charlie Hebdo, mais aussi pour celle de ces 43 étudiants mexicains, exécutés par les forces de l’ordre parce que, eux-aussi, luttaient pour leur liberté d’expression4, pour celle des ces Irakiennes, Irakiens, Syriennes et Syriens qui trouvent la mort dans leur lutte pour la liberté dans l’indifférence totale5 ou encore pour la mémoire de tous ces migrants anonymes qui tombent, là aussi dans leur quête de liberté, au pied de la forteresse Europe depuis une vingtaine d’années6 ? Ou cette colère, si elle est mal maîtrisée, va-t-elle dérouler le tapis rouge, comme c’est à craindre, à la peur de « l’autre », à la peur des différences, en d’autres termes à une xénophobie qui deviendra comme « une seconde nature » dans notre société ?

La colère, toute légitime qu’elle soit devant pareilles atrocités, ne doit pas être le moteur de la haine. Elle doit nous ouvrir les yeux, nous rassembler au-delà de nos différences, nous rassembler au-delà des mots creux et hypocrites des gouvernements ou des milieux xénophobes. Ainsi, ce jour noir du 7 janvier doit être surtout un jour de prise en compte de la chance que l’on a, chez nous encore, de bénéficier de cette liberté. Que ce soit par la violence terroriste ou, de manière moins sanglante mais plus insidieuse, par des rapports de force économiques et politiques, on voit bien que cette liberté d’expression de la presse est, ici aussi, menacée, jour après jour. Contre tout obscurantisme, qu’il soit religieux, xénophobe ou politique, il faut ne pas céder à la haine gratuite de « l’Autre », mais empoigner cette liberté d’expression pour mieux la défendre. Plus que la récupération opportuniste que certains se sont empressés de faire, c’est bien cette mobilisation contre toute forme d’obscurantisme et pour les libertés fondamentales qui sera le meilleur hommage que l’on puisse rendre, tant à la mémoire des journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo qu’à toutes les autres victimes d’oppressions partout dans le monde, tombés sous les balles de la censure ou de l’oubli.

 

 

Sources :

[1] « C’est la civilisation qu’on assassine », blog d’Oskar Freysinger, http://www.ofreysinger.ch/179-charlie-hebdo

[2] « Une plainte d’Oskar Freysinger contre une caricature dans Vigousse rejetée. », Raphaël Grand/oang, RTS, 13 novembre 2012, http://www.rts.ch/info/suisse/4428683-une-plainte-d-oskar-freysinger-contre-une-caricature-dans-vigousse-rejetee.html

[3] « Un attentat qui va mettre la France « face à ses pires fantômes », Par Aude Lasjaunias, Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro, correspondant régional), Marie Jego et Stéphane Lauer (New York, correspondant), Le Monde, 8 janvier 2015, http://www.lemonde.fr/attaque-contre-charlie-hebdo/article/2015/01/08/les-medias-etrangers-mettent-en-garde-contre-une-montee-de-l-islamophobie_4551168_4550668.html

[4] « Etudiants disparus : de nouvelles hypothèses émergent », Sabine Grandadam, 5 janvier 2015, Courrier International, http://www.courrierinternational.com/article/2015/01/05/etudiants-disparus-de-nouvelles-hypotheses-emergent

[5] « Syrie-Irak, l’effroyable bilan », Ava Djamshidi et Frédéric Gerschel, Le Parisien, 31 décembre 2014, http://bit.ly/1APjjz5.

[6] « La traversée de la Méditerranée, « route la plus mortelle du monde » », Le Monde avec AFP, 10 décembre 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/12/10/un-nombre-record-de-migrants-ont-peri-en-mediterranee-en-2014_4537645_3224.html

 

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