Société Le 8 mai 2020

Ecole vide 19

1
1
Ecole vide 19

© Crédit photo: Starzy Springer

La réouverture des écoles est sujet d’inquiétudes et de préoccupations de la part des enseignant·e·s et des parents d’élèves en ces instants de prises de décision autour du déconfinement progressif en Suisse. Noémi Paparou a demandé à quelques adolescent·e·s du canton de Genève comment ils et elles vivaient leur scolarité en ce moment. Suite à leurs témoignages, Jérémy Argyriades, enseignant spécialiste de la classe inversée, propose son regard expert sur la gestion de l’école à distance. 


 

En cette période de crise liée au coronavirus, les gouvernements prennent de nouvelles décisions tous les jours. En Suisse, elles ont des impacts sur la vie des habitant·e·s et notamment sur la scolarité des adolescent·e·s. Une dizaine d’entre eux1 ont accepté de répondre à quelques questions et ont partagé leurs ressentis liés à la fermeture des écoles à Genève.

Depuis le 16 mars 2020, début du semi-confinement en Suisse, l’institution scolaire genevoise a informé les élèves qu’ils n’étaient pas déchargés de leurs « obligations scolaires2 », et que si les lieux d’apprentissage n’étaient plus en mesure de les accueillir, l’école, elle, allait bien continuer.

La joie est le sentiment principal qui s’est emparé de la cohorte d’élèves interrogé·e·s (ci-après appelée « les élèves » ou « les adolescent·e·s ») à l’annonce de la fermeture des établissements scolaires.

J’ai personnellement compris que les écoles fermaient en entendant un cri de réjouissance massif poussé par une cinquantaine d’adolescent·e·s dans un bus de retour d’une sortie scolaire l’après-midi du 13 mars (sortie encore autorisée à ce moment-là).

Mais au fur et à mesure des semaines, la joie a laissé la place à d’autres sentiments, moins faciles à gérer : la frustration, l’ennui, l’inquiétude, le manque d’interactions avec les ami·e·s, l’impatience.

Une nouvelle routine s’est installée dans le quotidien des élèves. Les visio-conférences, les devoirs à rendre, les rappels des parents qui comptent sur elleux pour travailler et être autonomes, la consultation des courriels envoyés par les enseignant·e·s rythment les semaines. Les repas et le sommeil, très réguliers, battent également la mesure pour la plupart d’entre eux.

Les élèves témoignent tou·te·s d’une présence précieuse de leurs enseignant·e·s de l’autre côté de la ligne. « Ils répondent assez rapidement à nos questions. Ils sont là pour nous aider. Ils disent quand le travail est bien fait ou mal fait et nous mettent toujours des commentaires pour nous corriger. » « Ils nous envoient des messages positifs. »

La présence des parents à la maison, quant à elle, est souvent synonyme de rappel du cadre, des horaires et de « l’obligation scolaire ». Mais ils s’immiscent peu dans le contenu des apprentissages, laissant les ados à leur autonomie.

Les activités qui remportent le plus de succès sont celles qui stimulent leur créativité. Ils apprécient aussi les visio-conférences. Moments privilégiés qui les rapprochent de leur quotidien scolaire perdu.

Les moments où ils sont le plus livrés à eux-mêmes face à des consignes peu claires sont mal vécus. Deux disciplines sont citées comme celles autour desquelles il semble être plus difficile de se mobiliser, même à distance: l’allemand et les mathématiques.

Concernant l’état de leurs connaissances, les adolescent·e·s intérrogé·e·s n’ont pas le sentiment d’avoir régressé. Certain·e·s témoignent même avoir avancé dans le programme, selon les branches. Alors même qu’ils ont l’impression, à l’unanimité, de travailler moins que lorsqu’ils se rendent à l’école.

La méthode des visio-conférences est plébiscitée. Maintenir un contact visuel, bien que virtuel, avec les enseignant·e·s et les camarades semble être la recette qui marche. D’après les élèves, les profs qui donnent des devoirs sans offrir la possibilité de poser des questions en direct rencontrent moins de succès dans leurs enseignements. «Les méthodes qui fonctionnent ce sont les vidéoconférences où on peut interagir avec l’enseignant et les vidéos explicatives. Celles qui ne fonctionnent pas ce sont des vidéos à regarder par exemple YouTube et sans questionnaire. »

L’interaction avec les camarades semble, elle aussi, indispensable. Plutôt que de perturber les apprentissages, elle permettrait l’entraide, le soutien et la motivation. « Je pense que ça aide. Par exemple quand quelqu’un pose une question à laquelle je n’avais pas pensé. Du coup je me corrige. Et travailler sans amis c’est assez déprimant. » « Il aide mon apprentissage parce qu’on peut se poser des questions si on n’a pas compris entre nous et on travaille dans une bonne ambiance. »

Fin avril, le Conseil fédéral a annoncé la réouverture des écoles primaires et des cycles d’orientation. Les adolescent·e·s doivent donc reprendre le chemin de l’école dès le 11 mai.

Le sentiment à ce propos est mitigé. Si les élèves sont content·e·s de revoir leurs ami·e·s, la crainte pour leur santé demeure et certain·e·s qui avaient trouvé leur rythme sont tristes de devoir retourner au cycle. Ils craignent d’avoir pris trop de retard sur le programme et de devoir travailler d’arrache-pied pour le rattraper. Mais ce qui les rassure, c’est que tout le monde soit logé à la même enseigne.

Si d’un côté, ils espèrent que les mesures de distanciation physique seront respectées dans les classes, les élèves n’ont pas l’intention de changer particulièrement de comportement.

Ils sont cependant conscients que les notions qui n’auront pas été abordées grèveront leur bagage scolaire d’une manière ou d’une autre à moyen terme.

Pour faire la lumière sur cet événement inédit dans l’histoire de l’enseignement, Jérémy Argyriades, doyen et enseignant de mathématiques et de physique au cycle d’orientation, spécialiste de la classe inversée3 à Genève, a, lui aussi, accepté de répondre à quelques questions.

 

Quel a été votre sentiment premier vis-à-vis des possibilités de dispenser un quelconque enseignement à l’annonce de la fermeture des bâtiments scolaires?

Jérémy Argyriades: Comme pour toute autre profession, la situation était exceptionnelle. Cependant, la décision de fermer les écoles était attendue et j’avais eu le temps d’y réfléchir. J’avais d’ailleurs annoncé à mes élèves : « si l’école ferme, on continue les maths en ligne ! ». Je les avais senti dégoûté·e·s d’avoir un enseignant préparé à leur faire cours, et rassuré·e·s d’avoir un enseignant préparé à leur faire cours. Il faut dire qu’avec l’enseignement en classe inversée, je les entraîne depuis le début au travail autonome, en leur donnant des outils métacognitifs. Par exemple, ils résument les vidéos de cours, avec un retour régulier de ma part. C’était beaucoup de travail en début d’année pour moi, mais cela m’a permis de m’assurer qu’ils avaient tous atteints le niveau de compétence nécessaire à ma pédagogie inversée. Ils utilisent également des cartes mentales, ou encore imaginent des problèmes en se mettant dans la tête de l’enseignant. Par le passé, j’avais pu mesurer l’autonomisation et la responsabilisation que cette pédagogie apportait à mes élèves. Et cette année, avec cette classe de 9ème R34 en particulier, j’enseigne à des élèves particulièrement positifs et matures pour leur âge. C’était donc la confiance qui m’habitait, confiance en ma méthode et en mes élèves.

En tant que formateur du SEM5, j’avais également pris les devants pour découvrir des outils d’enseignement à distance. J’avais déjà une bonne visibilité sur les outils de visioconférence et de quiz en ligne que je pouvais mobiliser, je me sentais donc bien préparé.

Enfin, depuis le début, j’ai conçu mes vidéos dans le but de les partager au sein de la communauté des enseignant·e·s. C’est toujours délicat d’exprimer un sentiment positif dans une telle période, avec des pertes humaines en jeu, mais j’étais aussi excité à l’idée de proposer mon travail en support à l’enseignement des collègues du Canton de Genève.

 

Pensiez-vous les élèves et les enseignant·e·s genevois·es armé·e·s pour le challenge d’une école temporairement 100% à distance?

JA: Je savais qu’entre l’enseignant·e 100% prêt·e et l’enseignant·e 0% prêt·e, il y avait tout un spectre de compétences diverses et variées. De l’hyper connecté·e, ayant déjà expérimenté des blogs d’élèves ou alimentant une chaîne Youtube, à celui ou celle ne jurant que par le papier et les cours magistraux, il y a un gouffre. Ce gouffre ne se franchit pas en quelques semaines, pour peu qu’on le veuille.

J’ai toujours pensé que la diversité de nature des enseignant·e·s est un atout : les élèves sont accompagnés par des personnalités et méthodes très différentes au cours de leur scolarité, et c’est une force. Outre l’apprentissage de la faculté d’adaptation, cela permet à chaque adolescent·e d’observer un panel d’adultes très différents, diversité qui l’aide à se positionner dans sa construction en tant qu’adulte.

Mais dans le contexte de l’enseignement à distance, les compétences numériques sont clairement un avantage. Aussi, j’ai mis en place au sein de mon établissement des formations afin que chaque collègue puisse au minimum partager des documents de travail avec ses élèves dans un Environnement Numérique de Travail (ENT). Ce n’est cependant pas suffisant, puisque l’enseignement à distance requiert une pédagogie propre.

Du côté des élèves, je me doutais que la situation serait très différente selon leur niveau d’assiduité scolaire. Un élève qui ne suit déjà pas en classe suivra encore moins en distanciel. Il est possible d’avoir 100% d’élèves présent·e·s à une visioconférence avec des R3, mais avec des R1…

Côté connectivité, le rapport JAMES 20186 indiquait que 97% des jeunes ont un accès à Internet. Comment faire pour ne pas laisser de côté ces 3% ?

Les jeunes utilisent leur téléphone portable pour communiquer, jouer ou écouter de la musique, plus rarement pour étudier et travailler. Il faut donc le leur enseigner explicitement. Mais si l’enseignant·e qui débute dans l’école en ligne ne connaît pas lui-même les bonnes pratiques dans cet environnement particulier, comment peut-il les enseigner à ses élèves ? Au final, que ce soit en ligne ou en classe, il y a autant de situations que de cours, car c’est la dynamique entre les élèves et leur enseignant·e qui est primordiale. Mais la grande différence, c’est que des enseignant·e·s chevronné·e·s peuvent redevenir des débutant·e·s, car l’école en ligne ne s’improvise pas, elle s’apprend.

 

La classe inversée que vous pratiquez depuis plusieurs années dans vos classes implique une partie en présentielle. Comment avez-vous pallié ce manque dans votre propre enseignement?

JA: Depuis mon choix d’enseigner en classe inversée, j’ai affiné mon modèle. Plus que « la théorie à la maison, les exercices en classe », je préfère penser « le basique à la maison et le complexe en classe ». Selon la recherche en sciences de l’éducation7, les devoirs à la maison constituent un des principaux leviers de la reproduction sociale. En effet, si vos parents sont riches et éduqués, ils pourront plus facilement vous aider que dans le cas contraire. C’est la principale raison de mon changement : proposer aux élèves un travail à la maison qu’ils ne pourront pas ne pas savoir faire seuls. C’est le principal reproche qui est ressorti contre l’enseignement en ligne : prendre l’autonomie de l’élève comme pré-requis implicite alors que c’est un objectif.

J’ai donc construit mon enseignement en ligne selon le même principe. Les élèves continuent d’avoir des tâches basiques à réaliser en autonomie, les points complexes sont abordés en visioconférence. Pour préparer mon cours en ligne, je me livre donc à un exercice d’ingénierie pédagogique. Au début d’un chapitre, j’identifie les bases que je traiterai en vidéos, et les points complexes que je travaillerai en présence synchrone. Puis, pour chaque cours, j’identifie les activités permettant aux élèves de comprendre et de pratiquer ces savoirs et savoir-faire complexes. Je crée ensuite une présentation avec ces activités, en faisant attention au découpage temporel. Ainsi, je ne crée que des tâches de 5 minutes maximum, en explicitant les attentes puis en mettant les élèves au travail. Les plus rapides n’attendent pas trop longtemps, les plus lents ne restent pas bloqués trop longtemps. J’interroge ensuite les élèves, tous doivent savoir qu’ils vont participer. Ils sont le cours, encore plus que moi. Je les encourage à s’expliquer entre pairs, et améliorer les réponses de leurs camarades. Je note leurs réponses sur la présentation. J’observe enfin des indicateurs pensés au préalable afin d’identifier les élèves ayant des difficultés. J’ai l’impression que les élèves timides posent plus de questions qu’en cours, l’écran interposé favorisant leur interaction. A l’issue du cours, la présentation est partagée en ligne, tous peuvent alors revoir le cours en asynchrone s’ils n’ont pas bien compris.

Votre sondage montre d’ailleurs que c’est l’outil le plus apprécié des élèves, car ils sont en lien avec leur professeur, mais aussi entre eux. Le lien social est encore plus important à l’adolescence. C’est une des raisons pour laquelle je demande aux élèves d’avoir leur caméra allumée pendant les cours en ligne : ils peuvent ainsi se voir. Je ne le demandais pas la première semaine. Quand un élève m’a dit qu’il était en pyjama, je me suis d’abord dit que le retour au rythme classique serait difficile. Puis, en lisant des articles sur les effets du confinement, je me suis dit que se voir était fondamental. Enfin, en le pratiquant, cela m’a permis également de voir les élèves au travail. En mathématiques, pour la confection de diagrammes, c’est alors très simple de leur demander de me montrer leur travail.

En conclusion, la visioconférence et la préparation de la présentation m’ont permis d’adapter ma pratique à l’école en ligne. Cela me demande plus de travail qu’avant, et on avance moins vite. Mais les élèves ont bien progressé dans leurs apprentissages.

 

Imaginons qu’un Covid-20 force la population mondiale à se confiner à nouveau, pensez-vous que la classe inversée soit LA solution pour garantir un enseignement constant?

JA: Je ne suis pas partisan d’une école uniforme. Ma méthode me plaît, semble plaire à mes élèves (je réalise un sondage chaque année), plaît aux collègues qui l’ont adoptée. Mais il faudrait être fou pour croire que c’est LA solution. C’est UNE solution. Je n’aimerais pas que 100% des enseignant·e·s me suivent, car les élèves perdraient en diversité de pratiques, de modèles de pensée, de mentalités, de méthodes. Et au final, le plus important, ce sont les apprentissages des élèves.

À l’école, on considère que l’espace de la classe est le même pour tou·te·s les élèves et que chacun·e bénéficie de conditions de travail identiques. Etudier à la maison ne garantit pas cette égalité. Devrait-on dès lors imaginer un suivi scolaire spécifique et proportionnel aux conditions d’apprentissage à domicile (matériel à disposition, maîtrise des outils informatiques, environnement sonore, disponibilité d’adultes ou d’aîné·e·s aidant à l’apprentissage, etc.)?

JA: Pendant cette crise, le SEM a pu fournir du matériel informatique à des élèves. Ce n’était certes pas suffisant, mais cela allait dans le bon sens. Toujours d’après le rapport JAMES 2018, si 73% des jeunes ont un ordinateur, 99% ont un téléphone portable. Selon moi, l’ordinateur tel qu’on le connaît aujourd’hui n’a pas vocation à perdurer dans le futur. Les ressources, que ce soit les documents ou les applications, seront de plus en plus sur des serveurs distants. Un téléphone relié à un clavier et à un écran permet déjà de réaliser la plupart des actions qu’on réalise sur un ordinateur. D’ailleurs, nous menons cette interview sur un document dans le cloud.

Ma préconisation pour les enseignant·e·s est de créer du contenu utilisable sur téléphone portable. La plupart de mes élèves utilise leur téléphone portable pour la classe inversée. Ceux qui sont sur tablette ou ordinateur n’ont du coup aucun problème pour suivre les mêmes activités. Par exemple, si on a du texte, il faut absolument une fonte adapté à la dyslexie (par exemple Arial ou Calibri) dans un taille d’au moins 24. L’adaptation passe donc par l’enseignant·e.

Concernant la maîtrise des outils informatiques, elle fait l’objet de points du plan d’étude romand (PER). Par exemple, la matière MITIC8 enseigne autant les outils informatiques que l’esprit critique face aux médias. De manière transversale, toute matière peut contribuer à l’enseignement de ces outils. Si un·e enseignant·e veut les utiliser, il doit effectuer un diagnostic préalable auprès de ses élèves, pour s’assurer qu’ils les maîtrisent bien.

Concernant la disponibilité d’adultes pour l’apprentissage à domicile, vous avez bien compris mon point de vue : il ne faut pas que l’élève ait besoin d’adulte pour faire ses devoirs. Sinon, on crée des inégalités. Encore une fois, cela passe par l’adaptation de l’enseignant·e. D’autres méthodes que la classe inversée permettent cela, notamment en explicitant très méthodiquement l’objectif et la méthode du devoir, et en s’assurant que tous les élèves aient bien compris.

Lev Vygostsky parle de Zone Proximale de Développement (ZPD)9 : les problèmes que l’enfant peut résoudre à l’aide d’une personne plus experte (enseignant·e ou camarade), pour ensuite les résoudre seul·e. C’est cette ZPD que l’enseignant·e doit déterminer afin de savoir ce qu’il développera en présentiel et ce qui pourra être travaillé en autonomie.

Enfin, concernant l’environnement de travail, le cadre aussi doit être explicitement enseigné. Cela nous paraît évident qu’il faut travailler au calme, avec de quoi écrire sous la main. Cela ne l’est pas pour tous les adolescent·e·s, il faut donc le reprendre avec eux en début d’année. Concernant les familles pauvres et nombreuses, il n’y a pas de solution miracle. Cela sera toujours plus difficile pour elles. Mais il ne faut pas tomber dans le misérabilisme, les enfants qui grandissent dans ces familles savent très bien qu’ils devront faire plus d’efforts que les autres. Mes voisins à Evry, en banlieue parisienne, vivaient à 13 dans un 4 pièces. Je donnais des cours aux petit·e·s au sein de l’association du quartier. La mère était analphabète et s’inquiétait des difficultés en français de son aîné. Je lui ai conseillé de le mettre seul avec un livre tous les jours pendant une heure. Je n’ai pas eu besoin de lui dire deux fois. Ils ont tous réussi leurs études, un des petits est même devenu ingénieur ! J’aime cette idée du pédagogue brésilien Paulo Freire : nous sommes conditionnés par notre milieu social, mais pas déterminés. L’école est le principal outil pour sortir de ce déterminisme.

En arrivant dans l’enseignement genevois, j’ai quand même apprécié toutes les possibilités offertes aux familles. Les enfants peuvent faire leurs devoirs à l’école, aidés par des enseignant·e·s en poste ! On ne peut imaginer meilleur environnement de travail.

 

Aussi, d’après-vous, comment tester concrètement les élèves sur les connaissances qu’ils acquièrent alors qu’on ne peut pas (ou très peu) les voir?

JA: Lorsque les élèves passent une évaluation, quelle est leur motivation ? Généralement, elle est extrinsèque : avoir une bonne note. Parfois même doublement extrinsèque : avoir une bonne note pour faire plaisir aux parents. Une fois l’épreuve terminée, on oublie. Les études montrent que les apprentissages les plus robustes sont liées à une motivation intrinsèque : on apprend pour comprendre ce qui nous entoure. Ce plaisir de la connaissance est gigantesque mais rarement mis en avant à l’école. Dans les matières scientifiques, un enseignement ancré dans le réel10 présente des résultats intéressants dans la motivation à comprendre et conséquemment l’engagement des élèves.

Aujourd’hui, les élèves du cycle ont leur destin scolaire de l’année 2019-2020 scellé : leurs résultats des deux premiers trimestres déterminent leur promotion. Plus d’évaluation certificative, plus de « notes qui comptent ». Mais ce qui devrait compter réellement, c’est l’apprentissage. Au final, les élèves sont débarrassés de ces motivations extrinsèques. Je continue d’effectuer des évaluations classiques, mais avec un autre objectif que la certification : la formation. Ces évaluations formatives ont pour seul but d’informer enseignant·e et élèves sur le niveau de leurs apprentissages.

Ce changement de mentalité quant à l’objectif de l’évaluation gagne à être effectué, même hors temps de confinement. En enseignant à des élèves de classe atelier, les élèves les plus détachés du système scolaire que l’on puisse imaginer, je mettais encore plus en avant cette joie d’apprendre. Certains continuaient dans leur dédain de la forme scolaire, mais la plupart changeait de mentalité. Je me rappellerai toujours de cet élève qui était resté 1h sur une épreuve testant le théorème de Pythagore, avec pour résultat un 6/6 amplement mérité. C’était son premier et son dernier 6, pour un élève diagnostiqué dyscalculique.

En ces temps de confinement, je propose donc des évaluations formatives à mes élèves. Je leur mets à disposition l’épreuve sur l’ENT et ils écrivent leurs réponses sur le document. Je peux ensuite les corriger et leur renvoyer leur note, la correction et les commentaires personnalisés. Ils peuvent bien sûr tricher, mais dans l’orientation auto-formative de l’épreuve, cela n’a aucun intérêt. Leur note les informe de leur niveau d’apprentissage. Aucune sanction ne s’applique à une mauvaise copie, aucune récompense à une bonne note. Au regard de leurs résultats précédents et de leurs réponses aux 2 épreuves que j’ai effectuées ainsi, je n’ai détecté aucune incohérence. Aucun élève moyen ne m’a donné de réponse experte, aucun élève excellent n’a montré de démotivation par une copie de mauvaise qualité. Ces épreuves formatives viennent compléter d’autres outils évaluatifs, comme les quiz qui ponctuent régulièrement chaque chapitre.

A l’opposé, des élèves de 4ème année du Collège d’un ami ne viennent plus au cours en ligne depuis qu’ils savent qu’ils ont leur maturité. Sont-ils motivés seulement par la certification ? Je me garde de généraliser mon expérience actuelle.

 

Pensez-vous que nous devrions repenser notre système d’évaluation des élèves à l’aune de cette nouvelle donne sanitaire?

JA: En sciences de l’éducation, il existe d’autres systèmes d’évaluation : évaluation par ceinture de compétences, évaluation par projets, etc. Pourtant, la forme classique d’épreuve sur table perdure depuis des siècles. On m’a souvent interrogé sur la question de l’évaluation, mais pour tout vous dire, je n’ai pas encore voulu expérimenter d’autres solutions. En effet, je teste les résultats de mes élèves en classe inversée, et les compare avec ceux de mes élèves précédents, auxquels j’enseignais de façon traditionnelle. En changeant de système d’évaluation, je changerais trop de paramètres pour pouvoir tirer des conclusions scientifiques. De plus, je ne souhaite pas créer d’élèves désadaptés au système classique.

Si nous devions continuer à être confiné·e·s, il faudrait inévitablement trouver une solution pour une évaluation certificative.

 

Votre vision sur l’enseignement à distance a-t-elle changé après toutes ces semaines de semi-confinement?

JA: Fondamentalement non. Je suis plutôt rassuré de constater que les principes que j’ai développés m’ont aidé à adapter mon enseignement. Il est clair que l’enseignement en présentiel est indispensable, que ce soit pour des raisons pédagogiques ou sociales. Et puis il serait impossible d’avoir 32h d’enseignement devant un écran par semaine, pour des raisons médicales. Pendant cette période de confinement, nous avons dû diminuer la quantité horaire en fonction de la classe d’âge : au cycle d’orientation, le travail scolaire quotidien ne doit pas dépasser 150 à 210 minutes.

 

D’après-vous, les qualités inégales des différents enseignements à distance proposés par les enseignant·e·s vont-elles générer des inégalités inédites au retour en classe?

JA: C’est inévitable. Tout comme chaque enseignant·e, à la rentrée 2020-2021, devra obligatoirement effectuer un diagnostic complet des connaissances de ses élèves pour évaluer quelles remédiations sont nécessaires. Mais je suis confiant : sur toute une scolarité, les élèves auront le temps de rattraper 2 mois d’école.

Les réponses de votre sondage montrent qu’ils sont conscients qu’il y aura un retard à rattraper. En étant optimiste, peut-être que les attitudes d’une majorité d’élèves vis-à-vis des apprentissages bénéficieront de cette période de confinement.

 

En tant qu’enseignant, comment appréhendez-vous la réouverture des établissements scolaires?

JA: Comme tout citoyen, je m’interroge sur une possible reprise de la pandémie. En tant que doyen, mes collègues de l’équipe de direction, du personnel administratif et technique et moi avons beaucoup de travail pour préparer l’établissement à une reprise dans de bonnes conditions sanitaires. En tant que maître de classe, je me réjouis de retrouver mes élèves.

 

Quelles conclusions l’école devrait-elle tirer de cette période?

JA: Le DIP a mis en place des comptes Ecole En Ligne (EEL) pour chaque élève depuis des années. Pourtant, de nombreux collègues ont découvert son existence en mars 2020. A contrario, certains collèges activent tous les comptes élèves à leur entrée dans l’établissement. Sachant qu’une fois activé, le compte le reste pour toute la scolarité, je pense qu’il devrait l’être dès l’entrée en 9ème.

Encore une fois, tou·te·s les enseignant·e·s ne devraient pas forcément utiliser le numérique. L’enseignement est un art en cela que chacun·e amène une part de lui dans sa pratique. Mais en facilitant la mise en place, et après la mise en marche numérique forcée de cette période, je suis persuadé que de nombreux enseignant·e·s feront évoluer leur pratique grâce aux outils numériques. L’Ecole En Ligne permet d’être prêt·e à faire face à un grand éventail d’événements.

Il est primordial de permettre aux enseignant·e·s de développer leurs compétences numériques, par exemple pour la production de vidéos pédagogiques. A titre personnel, je propose une formation continue sur la classe inversée. Je vais lancer un site de partage de ressources11 : l’objectif à terme est que des vidéos et des quiz de toutes les matières soient disponibles. A l’image de Wikipédia, la co-élaboration devrait permettre de produire du contenu de qualité. Dès l’an prochain, tout le programme de mathématiques du cycle sera couvert.

Enfin, en termes de contenus, l’importance de l’hygiène devrait être spécifiquement enseigné. Même en dehors d’une pandémie, cela permettrait d’améliorer la santé globale de nos concitoyen·ne·s. L’étude des fake news quant à elle améliorerait leur hygiène mentale.

L’école peut se déconfiner de l’enseignement traditionnel.

 

 


1. L’échantillon étant très petit, il ne doit pas être considéré comme représentatif de l’ensemble des élèves du canton de Genève. Les élèves interrogé·e·s sont cependant scolarisé·e·s dans cinq cycles d’orientation différents.

2. https://www.ge.ch/covid-19-ecoles-formations-jeunesse, 29 avril 2020

3. Le principe de la classe inversée est de donner la théorie à faire aux élèves à la maison et la pratique en classe. Ainsi, le temps en présentiel est réservé aux questions et aux exercices. Pour en savoir plus: https://edu.ge.ch/site/archiprod/tag/jeremy-argyriades/, 3 mai 2020

4. Les élèves de 9ème sont répartis dans des classes de niveau, de R1 pour les élèves les moins scolaires à R3.

5. SEM: Service écoles-médias

6. Rapport JAMES 2018

7. Entre autres, Meirieu, P. (2000). Les devoirs à la maison. Paris, Syros.

8. Médias, Images, Technologies de l’Information et de la Communication

9. L.S. Vygotsky. Mind in Society: Development of Higher Psychological Processes

10. Ou Context-Based Learning, CBL : Campbell, B., Lazonby, J., Nicholson, P., Ramsden, J. and Waddington, D. (1994) Science: the Salters’ Approach; a case study of the process of large-scale curriculum development, Science Education, 78 (5), 415-447, 1994

11. Communauté de la classe inversée sur DIP-Moodle.

Commentaires

image-user

FB

Merci pour cet article passionnant!

Lire la suite

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.

image-user

FB

Merci pour cet article passionnant!

Répondre