© Jocelyn Daloz
Je suis rentré en mai 2016 de mon second voyage à Kampala, Ouganda. La dernière fois, en 2013, je crois que j’étais trop submergé par mon expérience pour être capable de coucher sur papier mes impressions. Mais à présent, trois ans plus tard, je comprends mieux ce que j’ai ressenti durant ces six semaines.
J’ai entrepris mon premier voyage en 2013 avec mon ami Johannes Küng, avec qui je compose et écris des chansons de rap depuis 2010. Ce dernier entretient une relation particulière avec l’Ouganda : après y avoir travaillé comme volontaire dans un orphelinat en 2011, il a rencontré les membres du Breakdance Project Uganda en 2012 lors d’un second voyage.
BPU a été créé en 2006 par Abramz Tekya, un rappeur et breakdancer originaire de Kampala. Son organisation utilise la danse et d’autres éléments du hip-hop pour donner de la force à la jeunesse et promouvoir des transformations sociales positives. Depuis dix ans, l’association a aidé d’innombrables enfants et adolescents à trouver une vocation, un but dans la vie, une passion. À travers leurs sessions hebdomadaires, les membres de BPU encouragent les jeunes à s’éduquer, choisir un métier, et leur charité paie les frais d’écolages de centaines d’enfants.
Notre voyage en 2013 était dédié à visiter cette organisation caritative indigène, dans l’espoir de faire de la musique avec certains de leurs membres. Depuis, nous avons travaillé en étroite collaboration avec ces artistes ougandais. Cinq d’entre eux font ainsi partie des sept membres fondateurs de notre association, appelée Young Artists Exchange Project et créée peu après notre retour en Suisse en 2013. Nous organisons depuis des voyages et des échanges culturels, des ateliers et des concerts avec des artistes allemands, suisses et ougandais.
Cette année, j’ai fait seul le voyage à Kampala dans le but d’enregistrer un nouvel album. Durant les six semaines où j’ai vécu chez des amis, j’ai été un témoin direct de la vie quotidienne d’une partie de la jeunesse ougandaise dans la capitale.
Entre pauvreté et corruption
Je pourrais vous en dire long sur la misère et la pauvreté. L’Ouganda est 13ème sur la liste des 25 pays les plus pauvres du monde : son PIB est estimé à 27 milliards de dollars et l’espérance de vie y est de 58 ans1. En considérant ces chiffres, il ne serait pas surprenant que je revienne de mon voyage avec une quantité d’histoires tristes.
Effectivement, je pourrais vous raconter l’histoire d’une jeune fille membre de BPU qui fut blessée lors d’un accident avec un moto-taxi en novembre 2015. Elle avait une vilaine plaie à la jambe et sa famille n’avait pas d’argent pour l’emmener à l’hôpital. Ce fut un breakdancer du nom de Crazy Legs (membre du légendaire Rock Steady Crew) et une de mes amies suisse, se trouvant tous deux en Ouganda à ce moment-là, qui payèrent pour son traitement.
Lorsque j’y arrivai, cinq mois avaient passé, et sa plaie n’était toujours pas refermée. Abramz et mon amie l’emmenèrent à l’hôpital à nouveau. Plusieurs fois. Ils eurent à faire face à des docteurs incompétents et un système de santé inefficient où les fonctionnaires, mal payés ou pas payés du tout, font mal leur job. À chaque nouvelle visite, il fallut payer. Pour la moindre consultation, le moindre pansement. Ils eurent même à sortir de l’hôpital acheter du papier pour imprimer les radios. Cela m’horrifie. Qu’une jeune fille ne puisse pas être soignée de quelque chose d’aussi bénin.
Des histoires comme celle-ci, j’en ai beaucoup. Certains de mes amis ougandais sont orphelins, ont grandi dans des slums sans un toit pour dormir, sans pouvoir aller à l’école. Sans futur, négligés et rejetés par la société. J’ai rencontré des gens qui eurent à s’assumer eux-mêmes ainsi que leurs frères et sœurs avant d’être suffisamment âgés pour être réellement en mesure de le faire, sans avoir les ressources nécessaires. J’ai été témoin de la corruption qui gangrène le pays, du plus petit officier de police au président, qui est réélu sans difficulté depuis 1986. Cette année, lors de la semaine électorale, il fit arrêter son principal opposant, patrouiller des chars et la police anti-émeute dans la ville, et les réseaux sociaux furent bouclés. Et que dire des lois condamnant l’homosexualité à la prison à vie ?
Dépasser les clichés
Mais nous savons déjà tout ça. Nous avons tous vu des films hollywoodiens comme Blood Diamond, Le Dernier Roi d’Ecosse, The Constant Gardener ou Out of Africa, où des acteurs baragouinent un quelconque dialecte africain, racontent des histoires tragiques, avec un personnage principal (blanc, de préférence) qui sauve le monde. Aux nouvelles, dans les journaux, les pays africains sont presque exclusivement associés à des histoires de pauvreté, de corruption, de guerres, de famines ou d’épidémies.
Bien sûr, tout ceci fait partie de la réalité africaine. Cela dit, et bien qu’il soit inutile de nier les problèmes et les défis auxquels beaucoup de pays africains font face, il est également important de raconter l’autre Afrique. Derrière les histoires sensationnalistes se cachent celle d’un lent mais irrésistible changement qui s’opère dans beaucoup de cités du continent noir.
Je ne suis pas un de ces voyageurs occidentaux qui rentre avec des selfies de moi en compagnie d‘enfants noirs, racontant à tout le monde combien je leur ai été utile avec mon argent et mon savoir occidental nécessairement supérieur. Parce que ce n’est pas l’Ouganda dont j’ai fait l’expérience. Je ne suis pas rentré triste, plein de pitié ou consumé de culpabilité devant mon confort suisse. Je suis revenu dans mon pays en croyant à nouveau en l’humanité. Je suis rentré plein de positivité.
Parce que j’ai vu beaucoup de bien dans ce pays. J’ai rencontré des gens qui surmontent ce qui semble insurmontable. Des gens courageux qui défient la fatalité et parviennent à vivre une vie décente. Leur force et leurs vertus furent une leçon d’humilité pour moi, une incitation à repenser mes propres soucis. Les histoires que j’ai à raconter sont celles de héros braves, et elles sont encore meilleures que les films hollywoodiens, car ces histoires sont vraies.
Courage et don de soi
Les amis que j’ai rencontrés ne jouissent pas du niveau de vie européen. Pourtant, ils consacrent presque tout leur temps à travailler gratuitement pour ce en quoi ils croient, pour aider la jeunesse.
À commencer par Abramz, déjà mentionné : ce jeune trentenaire charismatique a eu vingt fois l’opportunité d’émigrer en Europe ou aux USA, jouir de sa petite notoriété au sein de la communauté hip-hop mondiale et s’installer confortablement ailleurs. Pourtant, il a toujours refusé, me confiant qu’il trouvait plus important d’être à Kampala, où il avait l’opportunité de provoquer le changement. Son influence et son impact y sont plus grands, même s’il ne gagne que très peu d’argent. À Kampala, il se sent utile, il a une vocation : aider le plus de gens possible à changer de vie.
Puis il y a Oscar, un jeune photographe autodidacte. Talentueux, il a déjà gagné des prix, fait des reportages dans toute l’Afrique de l’Est et été exposé plusieurs fois en Europe. Mais ce qu’il ne raconte que très rarement, c’est qu’il a quitté l’école à l’âge de seize ans pour s’occuper de sa mère et de ses jeunes frères et sœurs. À présent, à 24 ans, il gagne assez d’argent pour se payer un appartement ainsi que soutenir financièrement toute sa famille. Moi, à 24 ans également, je suis encore dépendant de mes parents pour vivre.
Un des meilleurs amis d’Oscar, Jora, passe nuits et jours à travailler pour Breakdance Project Uganda, à faire des ateliers dans des écoles, des orphelinats, des prisons. Ces deux-là, avec Marc Kaweesi, sont les organisateurs et créateurs du plus grand événement de breakdance en Afrique de l’Est, le Breakfast Jam, qui attire depuis quelques années des danseurs ougandais, kenyans ou rwandais.
Par-delà les lieux communs
Et je pourrais continuer ainsi. Mais le plus important constat que je peux tirer de cette expérience – à part le courage invraisemblable –, est que, à bien des égards, les gens en Ouganda vivent comme nous. Cela peut paraître trivial à dire. Mais j’entends encore des gens en Europe s’étonner que les réfugiés qui arrivent chez nous possèdent des téléphones portables. Un peu comme si on s’attendait à ce que les gens au-delà de la Méditerranée communiquent avec des tam-tams ou des signaux de fumée. On entend des choses comme « s’ils sont si pauvres que cela, comment peuvent-ils se payer un téléphone ? ».
Pourtant, un téléphone de seconde main, même un smartphone, ce n’est pas si cher que cela. Mondialisation oblige, les jeunes gens en Ouganda – à l’instar des jeunes américains, européens, indiens, chinois – aiment chatter sur Facebook et Whatsapp, poster des photos sur Instagram et tweeter. Ils aiment aussi sortir le soir, faire des barbecues avec des amis. Ils ont des histoires d’amour. La principale différence entre mes amis ougandais et moi-même, c’est que lorsque je me rends dans leur pays, j’achète simplement un visa à 100 dollars à l’aéroport d’Entebbe, une formalité enfantine. Lorsqu’ils se rendent en Europe, eux font face à des obstacles administratifs quasi insurmontables.
Ces gens ont eu des vies bien plus dures que moi mais ne s’en plaignent jamais. Leur joie de vivre est contagieuse. J’ai réalisé qu’ils avaient bien plus à m’offrir que je n’avais à leur donner.
Je suis persuadé que nous autres, en Europe, avons beaucoup à apprendre du courage et de l’altruisme que j’ai rencontrés au sein du Breakdance Project Uganda. Nous avons tellement plus de ressources qu’eux, et à quoi les employons-nous ? Lorsque je suis revenu en Suisse, le petit village argovien d’Oberwil-Lieli, qui possède la plus grande concentration de millionnaires du canton, a entériné par référendum la décision de son maire (et conseiller national) Andreas Glarner de payer une amende de 290’000 francs au canton plutôt que d’accueillir neuf requérants d’asile dans le village2. Pour moi, ce n’est que de l’égoïsme et du racisme à l’état pur.
Next stop : Uganda ?
Je ne suis probablement pas le mieux placé pour parler de l’Ouganda, et certainement pas pour prendre la parole au nom de mes amis de là-bas. Je n’ai pas passé assez de temps parmi eux, et mon statut privilégié m’interdit probablement de saisir complètement ce qui se passe dans des pays aux opportunités limitées. Je n’ai fait que passer du temps avec des amis et composé quelques chansons. Mais Abramz m’a dit un jour qu’il ne faut pas toujours attendre que ceux qui ont les meilleures ressources se bougent. Le vrai changement vient souvent de ceux qui agissent, peu importent leurs capacités.
C’est pourquoi je partage mon histoire aujourd’hui, aussi modeste soit-elle. J’espère par là contribuer à rendre l’Ouganda, ce pays cher à mon cœur, un peu plus connu autour de moi. Y voyager est assez facile, alors si jamais l’envie vous prend de vérifier par vous-mêmes, prenez un ticket pour Entebbe et achetez un visa une fois arrivés à l’aéroport. Et si vous y êtes, prenez le temps de vous rendre au Nsambya Sharing Youth Center les lundis et mercredis soirs, entre 17h et 21h, pour observer les sessions hebdomadaires du Breakdance Project Uganda. Cela pourrait peut-être changer votre vie, comme cela a changé la mienne.
1. DELENEUVILLE, Matthieu. « Classement PIB : les pays les plus pauvres du monde ». Journal du Net, 2015.
http://www.journaldunet.com/economie/magazine/1164746-pays-pauvres/ ;
UNICEF. « Statistics by Countries. » UNICEF, 2013.
http://www.unicef.org/infobycountry/uganda_statistics.html ;
WORLD BANK. “Databank By Countries.” The World Bank Group, 2016.
http://databank.worldbank.org/data/reports.aspx?source=2&country=UGA&series=&period
2. « Referendum in Oberwil-Lieli : Abstimmung über Aufnahme von acht Asylanten ». Blick, 12. Januar 2016.
http://www.blick.ch/news/schweiz/referendum-in-oberwil-lieli-ag-abstimmung-ueber-aufnahme-von-acht-asylanten-id4547123.html
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