© Toomas Järvet
L’Encrier accueille aujourd’hui l’histoire des mille et une nuits du Sultan américain racontée par Guillaume Revillod. Avec ce texte, l’auteur nous propose un regard décalé sur le contexte international particulièrement tendu du moment.
Il était une fois un conte pas comme les autres ; un conte qui dure bien plus que les mille et une nuits, bien plus que certaines vies. Ce conte, c’est celui des sanctions américaines à l’égard des pays tombés en disgrâce aux yeux perturbés de présidents mégalomanes, ravivant sans cesse le même schéma ; c’est le conte d’un État à qui on a conféré trop de pouvoir pour qu’il n’en n’abuse pas. Se sentant perpétuellement trompé, trahi et menacé par le monde qui l’entoure, celui-ci se promet de mettre le globe à sa botte, afin de conserver les privilèges qu’il tire de la soumission de ce dernier.
Or, tout puissant qu’il soit, le grand Sultan du monde n’imagine pas qu’il nourrit lui-même le terreau de contestations à son égard – ces dernières provoquées par une répétition de comportements déplacés. Ainsi, chaque journée, le grand Sultan accable les peuples, et les peuples, chaque nuit, fomentent l’idée de se révolter. Il s’agit toujours de la même histoire, ou, disons, d’histoires reliées entre elles au gré de l’Histoire.
La première longue nuit commence sur l’île de Cuba, où, pour la seule raison que les dirigeants y pratiquent une politique différente de la sienne, le Tout-Puissant décide d’étouffer l’économie de l’archipel, plongeant des centaines de milliers de personnes dans le dénuement le plus total. Pourtant, l’embargo économique, financier et commercial1 qui s’en suit n’a pas l’effet d’écarter du pouvoir ceux qui offensent le Sultan. Au contraire ! La haine ainsi provoquée les maintient plus fortement que jamais, désormais soutenus par l’opinion publique et le dégoût de l’ingérence du Sultan dans leurs affaires. Non seulement l’embargo stabilise une classe dirigeante au pouvoir, mais il plonge, de surcroît, les vulnérables dans des myriades de situations encore moins appréciables. Les premiers peuvent en effet conserver leur train de vie en piquant dans les réserves amenuisées des seconds. Les seconds n’ont d’autre choix que de courber un peu plus l’échine. Leur pauvre vie est ainsi faite. Abattus, ils n’ont d’autre choix que de concentrer l’énergie de leur désespoir dans quelques mécanismes de conservation.
Et lorsqu’on interroge le Sultan, celui-ci répète, à qui veut bien l’entendre, qu’au bout d’un certain temps, ses sanctions libèreront le peuple opprimé. Ainsi, débute l’histoire des mille et une nuits du Sultan américain, toujours apaisé par les récits de la misère qu’il provoque hors de ses frontières. Bientôt cependant, la seule île de Cuba ne suffit plus à son appétit ; le Sultan se lasse d’entendre le récit de miséreux insulaires et, se sentant toujours autant persécuté, s’en va conquérir les continents où il trouve bien vite d’autres cibles à contraindre pour satisfaire la fable de l’hégémonie menacée qu’il se raconte.
Dans l’abîme de cette nuit cubaine en commencent mille et une autres, car le Sultan, se nourrissant de la misère qu’il provoque sciemment, se rassasie des histoires de peuples affamés. Ainsi provoque-t-il davantage de guerres. Sous prétexte de viser les dirigeants, il ne touche que le peuple. Sous prétexte de libérer ce dernier, il ne fait que l’enfermer dans plus de précarité. Qui plus est, la misère n’affecte souvent pas les dirigeants, qui parviennent toujours à être tués au début du conflit ou à s’échapper pour former un gouvernement en exil dans quelques autres contrées que le Sultan se proposera d’attaquer par la suite.
Des années durant donc, celui qu’on appelle le Tout-Puissant envahit, contraint et appauvrit une bonne partie du monde. Ainsi s’enchaînent les nuits, rythmées par le conte cinquantenaire du Sultan.
Un jour cependant, un nouvel acteur frappe à la porte du Sultan, ce nouveau protagoniste se nomme Iran. Nous sommes en 19792. Refusant catégoriquement que le Sultan y envoie des émissaires pour espionner ses agissements ; et sous l’excuse bien fallacieuse qu’il jouit d’une totale autonomie dans la gestion de son pays, celui-ci enjoint au Tout-Puissant de cesser toute activité de surveillance en des terres qui ne sont pas les siennes. En réalité, elles n’appartiennent pas non plus aux dirigeants locaux, mais bien aux habitants de celles-ci.
Le Sultan, aussi parano que le film éponyme se déroulant à Las Vegas, voit dans les aboiements du petit État une grande menace. S’en suit donc une escalade de mesures3 aussi intelligentes que de placer une pastille de Mentos dans une bouteille de Coca. Tandis que les deux élites se disputent, les occupants du petit État pâtissent de la nouvelle instabilité créée sur leurs terres ; eux qui ne demandent qu’un peu de paix dans le tumulte déjà éprouvant de la vie. On leur répond : que nenni ! Et tandis que le Sultan et les éminentes têtes grises locales se disputent, les petits souffrent ; l’ordre des choses est retrouvé ; le conte est alimenté ! Le Tout-Puissant, bien que s’achoppant à une résistance toujours plus grande, se remplit la panse au gré de ces Nouvelles orientales.
De longues nuits se déroulent ainsi durant lesquelles les sanctions tantôt se durcissent, tantôt se relâchent comme pour donner une lueur d’espoir aux locaux. Bientôt le Sultan laisse la petite République d’Iran tranquille, tout en intimant à ses amis de veiller à ce qu’elle ne rencontre jamais d’autres maîtres. Le calme reprend ainsi, et les locaux entrevoient enfin une lueur d’espoir, après que les sanctions infligées à leur encontre – qui n’ont par ailleurs nullement affecté la classe dirigeante – soient progressivement assouplies par le bon Sultan, occupé à entretenir d’autres fables. C’est sans oublier que le Sultan, lui, n’oublie jamais. Et qu’un jour ou l’autre, lorsque sa liste d’insécurités diminuera, elle se remplira aussitôt par d’autres craintes que lui suscite sa position hégémonique dans ce monde qu’il prétend diriger.
La deuxième partie de l’année de grâce 2019 est marquée par un retour des sanctions4 à l’encontre de l’Iran. Les cibles : ses dirigeants. Les victimes : ses habitants. Le Sultan ne se départit pas de son conte, et bien que l’arbitraire des sanctions eût été communément admis aux yeux de tous les alliés de ce pays à l’ego démesuré, ceux-ci restèrent cois. Ils se fendent néanmoins d’un sourire à l’annonce de l’application de ce schéma maintes fois éculé, et bien trop culotté pour fonctionner. En effet, toutes les raisons d’un esprit sain conduisent à penser qu’il ne s’agit point de la bonne manière de procéder. Cependant, aucun des amis du Sultan – ces pays à la tradition humaniste millénaire – ne bouge le moindre petit doigt, ni n’endosse la responsabilité de contredire le Tout-Puissant, maître de la politique mondiale.
Ainsi réapparaît, au rythme des désaccords du Tout-Puissant, toujours le même schéma : celui d’un conte sans chute où le roi du monde se raconte des histoires entretenues par la misère d’un peuple, puis d’un autre, et ainsi de suite. Tout ça pour dire et établir que si le Sultan fait la guéguerre aux dirigeants d’autres pays – crachant dans la soupe de l’un ; chipant le pétrole de l’autre ; ou encore, faisant exploser l’avion présidentiel d’un tel –, il n’apparaît jamais d’autres dommages, pour ces derniers, qu’une simple atteinte à leur honneur.
La certitude principale que nous avons quant à ces chamailleries d’enfants gâtés, c’est que ni le Sultan, ni les responsables politiques ne sont jamais affectés directement par les contes qui se déroulent dans leurs pays. Ils n’en pâtissent pas : la soupe dans laquelle ils crachent est distribuée aux vraies gens. Ainsi il en va du conte des sanctions. Il se répète inlassablement suivant le même schéma. Toujours le même schéma.
Mille et une nuits, incessantes, sans répit ni temps mort.
1. https://www.monde-diplomatique.fr/2015/01/LAMRANI/51971
2. https://www.liberation.fr/planete/2019/06/26/iran-etats-unis-de-1979-a-2019-quarante-annees-d-hostilites_1736436
3. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/06/KHARIEF/59961
4. https://www.letemps.ch/monde/nouvelles-sanctions-americaines-contre-liran-entrent-vigueur
Excellent! Bravo!