International Le 7 juin 2013

Plus de 5’300 morts en 9 ans – Mise en lumière sur une violente insurrection dissimulée dans l’extrême sud de la Thaïlande

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Plus de 5’300 morts en 9 ans – Mise en lumière sur une violente insurrection dissimulée dans l’extrême sud de la Thaïlande

Le 3 mars 2013, un soldat thaïlandais originaire de la ville de Chiang Mai est retourné chez lui dans un cercueil, après avoir été victime d’une embuscade dans la province de Yala, au sud du pays. Cet événement n’a été que brièvement relaté par les médias nationaux, sans provoquer d’émotion particulière dans la ville d’origine du défunt. Me trouvant alors moi-même à Chiang Mai, j’ai été surpris d’apprendre que la mort violente d’un soldat déployé dans le sud n’est pas un fait exceptionnel ; toutefois, personne n’a été en mesure de m’expliquer clairement ce qui se déroule « là-bas », dans la région la plus méridionale de la Thaïlande.

L’arrivée à Chiang Mai du cercueil renfermant le soldat tué dans la province de Yala. © Chiang Mai City Life.

L’arrivée à Chiang Mai du cercueil renfermant le soldat tué dans la province de Yala. © Chiang Mai City Life.

 

Par communiqués d’ambassades ou par ouï-dire, j’avais vaguement connaissance d’une insurrection qui mettait à mal la sécurité de cette zone. Toutefois, le conflit m’est soudainement apparu beaucoup plus réel après quelques recherches sur Internet, alors que je prenais connaissance d’un nombre impressionnant d’incidents récents, des embuscades aux attentats, en passant par une série de meurtres particulièrement épouvantables.

Je n’imaginais pas un conflit d’une telle intensité, d’autant plus qu’il n’a jamais fait les grands titres en occident. Pour reprendre les termes employés par la presse, « cette sorte de guerre »i m’apparaissait comme innomée, ou même « oubliée »ii.

J’ai donc profité de ma présence en Thaïlande pour éclairer cette situation à l’aide d’articles, de rapports et d’entretiens. Comment de telles tensions, à seulement quelques centaines de kilomètres des grandes stations balnéaires thaïlandaises, se sont-elles développées et pourquoi perdurent-t-elles ? Quels sont les acteurs de ce conflit sanglant dissimulé dans l’un des pays les plus touristiques d’Asie du Sud-Est ?

Une lutte centenaire

A l’aube du 20ème siècle, le sultanat de Patani fut incorporé de force au royaume du Siam (actuellement la Thaïlande). Cette annexion déséquilibra la carte ethnique du territoire, Patani étant majoritairement constitué de musulmans parlant le Yawi (un dialecte malaisien), isolés dans un royaume globalement bouddhiste.

Aujourd’hui, cette région est peuplée de 80% de musulmans, alors qu’ils ne représentent que 4,6% de la population thaïlandaise.

Carte de la Thaïlande et de l’ancien sultanat de patani, maintenant divisé en trois provinces. « Malais musulmans » ou « musulmans de Patani » sont les termes communément utilisés pour désigner les membres de la communauté islamique peuplant cette région. © CC Adam Carr / © CC NordNordWest.

Carte de la Thaïlande et de l’ancien sultanat de patani, maintenant divisé en trois provinces. « Malais musulmans » ou « musulmans de Patani » sont les termes communément utilisés pour désigner les membres de la communauté islamique peuplant cette région. © CC Adam Carr / © CC NordNordWest.

 

Le gouvernement thaïlandais n’a jamais interdit aux membres de cette communauté de pratiquer librement leur religion, mais un conflit identitaire crût néanmoins, dû à l’application progressive d’un système politique centraliste. L’ancien sultanat fut divisé en 3 provinces, des programmes furent menés afin d’adapter ces dernières à la langue ainsi qu’aux coutumes nationales, et une autonomie, même relative, a toujours été fermement refusée par les autorités thaïlandaises. Selon un rapport publié en 2008 par The Rand Corporation, ces initiatives intensifièrent « le mécontentement et le sentiment de discrimination au sein de la communauté indigène malaise musulmane » dans une société traditionnellement attachée au sultanat de Patani, à la culture malaisienne et à l’Islamiii.

En d’autres termes, les Malais musulmans ne se considèrent pas comme Thaïlandais, et les efforts faits par le gouvernement pour nier leur identité engendrèrent d’inévitables frustrations. Un exemple concret illustre cette confrontation des cultures : l’éternelle demande, continuellement déclinée par les autorités, de pouvoir enseigner le Yawi dans les écoles du sud.

À cela s’ajoute la longue période pendant laquelle le pouvoir en place à Bangkok ignora le développement économique et judiciaire dans cette région, accroissant le sentiment des Malais musulmans d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.

Des étudiants Malais musulmans au sein d’une école islamique, dans la province de Yala. © CC Udey Ismail.

Des étudiants malais musulmans au sein d’une école islamique, dans la province de Yala. © CC Udey Ismail.

 

D’abord exprimée par des revendications pacifiques, cette situation explosive finit par dégénérer : des groupes armés commencèrent leurs opérations dès la fin des années 1960, et la fin des années 1970 fut le théâtre de violences particulièrement intenses. Mus par la motivation commune de créer un état islamique indépendant fondé sur Patani, ces différents groupes d’insurgés manifestèrent leur insubordination envers Bangkok en tendant des embuscades aux forces militaires localisées dans le sud et en sabotant leurs infrastructures.

Cependant, la situation s’apaisa au cours des années 1990, à la suite de réformes politiques et économiques engagées par le gouvernement. Plusieurs meneurs de l’insurrection alors emprisonnés furent libérés par Bangkok, des institutions furent mises en place afin de développer la région économiquement et administrativement, et plusieurs initiatives furent prises afin d’adapter la culture de Patani à la politique thaïlandaise. De leur côté, la majorité des insurgés posèrent les armes.

Il prévalait alors un véritable esprit d’ouverture, et tout laissait croire que le conflit toucherait bientôt à sa fin. C’est l’exact opposé qui survint, et les violences éclatèrent à nouveau dès le début du 21ème siècle, atteignant une intensité encore inégalée.

La brutale résurgence du conflit

Dans la nuit du 3 au 4 janvier 2004, une centaine d’assaillants lancèrent une attaque très élaborée sur un camp militaire de la province de Narathiwat, dérobant plus de 300 armes et tuant 4 soldats. Bien que la région subissait déjà un regain de violence depuis le début des années 2000, ce spectaculaire cambriolage devint la date communément admise pour désigner l’entrée dans une nouvelle phase de l’insurrection. Par la suite, ces types d’évènements se succédèrent, provoquant de violentes réactions de la part du gouvernement thaïlandais et plongeant la région entière dans un impitoyable cercle d’attaques.

Comment, alors que la situation semblait s’apaiser, expliquer une telle recrudescence ? Afin d’en éclaircir les raisons, j’ai rencontré le Dr Mark Tamthai, un professeur de l’université de Payap (Chiang Mai) spécialisé dans la question de la paix et l’un des contributeurs de la cinquième politique de sécurité nationale (élaborée dans les années 1990 et revêtant un caractère très progressiste envers les Malais musulmans).

« Personne ne sait exactement », m’a-t-il répondu, soulignant les ressorts complexes du conflit. Cependant, il m’a exposé ce qui pourrait représenter une explication : la mauvaise mise en œuvre de la néanmoins bonne cinquième politique de sécurité nationale.

« Les Thaïlandais n’adhéraient pas à la nouvelle politique, et nous n’avons pas pensé à expliquer au public en quoi cette action était bénéfique », a continué le Dr. Tamthai, « les forces thaïlandaises sur le terrain ont donc commencé à mener leurs opérations de manière clandestine, illégalement, car il était devenu impossible d’agir selon l’ancienne méthode. La réponse des insurgés a par conséquent été similaire ».

Cette explication ne représente évidemment qu’un seul aspect du débat sur les racines des violences actuelles. De nombreux autres éléments sont avancés, telle la brutale lutte anti-drogue initiée au début des années 2000 ou encore la situation économique préoccupante dans les provinces du sud.

Quelle que soit la combinaison de facteurs qui pourrait expliquer cette résurgence, le fait demeure : depuis 2004, plus de 5,300 Thaïlandais (soldats, insurgés, civiles, bouddhistes et musulmans confondus) sont morts dans le contexte du conflit, alors que le nombre de blessés est estimé à plus de 10’000. Il s’agit de la période de l’insurrection la plus violente depuis son éclatement.

Le massacre de Tak Bai et la plongée dans le cercle de la violence

Le 25 octobre 2004, presque 10 mois après le raid des insurgés sur le camp militaire, 1,500 militants se rassemblèrent devant un poste de police de Tak Bai, une ville de la province de Narathiwat, pour protester contre l’arrestation de 6 hommes accusés d’avoir livré des armes aux rebelles. La manifestation dégénéra, et les forces de sécurité ouvrirent le feu sur la foule, tuant 7 personnes. 1’300 manifestants furent arrêtés, parmi lesquels un grand nombre subirent coups et humiliations ; ils furent ensuite entassés dans des camions afin d’être transférés dans la ville de Pattaniiv pour y être interrogés. Durant ce trajet de 150 km, 78 prisonniers perdirent la vie, principalement par asphyxie, et de nombreux autres furent blessés. Le « massacre de Tak Bai » devint tristement célèbre, et illustre l’entrée de la région entière dans un inextricable cycle d’attaques et de répression.

En effet, à la suite des évènements de Tak Bai, plusieurs civils bouddhistes vivant dans la zone de l’ancien Patani furent assassinés en guise de représailles. Ce fut par exemple le cas d’un chef de village dont le corps fut retrouvé décapité en novembre 2004 et à côté duquel se trouvait une note, dédiant le crime aux « innocents de Tak Bai ». En juillet 2005, confronté à ce regain de violence, le gouvernement plaça la région en état d’urgence et attribua des pouvoirs spéciaux à ses forces sur le terrain. Amnesty International a décrit cette initiative comme « échouant à assurer correctement la protection des droits de l’homme et bafouant les obligations internationales de la Thaïlande »v. Ce traitement arbitraire renforça les convictions des rebelles, qui menèrent de nouvelles attaques et recrutèrent davantage de Malais musulmans dans leurs rangs.

Les insurgés

« Il y a actuellement 6 ou 7 groupes d’insurgés, qui ont tous évolué de leur côté depuis leur création », m’a expliqué le Dr. Tamthai, « ils se connaissent, mais ils n’ont pas de connexion en termes d’opérations ». Bien qu’ils ne constituent pas une entité clairement identifiable et que leurs revendications précises soient confuses, chacun de ces groupes partage la même ambition qu’auparavant : libérer la région de la domination de Bangkok. Certains de ces groupes existaient déjà avant 2004, mais leurs actions se sont depuis intensifiées ; ce qui relevait alors d’attaques isolées au sein de zones spécifiques durant le 20ème siècle a évolué en un climat de terreur dans l’ensemble de la région.

Différentes études ont essayé d’identifier ce mouvement nébuleux et non hiérarchique. Si des éléments convergent, comme le nom et les caractéristiques de plusieurs groupes, certaines méthodes de recrutement ou encore le fait que différents meneurs opèrent depuis la Malaisie voisine, d’autres sont moins évidents. Par exemple, le nombre total des insurgés est estimé à 4,000 dans certaines recherches alors que d’autres ont avancé des nombres plus élevés (jusqu’à 30’000 membres). La possible relation d’un ou plusieurs groupes avec le crime organisé n’a également pas encore été clairement établie.

Toutefois, bien que de nombreux éléments restent encore dans l’ombre, il est certain qu’en comparaison avec ses phases précédentes, l’insurrection dispose actuellement de plus d’hommes, d’un arsenal plus élaboré et d’une meilleure organisation.

Les militaires et les civils pris pour cible

L’armée royale thaïlandaise, représentant la domination de Bangkok, est toujours une cible privilégiée, mais les attaques sont de plus en plus sophistiquées. Les postes de contrôle, tout comme les camps militaires, sont pris d’assaut au cours d’opérations audacieuses et meurtrières. Les embuscades contre les patrouilles sont également fréquentes, commises par fusillade ou par engins explosifs improvisés (EEI). Selon un rapport publié par The Institute for National Strategic Studies (INSS) publié en 2011, le seul pays dans le monde qui faisait face à davantage d’attaques par EEI était alors l’Afghanistanvi !

Les civils sont également devenus des victimes habituelles. La communauté bouddhiste, immigrée dans cette région à la suite de son annexion à la Thaïlande et représentant aujourd’hui environ 20% de la population dans les trois provinces du sud, se trouve à ce titre en première ligne. Ses membres sont considérés par les insurgés comme des « envahisseurs » envoyé par Bangkok « pour affaiblir les habitants de Patani économiquement et socialement »vii, ce qui semble justifier des actes de sabotage contre les lieux saints bouddhistes, mais également des meurtres.

Photographe anonyme.

« Si vous continuez à arrêter des Malaisiens [de Patani] innocents, nous continuerons à tuer des bouddhistes thaïlandais innocents » : un message menaçant déposé aux côtés d’un homme décapité et transmis par un groupe insurgé indéterminé. Photographe anonyme.

Considérés comme représentants des valeurs bouddhistes et de l’administration de Bangkok, plus de 150 enseignants ont été assassinés, dans la rue ou à l’intérieur même de leur école, depuis 2004. Pour la première fois dans l’histoire de l’insurrection, les moines et leurs jeunes novices sont également devenus les cibles d’attaques extrêmement violentes : nombreux sont ceux qui ont été tués par balle, attaqués à la machette ou décapités. Ils se trouvent dans un tel danger qu’une escorte militaire les accompagne lorsqu’ils font l’aumône. Fonctionnaires, médecins, simples citoyens… Tous courent le risque de subir le même sort. Pour citer le titre d’un rapport de 2007 publié par Human Rights Watch au sujet des victimes de l’insurrection, « personne n’est à l’abri »viii. Dans un tel contexte, les attaques indiscriminées constituent également une arme de terreur, comme illustré par la série d’attentats à la voiture piégée de mars 2012 dans un centre commercial de Yala et dans un hôtel de Hat Yai, coûtant la vie de 15 personnes et faisant 500 blessés.

De manière moins évidente, la communauté musulmane n’est pas épargnée par l’insurrection. Ceux qui collaborent avec les forces thaïlandaises courent le risque de terribles représailles ; en 2007, un musulman de 58 ans ayant donné des renseignements aux forces thaïlandaises a été retrouvé crucifié dans la province de Narathiwat, aux côtés d’une note où il était écrit : « voici ce que méritent les infidèles ». Ce climat de peur diffusé parmi les civils malais musulmans est également maintenu afin de les garder sous contrôle, la majorité d’entre eux ne supportant ni les revendications d’un état islamique indépendant ni les violences usitées afin d’atteindre cet objectif.

Une caractéristique particulière de ces attaques réside dans le fait qu’elles ne sont jamais revendiquées. « C’est en fait très malin », a précisé le Dr Tamthai, « les insurgés ne veulent pas que le public voie ces actes comme étant commis par un groupe spécifique, mais comme étant globalement perpétrés par la communauté malaise musulmane ». Cette méthode intensifie les revendications des insurgés et amplifie la crainte dans les provinces du sud, rendant le mouvement insurrectionnel indéfini, mystérieux, et impliquant potentiellement toute la communauté musulmane de la région. Le fait que plusieurs groupes armés opèrent indépendamment les uns des autres complique davantage l’identification des agresseurs.

Des soldats ramassent le corps d’une victime à la suite d’un attentat. Photographe anonyme.

Des soldats ramassent le corps d’une victime à la suite d’un attentat. Photographe anonyme.

Les forces de sécurité et les milices civiles

L’armée est massivement stationnée dans ces provinces, avec plus de 50,000 soldats déployés sur le terrain. Le sergent Kathawut Thalom, en poste dans la province de Yala depuis avril 2011, m’a expliqué que l’objectif de sa mission était de protéger les civils de la région du sud et de leur expliquer la présence de l’armée. C’est un fait : des soldats lourdement armés protègent maintenant les écoles, les moines et les espaces publics. Les Malais musulmans sont évidemment inclus dans cette opération, comme le déclare le sergent Kathawut : « nous rendons toujours justice aux musulmans car il est de notre devoir de les protéger ».

Des soldats en patrouille dans la province de Pattani. © CC Udey Ismail.

Des soldats en patrouille dans la province de Pattani. © CC Udey Ismail.

 

Cependant, plusieurs organisations de défense des droits de l’homme présentent des points de vue différents, rapportant de graves exactions perpétrées par les forces thaïlandaises dans le sud.

Le fait que le mouvement insurrectionnel soit mal défini et fondu dans la population entraîne des traitements arbitraires de la part de l’armée. Par exemple, en octobre 2009, des centaines de soldats ont mené un raid contre une école islamique dans la province de Narathiwat sur la suspicion que certains étudiants pourraient entretenir des liens avec l’insurrection. Âgés d’entre 10 et 20 ans, la totalité des élèves ont été emmenés au poste de police et interrogés. Cette arrestation arbitraire de masse illustre ce que de nombreuses organisations décrivent comme des abus récurrents commis par l’armée.

Le destin des suspects, coupables ou non, est par ailleurs vivement dénoncé par les défenseurs des droits de l’homme : des cas de harcèlement, d’abus sexuels, de torture, de disparition forcée et de meurtre sont imputés aux forces de sécurité. S’ajoute à ces exactions la réaction extrêmement violente du gouvernement contre les rebelles, dont le massacre de Tak Bai et l’« incident » de la mosquée de Krue Se (lorsque 32 insurgés ont été tués par l’armée après avoir trouvé refuge dans le lieu saint en 2004) en sont devenus les exemples emblématiques.

Ces différents abus se couplent à leur impunité, les forces thaïlandaises étant investies de pouvoirs spéciaux dans la région ; selon the International Crisis Group (ICG), cette situation stimulerait les civils malais musulmans à rejoindre les rangs de l’insurrectionix.

Il serait naturellement incorrect d’attribuer ce comportement à chaque membre des forces de sécurité déployé dans le sud, comme démontré par les efforts de médiation et de protection effectués quotidiennement par l’armée et la police. Il n’en demeure pas moins que leur présence, sous certains aspects, envenime le conflit au lieu de le résoudre. Nerveux, effrayés, souvent ignorants de la culture malaise musulmane, nourris par des médias thaïlandais pro-gouvernementaux et encouragés par une politique nationale belliqueuse, certains membres des forces thaïlandaises outrepassent leurs devoirs plus ou moins gravement.

Aux côtés des soldats, la communauté bouddhiste s’est organisée en milices afin de se protéger contre les insurgés. Armés, entraînés et payés par le gouvernement, ces volontaires sont également devenus des belligérants. Selon un article publié par Le Figaro pendant l’été 2012, ils seraient environ 70’000, prêts à passer à l’action « sans aucun contrôle ». Ils protègent les civils bouddhistes, assistent parfois l’armée dans ses opérations, et s’improvisent même en « chasseurs de terroristes islamistes »x. Inévitablement, ils sont devenus une cible de choix pour les insurgés, comme illustré par le meurtre brutal d’un milicien de 42 ans en mars 2013, dans la province de Pattani.

Des soldats contrôlant un moine. Photographe anonyme.

Des soldats contrôlant un moine. Photographe anonyme.

 

Ils se trouvent par conséquent impliqués dans l’escalade inexorable de la violence. Violemment menacés par les factions islamiques, ils considèrent être dans leur droit car leurs terres appartiennent à la Thaïlande. Représentant une minorité dans ces trois provinces, la peur les pousse à prendre les armes afin de se protéger, courant le risque de progressivement percevoir l’ennemi dans l’ensemble de la communauté malaise musulmane.

Mettre fin aux violences ?

Fatigués d’être harcelés par l’armée et méprisés par le gouvernement, les civils peuvent être incités à rejoindre les rangs de l’insurrection. Pour leur part, les groupes armés, renforcés par l’arrivée de nouveaux membres et portés par la conviction inébranlable que l’ancien Patani appartient aux Malais musulmans, répondent à la violence des forces thaïlandaises et des « envahisseurs » bouddhistes avec plus de violence. Et le cycle se renouvelle, prenant au piège la population civile.

Après un siècle de conflits dont neuf années particulièrement violentes, la situation semble insoluble, tant chaque acteur estime sa lutte justifiée.

Sur le terrain, il n’est pas question de batailles ininterrompues et chaotiques. Le sergent Kathawut n’a jamais vécu de situation dangereuse, même après 2 ans de service dans la région. Mira Lee Manickam, l’auteur du livre Just enough, a Journey Into Thailand’s Troubled Southxi, explique que le village malais musulman dans lequel elle conduit ses recherches est plutôt calme, ses habitants entretenant des bonnes relations avec les autorités.

Les infrastructures publiques tiennent en place, la vie quotidienne suit son cours.

Cependant, la tension est constante et la violence est réelle, et même « si routinière qu’elle n’est pas forcément relatée dans les journaux nationaux »xii. Les ambassades recommandent à leurs nationaux de ne pas se rendre dans ces régions, l’exode bouddhiste est massif, les belligérants intensifient leurs actions et rien ne semble pouvoir désamorcer cette poudrière.

Dépouilles de soldats sur une voie ferrée. Cette image extrêmement dure illustre le degré de violence que peut atteindre le conflit, aux confins d’un pays réputé pour son calme et pour ses nombreuses attractions touristiques. Photographe anonyme.

Dépouilles de soldats sur une voie ferrée. Cette image extrêmement dure illustre le degré de violence que peut atteindre le conflit, aux confins d’un pays réputé pour son calme et pour ses nombreuses attractions touristiques. Photographe anonyme.

 

Pourtant, plusieurs tentatives de réconciliations ont été entamées depuis 2004, mais aucune n’a abouti. En février 2013, l’ouverture de pourparlers entre le gouvernement thaïlandais et le groupe séparatiste Barisan Revolusi Nasional (BRN) laissait entrevoir un espoir d’apaisement ; cependant, selon the Human Development Forum Foundationxiii, une personne est tuée presque tous les jours pour une moyenne quotidienne de deux blessés. Ces statistiques sont sensiblement plus élevées que celles du trimestre précédent, lorsque les discussions de paix n’avaient pas même débuté.

Aussi complexe que le conflit lui-même, la solution pour y mettre fin est toujours sujette à débat et prendra indubitablement de nombreux aspects. Des spécialistes ont néanmoins déjà proposé certaines pistes.

Plusieurs organisations identifient le problème comme étant la politique de militarisation musclée pratiquée depuis 2004 et l’impunité des forces thaïlandaises qui en découle (« si vous voulez la paix, travaillez pour la justice » avait d’ailleurs pour titre un article publié par Amnesty International à ce sujetxiv). La gestion du conflit n’a pas changé depuis 2004, alors que Yingluck Shinawatra, l’actuelle Première ministre, donne également la priorité à l’intervention militaire plutôt qu’à l’analyse des diverses problématiques révélées par le conflit au fil des décennies. Selon Mme Boisseau de Rocher, une spécialiste de l’Asie du Sud-Est citée dans un récent article du Monde : « les initiatives sécuritaires ne serviront à rien si elles ne s’accompagnent pas d’un véritable débat sur la question fondamentale de l’identité nationale »xv.

Pour le Dr. Tamthai, accorder l’autonomie aux trois provinces en question pourrait être une solution à long terme, un compromis approprié entre les belligérants. Cet accord permettrait aux Malais musulmans de préserver leur identité et de prendre leurs propres décisions tout en demeurant des citoyens thaïlandais. « Cela résoudrait le problème », m’a-t-il dit, « dans d’autres états, une telle décentralisation serait considérée comme normale. Pourquoi cet arrangement est-il si difficile à trouver en Thaïlande ? Comment déléguer le pouvoir ? Voilà la vraie question ».

Bien que l’insurrection reste localisée dans trois provinces spécifiques (le conflit n’a été exporté de l’ancien sultanat de Patani qu’en de rares occasions, comme lors des attentats de Hat Yai), le conflit s’intensifie et des concessions doivent être acceptées de chaque côté des belligérants afin de mettre fin à ce cercle de violence et d’empêcher que d’autres parties de la Thaïlande deviennent la cible des insurgés.

Une meilleure couverture médiatique aiderait certainement à accélérer le processus de paix. Mais dû à sa relative faible intensité et à un « mélange de territoire inaccessible et de politique opaque »xvi, le conflit ne fait simplement pas les grands titres internationaux.

Combien de situations dramatiques et apparemment inextricables semblables à celle-ci se déroulent aujourd’hui autour du monde, quasiment invisibles au public ?

Traduit d’un article publié le 30 avril 2013 par le même auteur sur chiangmaicitynews.com.


[i] PHILIP, Bruno, « Guerre oubliée au pays du Sourire », LeMonde.fr, 30 janvier 2013.

Disponible sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/30/guerre-oubliee-au-pays-du-sourire_1742111_3232.html

[ii] « Thailand’s Forgotten War », TheDiplomat.com, 6 juin 2012.

Disponible sur : http://thediplomat.com/2012/06/06/thailands-forgotten-war/

[iii] CHALK, Peter, « The Malay-Muslim Insurgency in Southern Thailand », Rand Corporation, 2008, p.2. Traduction libre.

Disponible sur : http://www.rand.org/pubs/occasional_papers/OP198.html

[iv] « Pattani » prend deux « t » lorsqu’il désigne la province et la ville du même nom. Il n’en prend en revanche qu’un seul lorsqu’il fait référence à l’ancien sultanat ou à l’ensemble de la région méridionale actuellement en conflit avec le pouvoir central thaïlandais.

[v] « Renewed emergency legislation leaves southern Thailand in human rights limbo », Amnesty.org, 21 décembre 2012. Traduction libre.

Disponible sur : http://www.amnesty.org/en/news/renewed-emergency-legislation-leaves-southern-thailand-human-rights-limbo-2012-12-21

[vi] ABUZA, Zachary, « The Ongoing Insurgency in Southern Thailand: Trends in Violence, Counterinsurgency Operations, and the Impact of National Politics », INSS, septembre 2011, p.3.

Disponible sur : http://www.ndu.edu/inss/docuploaded/Strategic%20Perspectives%206_Abuza%20.pdf

[vii] Site web de la Patani United Liberation Organisation (PULO), consulté le 28 mai 2013. Traduction libre.

Disponible sur : http://puloinfo.net/Patani.asp?Show=About

[viii] « No one is safe », Human Rights Watch, Volume 19, No. 13, août 2007. Traduction libre.

Disponible sur : http://www.hrw.org/reports/2007/08/27/no-one-safe

[ix] « Southen Thailand: insurgency, not jihad », International Crisis Group, Asia Report N°98, 18 Mai 2005.

Disponible sur : http://www.crisisgroup.org/en/regions/asia/south-east-asia/thailand/098-southern-thailand-insurgency-not-jihad.aspx

[x] « Thaïlande : la “sale”guerre de religion de Pattani », LeFigaro.fr, 5 juin 2012.

Disponible sur : http://www.lefigaro.fr/international/2012/06/05/01003-20120605ARTFIG00640-thailande-la-sale-guerre-de-religion-de-pattani.php

[xi] LEE MANICKAM, Mira, Just enough, a Journey Into Thailand’s Troubled South, Chiang Mai, Silkworm Books, 2013.

[xii] « Thailand’s Forgotten War », op. cit. Traduction libre.

[xiii] « South Thailand Security Report », Human Development Forum Foundation, 6 mars 2013.

Disponible sur : http://hdff.org/2013/03/06/south-thailand-security-report-february-2013/

[xiv] « Thailand: « If you want peace, work for justice » », Amnesty International, 2006.

Disponible sur : http://www.amnesty.org/en/library/info/ASA39/001/2006/en

[xv] JANIER, Aymeric, « Dans l’extrême sud thaïlandais, le calvaire des enseignants face à la guerre », LeMonde.fr, 30 janvier 2013.

Disponible sur : http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/01/30/dans-l-extreme-sud-thailandais-le-calvaire-des-enseignants-face-a-la-guerre_1824221_3216.html

[xvi] KURLANTZICK, Joshua, « Thailand’s war without an audience How a deadly insurgency stays beneath our radar », TheBostonGlobe.com, 22 juillet 2012. Traduction libre.

Disponible sur : http://www.bostonglobe.com/ideas/2012/07/21/thailand-conflict/5mKHjwxLL3Hqrw5eDfgskI/story.html

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