Genre Le 1 juin 2018

Olivier Roy sur le sujet du harcèlement sexuel : la légitimité académique au service d’opinions antiféministes

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Olivier Roy sur le sujet du harcèlement sexuel : la légitimité académique au service d’opinions antiféministes

National Photo Company Collection (1927)

Le 9 mai dernier, le spécialiste reconnu de l’islam politique Olivier Roy était invité par la chaire Yves Oltramare de l’IHEID à donner une conférence portant, entre autres thèmes, sur le harcèlement sexuel. Vanessa Gauthier Vela, elle-même doctorante à l’IHEID, s’interroge sur la pertinence d’offrir une telle tribune à un non-spécialiste en la matière. Pour elle, la thèse défendue par Olivier Roy revêt, sous couvert du vernis de la respectabilité universitaire, un caractère foncièrement antiféministe.


 

Une semaine après la Feminist Week à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et moins de deux semaines après un bulletin interne « invitant à joindre le mouvement global pour éliminer le harcèlement sexuel », la chaire Yves Oltramare de l’IHEID1 nous a proposé un rendez-vous pour le moins étonnant le 9 mai dernier sous le titre « De quoi le cochon est-il le nom ? Des agressions de Cologne à l’affaire Weinstein ». Bien qu’il fût intriguant d’être invité à écouter Olivier Roy, spécialiste reconnu de l’islam politique, pour discuter de harcèlement sexuel, c’est malheureusement à environ une heure de discours antiféministe que j’ai assisté.

En commençant, le chercheur a tout de suite annoncé qu’il allait présenter « un ensemble de sujets hétérogènes ». Il a ainsi introduit la question des agressions sexuelles en comparant les événements du Jour de l’an 2016 à Cologne2 à la vague de dénonciations (#MeToo) qui a lieu en ce moment. Il a présenté les premiers comme ayant suscité des réactions visant la religion islamique, la solution étant une réforme de l’islam, tandis que le deuxième aurait été interprété comme un problème de nature, « un problème de libido des hommes ». Dans les deux cas, Olivier Roy a balayé rapidement de la main l’argument de la culture patriarcale, dont le rôle a pourtant été démontré par de nombreuses analyses du harcèlement sexuel, sous le prétexte suivant (pour le moins étonnant dans une institution académique) : « non, ce n’est pas culturel, parce que c’est dans toutes les cultures ».

 

C’était mieux avant !

Après cette introduction pour le moins déroutante, le présentateur en est venu à sa thèse principale. Il a ainsi avancé que la mondialisation vécue actuellement entraîne une crise de la culture. Olivier Roy a expliqué que la culture est ce qui nous permet de communiquer, mais ses exemples disparates ont rendu sa démonstration difficile à suivre. Il a expliqué que la culture valorise l’implicite et l’ambiguïté, ce qui est nécessaire, par exemple, pour plaisanter. C’est cette notion de culture qui serait remise en cause. Le sens de cette crise est la perte de l’implicite. Il n’y a plus de possibilité d’ambiguïté, car la situation de globalisation demande un système de code. Un code serait ainsi purement explicite, il ne permet pas d’espace privé et ne demande pas de déchiffrement – par exemple, le Code de la route. Olivier Roy a illustré cette perte de l’implicite par l’exemple du « globish », qui serait un anglais de niveau limité répandu dans ce monde mondialisé et par l’exemple de la disparition de l’humour.

Le conférencier a également lié le débat en cours sur le harcèlement sexuel à la crise du concept de culture. Ainsi, le consentement entre personnes, dans un rapport sexuel ou un rapport de séduction, perçu jusqu’ici comme relevant de l’implicite, devrait désormais être exprimé selon un code explicite. De cette manière, le présentateur place code et culture en opposition, un code étant explicite, tandis que la culture est implicite et demande un déchiffrement permanent. C’est par cette logique que nous serions en train d’assister à « la disparition de l’humour » et à l’établissement de « la souffrance comme un sentiment qui donne droit à la réparation ».

De manière décevante, les liens entre la thèse principale et les nombreux exemples bigarrés sont plutôt restés au niveau d’opinions fréquemment émises dans des cercles antiféministes : on vivrait ainsi à une époque inquiétante où l’humour serait policé, où les contacts physiques consentis détruiraient la magie des relations humaines et où la culture – comprise ici comme transcendante et anhistorique, n’ayant jamais connu de changement au travers du temps – serait elle-même en péril (« il n’y a plus beaucoup de gens qui lisent Proust », a dit tristement le conférencier). Bref, c’était bien mieux avant !

 

La culture spontanée et transcendante

Olivier Roy s’est continuellement référé à un « on », sans jamais le définir (« on court-circuite la notion de culture », « on limite le langage », « on assiste à une crise de la culture »). De la même manière, ses exemples généralisant certains faits qui se sont produits aux États-Unis ont rendu ses idées imprécises. Il était difficile de comprendre ce qui dans sa caricature d’un atelier sur le consentement ayant lieu dans une université où « John demande à Sarah s’il peut mettre sa main droite sur son épaule gauche. Ne riez pas, ça va venir ici aussi ! », ou dans sa diatribe contre la pratique de safe space3, permettait de généraliser l’analyse de la « crise de la culture ». Suivant cette lecture, ne pas demander à une femme si elle a envie d’être touchée avant de passer à l’acte est ce qui caractériserait une culture qui ne serait pas en crise, au même titre que lire Proust ou ne pas utiliser des émoticônes.

Aussi, à aucun moment il n’a été possible de savoir qui seraient les acteurs de cette crise de la culture. Qui aurait de l’influence, qui en bénéficierait, qui perdrait de l’influence ? Le tableau brossé par Roy nous a montré un monde où des changements sociaux, des changements de normes, viendraient de partout et de nulle part. Et où les normes culturelles qui existaient « avant » (avant la mondialisation ?) n’ont pas été le produit de luttes, de coercition, de tensions et de contradictions, mais auraient toujours été là. Dans ce tableau, la culture n’est pas produite par des rapports entre humains, mais transcende toutes les luttes de pouvoir, les hiérarchies, les constructions sociales et même le temps.

 

La fausse opposition entre code et culture

En avançant bien justement l’idée que la culture est fondée sur l’implicite, mais en s’arrêtant là, le présentateur nous a fait perdre de vue le fait que ce qui est implicite est appris et relève également de codes sociaux. Non seulement code et culture ne sont pas en opposition, mais, qui plus est, l’apprentissage de l’implicite est structuré par une multitude de codes sociaux. Ainsi, code et culture sont en interrelation beaucoup plus complexe que la binarité d’une opposition. Dans l’exemple du harcèlement sexuel, un apprentissage est nécessaire pour que des gens intériorisent l’idée que tenter d’embrasser une personne est plus romantique si le consentement explicite de celle-ci ne lui a pas été demandé. De la même manière, les petites filles entendent dire depuis un très jeune âge que quand un garçon les bouscule et les touche, « c’est parce qu’il [les] aime ». Ces normes sont produites et partagées par l’ensemble de la société, par la cellule familiale comme par la culture populaire.

Ce que Roy considère comme une pure codification est en fait un point de tension et une certaine réorganisation dans la production d’implicite, rendue possible par des mobilisations de femmes et de féministes, et non une opposition à ce dernier. Ces mobilisations posent des questions importantes sur ce qu’est le pouvoir. Ces femmes et ces féministes ont pris la décision de remplacer les codes sociaux produisant des rôles figés où une personne doit être dans l’action et l’autre passive par d’autres normes, où le respect et le plaisir mutuels sont mis en avant. Ce changement rend Roy, comme tous les nostalgiques d’un idéal lavé de luttes et de coercition, nostalgiques d’un passé qui n’a jamais existé, visiblement mal à l’aise.

 

L’institution universitaire et le respect des spécialistes

Au-delà de la surprise de constater que la chaire Yves Oltramare de l’IHEID a fait fi de plusieurs dizaines d’années d’analyses féministes qui permettent de comprendre les questions de pouvoir patriarcal dans différentes sociétés en invitant un présentateur à nous faire part de ses opinions personnelles sur le harcèlement sexuel, il est important de replacer cet événement dans un contexte plus large de contrecoup antiféministe. Bien que les idées féministes aient gagné en légitimité et en popularité depuis le début de leur existence, la lutte contre la hiérarchie des genres et pour l’émancipation des femmes ne se passe pas, et ne s’est jamais passée, sans heurts. La plupart des féministes sont encore mal vues.

Pendant la Feminist Week du début du mois, j’ai entendu des étudiantes et jeunes chercheuses s’inquiéter de se déclarer féministes, car elles croient que cette étiquette est nuisible à leur avancée professionnelle. Il est bien possible qu’elles aient raison, il semble malheureusement encore plus facile d’être invité pour parler des femmes et de féminisme sans être un expert en la matière que d’être invité en tant que féministe sur un sujet que nous connaissons bien. Aussi, même dans une institution qui cherche (ou dit chercher) à promouvoir des femmes dans le milieu académique, en invitant un non-spécialiste, il se reproduit une invisibilisation de celles qui travaillent sur ces questions et qui savent de quoi elles parlent. Ainsi, par le contenu autant que par le contexte, cette présentation d’Olivier Roy démontre qu’il faut faire preuve de vigilance envers les différentes formes de manifestations antiféministes, même quand elles se déroulent sous le couvert du vernis de la respectabilité universitaire.

 


Références:

1. La chaire Yves Oltramare a pour mission d’apporter une contribution scientifique majeure à l’analyse de l’impact des rapports entre religion et politique sur l’évolution des sociétés et du système international. http://graduateinstitute.ch/fr/home/about-us/discover-the-institute/funded-chairs/yves-oltramare-chair-1.html

2. En 2016, à Cologne, en Allemagne, plus de 600 femmes ont porté plainte pour agression sexuelle et pour vol pour des événements ayant eu lieu dans la nuit du Jour de l’an de la même année : https://www.rts.ch/info/monde/7864950-premieres-condamnations-a-cologne-apres-la-vague-d-agressions.html

3. En français : espace sûr. Des espaces créés pour être exempts d’actes et de paroles participant à l’exclusion de personnes ou de groupes qui sont déjà structurellement marginalisés, https://en.oxforddictionaries.com/definition/safe_space

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