Critique Médias Le 2 mars 2014

Patrick Chappatte, un journaliste (presque) comme les autres

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Patrick Chappatte, un journaliste (presque) comme les autres

Autoportrait Chappatte © www.bdfil.ch

N’allez surtout pas le « traiter » d’artiste ! Patrick Chappatte revendique farouchement son statut de journaliste. Celui-ci a pourtant l’art de raconter des histoires, via le dessin, dont la puissance d’évocation dépasse parfois largement celle de l’écrit. Le BD-journalisme peut représenter selon lui le futur de cette profession, car les images ont le don d’universalisme et l’humour permet de traiter différemment des sujets sérieux.

 

Un savoir-faire journalistique

Si je voulais raconter une histoire à la manière de Chappatte, mes trois précédentes phrases auraient constitué la phase la plus importante de mon récit. L’introduction permet en effet d’accrocher immédiatement le lecteur, de capter son attention… ou de le perdre à jamais ! Le dessinateur-journaliste genevois y consacre d’ailleurs énormément de temps, avant même de se rendre sur le terrain. L’intro’ est longuement pensée, réfléchie, tout comme le titre du reportage BD. Ses trois premières cases sont décisives et apparaissent souvent sur la double-page initiale de l’histoire dans les versions papier1 de ses œuvres – avec le pays ou la ville concerné, le titre, des éléments de contexte, du texte hors-case et un des dessins du récit repris comme arrière-fond.

Pour ses reportages, Patrick Chappatte sait d’avance ce qui l’intéresse et le type de récit qu’il veut offrir, car c’est le fruit d’une réflexion préalable. Ensuite, une fois arrivé en Tunisie, au Kenya ou encore au Guatemala selon le sujet traité, son travail ressemble à celui de tous les autres journalistes. En situation, Chappatte n’esquisse pas des croquis pour ses futurs dessins, il prend des notes à la plume, fait des interviews et les complète parfois avec des photographies. Les polaroids, filtrés pour éviter un trop grand contraste avec le dessin, peuvent faire office de preuves et augmentent la véracité ressentie par le public. Ce dernier est éduqué, petit à petit, à cette nouvelle forme de storytelling combinant les supports.

Exemple de photo-dessin : Jabr Wishah, directeur adjoint du Palestinian Center for Human Rights, « Dans l’enclos de Gaza ». Mise en ligne par LeTemps.ch. Parution dans le quotidien Le Temps le 5.2.2009. Parution dans le International Herald Tribune le 9.2.2009 © Chappatte

Exemple de photo-dessin : Jabr Wishah, directeur adjoint du Palestinian Center for Human Rights, « Dans l’enclos de Gaza ». Mise en ligne par LeTemps.ch. Parution dans le quotidien Le Temps le 5.2.2009. Parution dans le International Herald Tribune le 9.2.2009 © Chappatte


Du dessin de presse au reportage BD

Chappatte est lui-même très éclectique dans sa manière de traiter l’actualité. Célèbre avant tout pour ses dessins de presse2 publiés dans divers grands quotidiens (Le Temps, la Neue Zürcher Zeitung ou encore le New York Times), il ne se contente pas seulement de ce type de journalisme. Le dessin de presse possède en réalité certaines limites : il est inefficace à la fois lorsque l’on veut traiter des bonnes nouvelles et quand il faut illustrer des catastrophes (en tout cas à court terme). Le BD-reportage, quant à lui, permet de déployer un récit et donne la possibilité de s’arrêter sur une case contenant une foule d’informations. En résumé, le lecteur peut avancer à son propre rythme pour absorber ce récit, grâce à la force des images. Contrairement au dessin de presse qui doit se suffire à lui-même – texte et illustration devant être parfaitement choisis pour qu’un message suffisamment fort émane d’un seul et unique dessin –, le reportage BD permet d’aller plus loin, en donnant des éléments de contexte afin de construire progressivement une histoire. Mais le progrès ne s’arrête pas là. Grâce à Internet, un format multimédia combinant tous les supports peut également être utilisé. Nous y reviendrons.

Le récit se construit à l’aide d’une scénographie, basée sur des plans-séquences. Le journaliste-dessinateur se sert donc du storytelling pour raconter des faits… autrement ! Par exemple, le recours à l’anecdote est fréquent dans ses BD-reportages, celle-ci permettant d’ « adoucir » les passages plus durs et d’accorder une pause au lecteur. Cependant, bien qu’une anecdote puisse paraître un détail, elle donne en réalité la possibilité d’en savoir plus. C’est notamment le cas des « toilettes volantes » dans les bidonvilles de Nairobi3. À première vue humoristique, cette case est en fait lourde de sens : elle permet d’évoquer la réalité du lieu observé par le reporter BD et la misère qui l’encercle. L’humour constitue également une technique narrative. Chappatte l’utilise pour faire baisser la pression du récit, rapprocher les lecteurs et alléger une scène emplie de tristesse. Mais gare à se méprendre : certaines cases sont certes supposées faire rire, mais doivent tout autant provoquer la réflexion chez le lecteur.

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« Nairobi : la vie des autres ». Mise en ligne par LeTemps.ch le 5.3.2010 Parution dans le quotidien Le Temps le 2.3.2010 © Chappatte

« Nairobi : la vie des autres ». Mise en ligne par LeTemps.ch le 5.3.2010. Parution dans le quotidien Le Temps le 2.3.2010 © Chappatte


Grande actualité et petites histoires

Si le storytelling façon BD-reportage inclut des éléments traditionnels comme le récit indirect – mettre en image une histoire racontée par un personnage que Chappatte interview par exemple –, l’auteur bénéficie également d’une plus grande marge de manœuvre. Ainsi, celui-ci peut jongler entre une infographie (présentation d’une résidence de fortunés au Kenya4) et un dessin panoramique dont il choisit librement le cadrage (d’un quartier de Gaza dévasté par Tsahal5 notamment) en passant par la représentation de soi dans certaines cases (comme si le Chappatte-narrateur nous prenait par la main pour nous amener lui-même dans l’histoire).

Dessin panoramique du quartier d’Abed Rabbo devasté par Tsahal, « Dans l’enclos de Gaza ». En cliquant sur ce lien, vous pourrez découvrir la version interactive de cette case : http://www.bdreportage.com/dans-lenclos-de-gaza/ Mise en ligne par Le Temps.ch. Parution dans le quotidien Le Temps le 5.2.2009. Parution dans le International Herald Tribune le 9.2.2009 © Chappatte

Dessin panoramique du quartier d’Abed Rabbo devasté par Tsahal, « Dans l’enclos de Gaza ». En cliquant sur ce lien, vous pourrez découvrir la version interactive de cette case : http://www.bdreportage.com/dans-lenclos-de-gaza/
Mise en ligne par Le Temps.ch. Parution dans le quotidien Le Temps le 5.2.2009. Parution dans le International Herald Tribune le 9.2.2009 © Chappatte

« L’autre guerre à Guatemala-city », Chappatte (dessiné ici à droite) parle avec José, un ex-gangster. Mise en ligne par LeTemps.ch le 14.9.2012. Parution dans le quotidien Le Temps en trois épisodes, du 10 au 12 septembre 2012. © Chappatte

« L’autre guerre à Guatemala-city », Chappatte (dessiné ici à droite) parle avec José, un ex-gangster. Mise en ligne par LeTemps.ch le 14.9.2012. Parution dans le quotidien Le Temps en trois épisodes, du 10 au 12 septembre 2012. © Chappatte

 

Le processus auteur-narrateur constitue une richesse pour le récit, car la mise en scène de son propre vécu ajoute de la crédibilité aux dessins racontant la « grande actualité » à travers la « petite histoire » des habitants d’un lieu. C’est flagrant dans le reportage BD faisant suite à un voyage du journaliste-dessinateur à Gaza en janvier 20096, dans lequel le conflit israélo-palestinien est raconté via les expériences (traumatisantes) de Sabah Abou Halima, Safoua Abou Namous ou encore Almaza Samouni, trois Gazaouies ordinaires dont les noms sont totalement inconnus de la communauté internationale. Glaçant.

La petite Almaza Samouni et son récit des trois obus frappant sa maison. « Dans l’enclos de Gaza », Mise en ligne par LeTemps.ch. Parution dans le quotidien Le Temps le 5.2.2009. Parution dans le International Herald Tribune le 9.2.2009 © Chappatte

La petite Almaza Samouni et son récit des trois obus frappant sa maison. « Dans l’enclos de Gaza », Mise en ligne par LeTemps.ch. Parution dans le quotidien Le Temps le 5.2.2009. Parution dans le International Herald Tribune le 9.2.2009 © Chappatte


La multiplication des supports

Les reportages en bande dessinée de Chappatte sont désormais disponibles sur Internet7. Ce changement de support par rapport à l’écrit implique de repenser et rescénariser le récit. En effet, pour les mêmes histoires, l’auteur a la possibilité d’y ajouter du son, des hyperliens et des effets dynamiques (même case défilant deux ou trois fois avec un cadrage différent, accompagnée d’un texte expliquant chaque partie du dessin par exemple). Si le récit général ne subit pas d’importantes modifications, le journaliste-dessinateur doit être capable d’adapter le déploiement des faits au média internet. Loin de représenter un problème, c’est un moyen pour Chappatte de diversifier son travail et d’imaginer sans cesse de nouvelles possibilités. Ainsi, ses reportages BD deviennent interactifs, comme l’illustre le dernier en date dédié à la Corée du Sud et à son softpower8. Dans une case présentant un économiste local, fan des girls bands, Chappatte glisse un lien vers une vidéo YouTube où l’on voit cet incroyable personnage clasher un de ses collègues dans un fou battle de rap ! Déjà humoristique à la lecture, pouvoir visionner la vidéo de cet exploit accentue encore le rire chez le lecteur.

Vidéo YouTube du clash des économistes :


Une nouvelle forme de journalisme

Subjugué par Valse avec Bachir9, Patrick Chappatte rêvait d’adapter ses reportages à un format destiné à la télévision : c’est désormais chose faite. Avec La mort est dans le champ, Chappatte explore un moyen d’expression journalistique novateur – couplant la force de son coup de crayon au son et au mouvement – et offre ainsi une nouvelle façon de raconter le monde, par l’intermédiaire d’un documentaire d’animation. Le genre, privé de la dureté véhiculée par la photographie ou l’image filmée, permet de porter un autre regard sur les situations de conflit tout en conservant les faits et les expériences vécues par les nombreux individus rencontrés par Chappatte lors de ses voyages. Sans voyeurisme. À l’heure de la surabondance de l’information et de son inexorable chute qualitative, les documentaires animés tels que La mort est dans le champ font un bien fou.

Extrait de l’émission Mise au Point (RTS) diffusée le 17 avril 2011, avec une petite interview de Chappatte et diffusion complète du documentaire d’animation :

 

Ce moyen d’offrir des informations représentera-t-il l’avenir de la profession ? Difficile de l’affirmer aujourd’hui alors que les jeunes Chappatte en herbe ne sont pas légion. Écrit ou dessin : lequel de ces deux modes d’expression possède la plus puissante force d’évocation ? En faisant référence au BD-reportage de Chappatte sur les violences au Guatemala10, Roberto Saviano, journaliste italien et auteur du bestseller Gomorra, nous donne un début de réponse : « avec peu de dessins, il a réussi à raconter plus de choses que ce qu’il serait souvent possible de faire en une dizaine de pages »11. Le débat reste ouvert.

Des certitudes existent toutefois. Comme le suggère le BD-reporter dans l’extrait ci-dessus, le documentaire d’animation permet au journaliste de laisser libre cours à sa subjectivité, ce qui va à l’encontre de l’artisanat traditionnel du métier de journaliste où l’objectivité est la règle. Si le dessin de presse peut permettre d’observer le monde en pyjama depuis chez soi, Chappatte ne s’en contente pas et veut « aller voir » par lui-même ce qui se passe « sur place ». Ainsi, lors de ses voyages, il fait de multiples rencontres et est souvent touché par les histoires qu’on lui narre: c’est ce genre d’émotions qui transpirent de ses récits journalistiques et dont le lecteur s’imprègne. Voilà la grande plus-value offerte par les reportages en bande dessinée qui offrent en fin de compte plus d’éléments – faits, émotions, doutes, réflexions – sur une situation qu’il n’y paraît. Ce qui pourrait permettre également d’attirer plus facilement l’attention du public sur des problématiques a priori inintéressantes par rapport à un article écrit « classique ».

 

 


Cet article fait suite à une conférence donnée par Mr. Patrick Chappatte le 4 décembre 2013 dans le cadre de l’institut Medi@Lab de l’Université de Genève.

1. C’est notamment le cas dans son recueil de BD-reportages : P. CHAPPATTE, « BD reporter : Du Printemps arabe aux coulisses de l’Élysée », 2011, Glénat.

2. Que l’on peut retrouver sur le site suivant : http://www.bdreportage.com/

3. « La vie des autres à Nairobi», http://www.bdreportage.com/la-vie-des-autres-a-nairobi/

4. Ibid.

5. « Dans l’enclos de Gaza », http://www.bdreportage.com/dans-lenclos-de-gaza/

6. Ibid.

7. Toujours disponibles sur le site précédemment cité : http://www.bdreportage.com/

9. Film-documentaire réalisé par Ari Folman, sorti en 2008, relatant notamment le massacre des camps de Sabra et Chatilla par des milices phalangistes libanaises sous l’œil complice de l’armée israélienne en 1982. Pour en savoir plus : https://www.jetdencre.ch/sharon-de-lindecence-de-saluer-la-memoire-dun-criminel-5641

10. « L’autre guerre, à Guatemala City » : http://www.bdreportage.com/lautre-guerre-a-guatemala-city/

Commentaires

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chente fou

mais ben!!! bravo il est trés bon

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chente fou

wow c'est un article complet et intéressant bravo!!! moi aussi j'adore les dessins de Chapppate

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chente fou

wow c’est un article complet et intéressant bravo!!! moi aussi j’adore les dessins de Chapppate

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chente fou

mais ben!!! bravo il est trés bon

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