Culture Le 14 octobre 2019

Plus belle Marseille II

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Plus belle Marseille II

Yan Gilg, directeur artistique de la compagnie Mémoires Vives.

Les émeutes au sein des banlieues françaises en 2005 ne sont pas restées sans voix. Dans les quartiers populaires de Marseille, la compagnie Mémoires Vives œuvre pour une réappropriation de l’histoire coloniale et migratoire. Son directeur artistique Yan Gilg a raconté à Mathieu Roux l’importance de tisser des liens entre territoires et habitants, sur fond de colère d’une jeunesse française délaissée.


 

Yan Gilg, peux-tu te présenter ?

Yan Gilg : Je m’appelle Yan Gilg, j’ai 49 ans, je suis le directeur artistique de la compagnie Mémoires Vives et d’une autre assoc’ qui s’appelle les « Sons d’la Rue ».

A la base, nous sommes des acteurs hip-hop des quartiers populaires de Strasbourg, où siègent nos deux structures. On a commencé à bosser sur Marseille en 2006, 2007 : petit à petit, on s’est implanté ici, parce que le projet strasbourgeois a trouvé une vraie caisse de résonance.

 

Comment et pourquoi s’est créée la compagnie Mémoires Vives ?

Y.G. : Novembre 2005, les banlieues pètent. Le monde découvre les banlieues françaises, la France a l’impression de découvrir une partie d’elle-même : « C’est quoi ces jeunes qui foutent le feu partout ? Qui sont ces enragés ? » A ce moment-là, quand on entend ce qui est raconté sur les quartiers, on est un peu mal. Nous n’avons pas participé à la parole contraire : si les discours ambiants sur les quartiers sont à côté de la plaque aujourd’hui, c’est aussi la responsabilité des gens des quartiers. C’est aussi à eux de réfléchir à comment reprendre en main leur destinée et leur propre médiatisation. S’il n’y a que du négatif, c’est bien de le constater, mais qu’est-ce que tu fais ? Tu as deux solutions : soit tu cherches des médias professionnels et objectifs, soit tu crées toi-même tes médias : For Us by Us.

En 2005, on se dit donc qu’il faut qu’on monte des trucs autour de l’histoire des populations des quartiers. On crée « Mémoires Vives », dû au fait que la France a un gros problème avec son passé colonial qu’elle n’a pas su comprendre, qu’elle n’a pas su transcender et qu’elle n’a pas su dépasser.

 

Quel est le but de la compagnie ?

Y.G. : La République française a 250 ans à peu près. Et en 250 ans, elle a été colonialiste pratiquement les trois quarts de son existence. Colonialiste, c’est-à-dire qu’elle a considéré à un moment donné des peuples comme inférieurs, et les a colonisés.

Au début de l’indépendance des colonies, ces populations sont arrivées sur le territoire français mais la République a continué à imposer une politique coloniale. Ces populations restent cantonnées à un statut d’indigènes. De non-émancipées, de barbares. De populations violentes qu’il faut contrôler. Nous, tout ça, on essaie de le raconter. Cette compagnie crée des spectacles hip-hop qui décortiquent, qui expliquent l’histoire coloniale. Et qui expliquent aussi où nous en sommes aujourd’hui.

 

 

Parce que comme le disent Fanon et Césaire, la colonisation a créé des psychés complètement déstructurées. Il s’agit d’expliquer pourquoi il y a une jeunesse en France qui vit un mal-être, expliquer les raisons de la colère, de la sédition, du pétage de plombs d’une partie de la population française et notamment des jeunes des quartiers issus de l’immigration. De dire : « Attention, ce ne sont pas des barbares, ils n’ont pas ça dans le sang, ce n’est pas culturel. » C’est peut-être que l’Histoire du pays les a totalement déstructurés. Et ça, on l’explique.

 

Concrètement, comment procédez-vous?

Y.G. : Il s’agit de faire du développement. Dans un premier temps, de dire aux jeunes : « Tu as une légitimité ici, tu n’es pas un étranger. Tu n’as pas à mendier des droits, mais les exiger. » Ils sont des sujets de l’Empire, leurs parents ont été colonisés mais ont aussi donné de la main-d’œuvre, de la force combattante. Il s’agit d’expliquer aux jeunes qu’ils ont des traumatismes. Même s’ils n’ont pas à sombrer dans la victimisation, ils sont issus des géographies du danger. Il y a une notion de réparation concernant l’histoire. Si je fais une comparaison avec le peuple juif, la Shoah est reconnue : il y a des procès, des responsables et on passe à autre chose. Sur l’histoire coloniale, la France n’a jamais fait ça. Les crimes coloniaux ne sont pas reconnus.

Dans un second temps, se dire : « Qu’est-ce que l’on fait ? Malgré les discriminations et le racisme, que fait-on pour s’en sortir ? » Et là nous rentrons dans un deuxième type de travail qui est celui de l’insertion professionnelle et sociale par la création artistique : on considère que n’importe quel acte de création artistique est structurant. Il permet à un individu un peu paumé de se retrouver, de se construire une image valorisante de soi, de découvrir le potentiel qu’il a, etc.

 

Page instagram @cie_memoires_vives

 

Créer c’est exister. Créer c’est lutter contre sa propre déshumanisation. On ne reconnaît pas de droits culturels à ces populations, on les considère pauvres, assistés sociaux. On leur met un petit terrain de foot synthétique, une petite mission locale ; deux, trois éducateurs de rue et démerdez-vous. Donc nous, à travers la compagnie, on refuse ça. On pense qu’à travers la création on peut réussir, avoir des ambitions, se construire des compétences. Donc on essaie de faire ça concernant les quartiers.

 

Sur le terrain à Marseille, que proposez-vous ?

Y.G. : A travers les demandes de spectacles, on s’est rendu compte que les gens étaient vraiment intéressés par ce que l’on faisait. Pourquoi ça prend ici ? Parce que c’est une ville pluriculturelle dans laquelle les diasporas colonisées sont très nombreuses. Notamment la diaspora algérienne qui a intégré des agences de l’Etat, des postes dans la fonction publique et qui a conscience que la France d’aujourd’hui doit transcender son histoire coloniale et expliquer ce que ça a généré.

Les projets de développement ici concernent des « élèves » complètement déstructurés. Ils ne sont visibles nulle part. Ils ne sont plus identifiés dans les structures d’éducation spécialisée, ni dans les structures d’insertion. Ils sont sortis de tous les dispositifs. Certains sont sans-papiers, certains n’en ont plus… bref, on essaie d’équilibrer les groupes, d’avoir des mecs un peu plus structurés pour tirer les autres vers le haut. Pour qu’il n’y ait pas de couches de pauvreté sur les couches de pauvreté.

 

Quelle est votre méthode ?

Y.G. : Notre méthode, c’est de jalonner un processus de création avec des moments de transmission. Par exemple, un gars nous dit : « Je suis un rappeur de malade, je fais des prod’ de malade, laisse-moi sortir un disque, ça va être une tuerie. » On lui répond : « Ok vas-y, prend place dans le studio… » A un moment le gars va peut-être se rendre compte qu’il est pas calé dans les temps, que sa prod’ est pas terrible. C’est à ce moment-là qu’il va se demander comment faire pour s’améliorer. Du coup l’apprentissage entre en compte. Donc tu ne lui dis pas « viens, je t’apprends », mais « si tu as besoin de moi, je suis là ».

Nous faisons des projets sur mesure, nous sommes des « tailleurs de l’insertion ». Les activités concrètes à Marseille ce sont des longs et courts-métrages, des projets de spectacle, des lieux de pratiques artistiques. On estime aujourd’hui que le numérique et le multimédia jouent un rôle important dans l’activité économique d’un pays. Les jeunes des quartiers sont autodidactes dans le domaine des nouvelles technologies. Ils ont de l’ambition et des compétences. Reste à savoir comment vont être validées leurs compétences…

 

 

J’ai entendu parler de la compagnie à travers le long-métrage Le Secret de la Sauce Samouraï. Est-ce que tu pourrais revenir sur la conception de ce projet ?

Y.G. : Le travail que l’on a envie de faire ici consiste à monter des créations participatives dans lesquelles les habitants ne sont pas des pions, mais font partie intégrante de la création. A la fois comme créateurs, auteurs, interprètes. Et le thème qui touchait les habitants ici à Belsunce depuis un certain temps concernait la problématique de la gentrification, c’est-à-dire le remplacement d’une population par une autre. Pourquoi on veut les virer ? Tout simplement parce que ce sont des quartiers qui intéressent très fortement les promoteurs. Ils ont un très haut potentiel de plus-value économique. Ici, il y a des quartiers HLM qui ont des vues imprenables sur le littoral et les mecs se disent que s’ils avaient monté des appart’ de haut-standing, ils se seraient fait des couilles en or. Tout est repensé dans ce sens : la réaffectation du port pour l’accueil des grosses croisières, etc.

Bref, ce problème-là touche les habitants et devient la thématique du film. Mais c’est aussi une allégorie sur les luttes en général. Si on a des acquis sociaux en France, c’est que nos parents, nos grands-parents se sont bagarrés. C’est aussi un film de Kung-fu, donc c’est un clin d’œil aux arts martiaux qui ont été, dans l’histoire, l’arme du dominé pour résister aux dominants. Les habitants du film s’organisent et se transmettent le savoir du Kung-fu pour lutter contre une société mandatée par la ville de Marseille qui leur vend du rêve. Donc grosso-modo, c’est le Kung-fu du kebab contre le Kung-fu de la main invisible d’Adam Smith. Il y a aussi cette allégorie anticapitaliste.

 

Quels sont vos projets d’avenir ?

Y.G. : Le grand projet que l’on est en train de monter après 25 ans d’expérience va s’appeler la « FAC », pour « Fabrique Artistique et Culturelle ». C’est aussi le diminutif de la « Faculté ». Le concept est de créer l’Université des gueules cassées. L’Université des sous-sols, l’Université des exclus, des clochards, etc. On considère que l’Université c’est l’excellence. Mais on sait aussi que l’Université, dans son histoire, sert à la reproduction des élites ; jusque dans ses contenus et sa manière d’enseigner. Depuis la Révolution française, une classe bourgeoise est au pouvoir. De droite ou de gauche, les politiciens viennent de la même classe sociale, sortent des même écoles.

 

Page instagram @cie_memoires_vives

 

Donc nous, on aimerait repenser les contenus de notre « FAC », les modes d’enseignement et d’apprentissage. Pour créer de la pensée, de l’alternative, de la révolution. Mais aussi avec comme vocation de créer de l’emploi, de la richesse, de l’activité économique rentable. Aujourd’hui dans les quartiers populaires, l’Etat ne fait plus grand-chose. Il part du principe qu’il a assez fait pendant 30, 40 ans avec ses millions d’euros et que ça n’a servi à rien : « Regardez, il y a plein d’antisémites, de djihadistes, on leur a donné du pognon à ces bougnoules et ils n’en ont rien fait ; ils pissent dans les ascenseurs. » Bref, je caricature, mais grosso-modo, c’est ça. Comme l’Etat ne fait plus rien, on va faire nous-mêmes. On essaie de créer un nouveau mouvement d’éducation populaire. S’éduquer nous-mêmes, collectivement. Dire que l’apprentissage tel qu’il est pensé aujourd’hui est totalement obsolète. Il faut que l’apprentissage devienne palpitant. Et pour ça, il faut se rendre compte que dans la pratique, la notion d’apprentissage, d’acquisition de savoir est nécessaire pour pouvoir continuer à s’éclater au quotidien. On va créer nous-mêmes la politique que l’Etat aurait dû créer. Non pas pour créer un deuxième Etat mais peut-être pour l’inspirer : « Regardez, ça fonctionne ! » Donc aujourd’hui, je me casse la tête pour créer la « FAC » à Strasbourg, Marseille et Dakar.

 

Pourquoi changer carrément de continent ?

Y.G. : Parce que le continent africain est nécessaire. Je pars du principe que l’Europe a tout gâché. On avait les moyens de transformer socialement le monde et on en a fait un carnage. On a découpé les frontières du monde entier, créé des guerres où cela nous arrangeait, on a niqué la planète. Et tout ça c’est l’Occident, le Blanc, grosso-modo. Aujourd’hui, il y a une pensée émergente en Afrique qui dit que l’Europe n’est plus le maître à penser, n’est plus le centre du monde. Moi qui connais un peu l’Afrique, j’estime qu’elle doit re-puiser dans ce que l’Occident n’a jamais considéré : sa dimension matriarcale, son rapport à l’animisme, à la terre, à la spiritualité, aux choses matérielles… Bref, tout ce qui est anticapitaliste, grosso-merdo.

 

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Références

Site de la compagnie Mémoires Vives : https://cie-memoires-vives.org/ 

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