Mafalda © Quino
Un phénomène digne d’intérêt est perceptible dans la presse helvétique : plus la qualité du journal baisse, plus la quantité de réclames augmente. Et de manière exponentielle. La publicité s’invite dans notre quotidien, s’immisce dans nos vies en permanence, avec une subtilité souvent discutable. D’aucuns affirment rester de marbre devant ces invitations à l’hyperconsommation ; un regard qui semble partagé par une population grandissante. Mais il va sans dire qu’au vu des revenus générés par la publicité, elle représente un pan de l’économie qui se taille la part du lion et qui a encore de beaux jours à vivre.
Les sommes injectées dans la publicité sont colossales, astronomiques, hors de toutes proportions. Or, ce n’est pas sans fondement car, aujourd’hui, la publicité rapporte gros ! Ce n’est pas étonnant que, depuis l’entrée en bourse de Facebook, les investisseurs ont exigé l’introduction de la publicité. Résultat des courses : les revenus publicitaires du mastodonte des réseaux sociaux représentent à l’heure actuelle 84% de son chiffre d’affaire1. Aujourd’hui, YouTube lui emboîte le pas, au grand dam de ses utilisateurs. Il met notre patience à rude épreuve en nous infligeant quelques secondes de vidéos publicitaires. Mais cette manigance est teintée d’une certaine subtilité. Alors que certains spots ne durent que quelques secondes, d’autres, plus longs, peuvent parfois être zappés, et lorsque la chance est à son paroxysme, notre vidéo est diffusée sans publicité préalable ! Je suspecte YouTube de recourir à un tel procédé pour nous habituer, petit à petit, à cette propagande à outrance, avant de frapper gros et de nous infliger ce triste spectacle avant chaque vidéo. Les jours nous sont probablement comptés avant que cette pratique ne devienne la norme.
Ces constats m’amènent à une étude de marché réalisée par le quotidien gratuit 20 minutes, qui vise une population « jeune et urbaine […] à fort pouvoir d’achat »2. Cette étude m’a permis de mieux comprendre la sophistication des stratégies marketing et la complexité du monde de la publicité. Figurez-vous que si vous souhaitez introduire une annonce publicitaire dans le quotidien, le prix va fluctuer en fonction de différents facteurs, après une série de calculs aussi astucieux que machiavéliques. Les annonces se paient au millimètre ! Mais la page, ainsi que l’emplacement de l’annonce, jouent également un rôle clé, au même titre que la zone linguistique de publication. Il semblerait que si Interdiscount veut écouler ses stocks de TV plasma, la firme va devoir débourser plus de 27 000 CHF pour un « sous-texte météo », plus de 80 000 CHF pour une « page pano centrée » et plus de 127 000 CHF pour une « demi-page miroir » dans l’édition nationale3. Une pratique qui donne au 20 minutes des airs de prospectus publicitaire plutôt que de média d’information. Vu la flambée des prix de la réclame, c’est avec soulagement que j’ai appris que les institutions de bienfaisance ont droit à un rabais de 25%. Ouf, on peut avoir la conscience tranquille !
Pour ce qui est de la télévision, la tranche de 20 secondes sur la RTS coûte 113 CHF à 9h00 du matin et se négocie à plus de 6 700 CHF à 22h004. Quand on sait que 3 personnes sur 4 regardent tous les jours la télé et que 94% des ménages suisses possèdent une télévision5, le constat est sans appel. La RTS propose d’ailleurs une super promotion avec un rabais de 10% sur les espaces publicitaires pour juillet-août. Vite, à nos porte-monnaie ! Une chose est certaine, au vu du coût de la publicité, son influence sur nos achats est aujourd’hui indéniable. Véritables maîtres dans l’art de manipuler nos esprits, les publicitaires savent éveiller notre curiosité, susciter nos émotions, attiser nos désirs, et… vider nos portefeuilles.
À quand la fin de ces bannières intempestives qui polluent nos écrans, de ces réclames qui pullulent dans les journaux, des spots publicitaires qui interrompent nos séries favorites et qui s’invitent entre deux chansons à la radio ? Les contenus sont parfois d’une telle intelligibilité, qu’ils constituent une véritable agression à nos oreilles, à nos yeux et à notre intellect ; un tissu de bobards proférés à tue-tête qui restent, hélas, imprimés dans notre rétine ou gravés dans notre inconscient. Nombreux sont les « publiphiles » qui chantent les louanges de la réclame et prétendent qu’elle est indispensable au financement d’un média. À qui je réponds calmement : « c’est faux » ! Il est bel et bien possible de réussir sans passer par la case bobards !
Quand on met les efforts en commun pour trouver une alternative, des projets innovants voient le jour, à l’image du magazine littéraire bimestriel Orsai6 rédigé en espagnol, qui contient des textes d’auteurs chevronnés, des illustrations d’artistes graphiques de renom, dans une revue d’une qualité exceptionnelle. Le tout sans la moindre publicité, sans l’intervention d’intermédiaires cupides, et vendue à un prix très abordable, qui garantit une excellente rétribution à ses auteurs. En misant sur la confiance des internautes, qui ont payé à l’avance la future publication, les éditeurs d’Orsai ont accompli une prouesse sans précédent. Le magazine est aujourd’hui couronné de succès au sein de la population hispanophone. Et bien que l’édition imprimée soit en vente, elle est aussi mise en ligne gracieusement à l’intention des internautes. Pourtant, aucun préjudice n’est à noter sur la vente de la version papier. J’invite les hispanophones à regarder la vidéo suivante pour mieux comprendre cette démarche7.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, voilà que moi aussi je me mets à vanter les mérites d’une maison d’édition en… leur faisant de la publicité. Mais j’implore votre clémence, car dans mon dernier exemple, la publicité revêt une dimension que je considère positive. Promouvoir le changement, la culture, l’information, la prévention, la tolérance, le respect… bref ; des messages qui, à mon sens, méritent un porte-voix. À l’opposé, je distingue la « pub » martelée qui nous agace, nous poursuit, nous hante et nous pousse à la consommation effrénée et déraisonnée, faisant de nous, habitants du « Premier monde » à la bourse bien garnie, des distributeurs automatiques qui ne réfléchissent pas à la vraie raison de leur achat.
Publicitache, publisaleté ou pubolution ; est-elle vraiment indispensable ? Dans quelle mesure nous intéresse-t-il de savoir que le kilo de concombres est désormais à 2.95 CHF au lieu de 3.50 CHF, d’autant plus lorsque la réclame est placée à côté d‘un article qui déplore la mort de dizaines de personnes dans un attentat ? Est-il normal que nous ne soyons pas surpris de voir une bannière qui scintille, arborant un somptueux 4×4 de luxe, au-dessus d’un article annonçant que « 700 000 Mauritaniens [sont] menacés par la famine8 » ? Avons-nous perdu notre bon sens ?
Une chose est sûre, la « pub » n’est plus un mal nécessaire de nos jours. C’est donc vers des projets à l’image d’Orsai que nos idées doivent s’orienter. Cessons de croire qu’elle constitue l’unique moyen de financer un journal, un magazine ou une page web. Il serait judicieux de repenser notre conception d’un projet ainsi que la manière de le rendre viable. Évitons que la publicité s’ancre toujours plus dans notre quotidien. Il en va de la santé de nos yeux, de nos oreilles et surtout de notre esprit.
[1] http://www.usine-digitale.fr/article/facebook-un-an-apres-l-introduction-en-bourse-le-doute-subsiste.N197178
[4] http://apps.publisuisse.ch/fr/angebot/tv-werbung/programmstrukturen/pst.cfm?sid=1&startdate=10.06.2013&slength=20&bk=1&mp=1&zg=63
"[...] tout le monde est content de la publicité aujourd’hui", "elle finance bon nombre d’application gratuites, des journaux"... Mais as-tu…