International Le 20 janvier 2013

12.01.10: Haïti x Intervention Humanitaire Puissance USA [Partie 2]

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12.01.10: Haïti x Intervention Humanitaire Puissance USA [Partie 2]

Partie 1: INTERVENTION DÉMESURÉE

 

Quelles étaient les motivations réelles d’une intervention humanitaire américaine sans précédent en Haïti au lendemain du séisme du 12 janvier 2010?

Pour répondre à notre question, c’est le paradigme réaliste de la discipline des Relations Internationales qui nous sera utile. Précisons bien ici qu’on n’essaie pas d’expliquer les raisons qui ont poussé les États-Unis à intervenir, seulement, mais celles qui les ont motivés à intervenir aussi massivement, précisément. Voyons donc le Réalisme de plus près.

 

Réalisme

Selon les Réalistes, ou plutôt Néo-Réalistes1, les interactions entre États prennent place dans un système international anarchique, dépourvu de pouvoir souverain. L’adage « la loi du plus fort » fait foi. Ces mêmes États sont appréhendés comme des acteurs rationnels, à la poursuite d’intérêts égoïstes visant à garantir leur propre survie2. Ils ne se distinguent que par les moyens qu’ils peuvent mettre à disposition. Ne possédant évidemment pas tous les mêmes moyens, une hiérarchie s’installe alors de facto. Les plus puissants tentent de dominer les autres. Ils essaient d’obtenir la position hégémonique, le leadership du système, pour garantir en fin de compte leur intérêt national ultime : la sécurité3. Cette dernière se définit directement en termes de puissance : grâce à elle, un État peut monter ou maintenir sa place dans la hiérarchie, contrôler les autres, et se tenir à l’abri des attaques. Cette même puissance est entendue d’un point de vue relatif et non absolu, d’un État vis-à-vis d’autres. Ainsi, elle s’évalue autant en fonction des moyens militaires et économiques qu’un État peut mobiliser – les moyens objectifs – que de sa réputation – élément subjectif.

Le concept de réputation doit être bien compris ici. En gros, si la force d’un État est reconnue, il peut alors accomplir ses objectifs sans avoir à l’utiliser4. L’historien grec Thucydide entre autres affirmait que, en fonction de comment les autres le perçoivent – c’est-à-dire subjectivement – un État devient plus ou moins puissant en réalité – c’est-à-dire objectivement5. Kenneth Waltz, le père du Néo-Réalisme, confirme cet argument en expliquant qu’un pays devient une superpuissance à partir du moment où on le traite comme tel6. Concrètement, la réputation se construit au fur et à mesure des interventions d’un État sur la scène internationale : plus il montre qu’il est puissant, qu’il réagit rapidement et efficacement aux évènements, plus sa réputation le fera craindre ou respecter, plus il montera dans la hiérarchie du système7.

Mais alors, que disent les Réalistes à propos de l’aide humanitaire ? Sachant que les acteurs étatiques sont considérés comme égoïstes, jamais altruistes, et agissant toujours selon un calcul rationnel de coûts-bénéfices8, une intervention humanitaire ne peut en valoir la peine que si elle permet à l’État intervenant de maximiser son propre profit. Il faut ainsi que les bénéfices qu’elle rapporte soient supérieurs aux coûts qu’elle engendre9. Ceux-ci sont difficiles à identifier clairement, mais on peut affirmer, en se basant sur les coûts que représente la mobilisation de l’appareil militaire, que les interventions humanitaires se comptent la plupart du temps en millions investis, voire milliards10. Dans notre cas, comme aucun chiffre précis ne circule à propos de l’intervention en Haïti, il faut déduire le coût extraordinaire d’une intervention extraordinaire. Ce faisant, il faudra alors reformuler la question de la manière suivante : quels bénéfices potentiels – matériels ou stratégiques, et supérieurs aux coûts – l’intervention humanitaire massive en Haïti  pouvait-elle bien offrir aux États-Unis?

© Jae C. Hong / AP

 

Motivations: Démonstration de la Puissance

Nous allons maintenant donner une réponse. Avant cela, précisons encore que le paradigme réaliste propose en fait plusieurs théories, desquelles on peut déduire plusieurs hypothèses. Cependant, du point de vue rationnel, on suppose qu’aucun bénéfice matériel n’est suffisamment élevé pour couvrir et dépasser les coûts suscités par une intervention aussi importante que celle des États-Unis en Haïti lancée à partir du 14 janvier 2010. Ainsi, parmi toutes les pistes réalistes potentiellement applicables à notre cas d’étude, la seule qui permet selon nous de considérer l’opération comme « rentable » pour les Américains se trouve alors du côté des bénéfices immatériels. Explications.

Les « bénéfices immatériels » – qu’on peut également appeler intérêts stratégiques – sont en fait des buts intermédiaires, permettant au final de préserver le but suprême : la sécurité. Il faut reprendre ici le concept de réputation vu plus haut. Afin de devenir plus puissant subjectivement, c’est-à-dire aux yeux des autres, ou de maintenir cette impression – donc de renforcer sa réputation ou de la maintenir intacte, en d’autres termes – un État va vouloir intervenir sur la scène internationale – ici dans un contexte humanitaire – pour démontrer sa puissance, et par la même garantir sa place dans la hiérarchie, voire monter. Ainsi, nous dit Jean-Christophe Rufin, ancien diplomate français et médecin ayant œuvré dans le milieu, l’humanitaire d’État en réaction à des catastrophes naturelles est bel et bien un outil de puissance. Il permet même à des nations moyennement puissantes – mais aux ambitions universelles – de démontrer tout leur savoir-faire et leurs compétences, dans un contexte où l’affrontement n’est jamais direct11. Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au Centre d’Études et de Recherches Internationales de la Fondation Nationale des Sciences Politiques en France, cite l’exemple du Tsunami dans l’Océan Indien en 2004. Au lendemain de ce dernier, les puissances régionales – Inde, Chine et Japon – ont en effet toutes redoublé d’efforts pour montrer qu’elles géraient le mieux la situation12.

Cette théorie appliquée à notre cas de figure, les États-Unis seraient alors intervenus en Haïti de manière excessive afin de projeter leur puissance aux yeux du reste du monde. Ainsi, nous répondrons à la problématique posée en début d’article – « Pourquoi l’intervention humanitaire des États-Unis en Haïti au lendemain du séisme de janvier 2010 fut-elle excessive ? » – en invoquant la raison suivante : « Les Américains voulaient démontrer toute leur puissance sur la scène internationale, afin de réaffirmer leur position hégémonique ».

© Jae C. Hong / AP

 

Justifications

Justifions tout ceci. Lors de la description du Réalisme, nous avons déjà abordé la « puissance », qui représente l’ensemble des capabilités d’un État. Précisons ce concept avec la définition du réaliste classique Raymond Aron: « capacité d’un État à imposer sa volonté aux autres États »13. Dans le cas présent de l’intervention en Haïti, la puissance américaine démontrée constitue le High power, pouvoir matériel, précisément militaire. Ce pouvoir est justement l’expression la plus directe de la puissance14. Nous parlons ici de « démontrer la puissance sur la scène internationale » car les États-Unis ont selon nous agi dans le but de démontrer directement aux autres États toute l’étendue de leurs capacités et leur force. Le point important encore est que la puissance est comprise d’un point de vue néo-réaliste15, comme un moyen et non un but en soi, ou alors un but intermédiaire, qui permet à son tour de réaffirmer la position hégémonique américaine. Enfin cette même expression « position hégémonique » représente le but final à atteindre pour les États-Unis, et signifie – comme mentionné – qu’un État est la première puissance mondiale. De cette place tout en haut de la hiérarchie, l’hégémon peut se permettre de contrôler et fortement influencer le système, pour se maintenir en sécurité16. Le problème alors est que, comme le signalent le néo-marxiste Immanuel Wallerstein ou encore Robert Gilpin (professeur émérite à l’université de Princeton), réguler l’ordre international constitue paradoxalement un fardeau, qui affaiblit l’hégémon à l’usure, et incite les puissances secondaires à constamment tenter de lui prendre sa place. Ainsi, pour ne pas perdre cette place, celui-ci se retrouve obligé de continuellement prouver au reste du monde qu’il est toujours le plus fort17. Les États-Unis, dans notre cas, sont obligés de « réaffirmer » leur place de leader, car leur réputation de grande puissance souffre sévèrement depuis quelques années.

Développons quelque peu cet élément. L’État américain, longtemps considéré plus grande puissance internationale, voit depuis quelques temps son hégémonie fortement remise en question ; la superpuissance américaine n’est plus traitée comme telle, pour reprendre Waltz18. En effet, ses rivaux sont nombreux. Au niveau régional d’abord, le Venezuela et Cuba principalement tentent de réduire l’influence des États-Unis19. Hugo Chavez, président vénézuélien ouvertement anti-américain, est l’instigateur de l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA), qui vise à concurrencer directement la Zone de Libre-Échange Économique Américaine (ZLEA), contrôlée par les Américains. Haïti a notamment un statut d’observateur au sein de l’ALBA20. Cuba, de son côté, essaie de mettre en place une zone Amérique Latine-Caraïbes, avec des liens politiques et économiques renforcés, détachés de l’influence étatsunienne. De telles coopérations ne sont pas souhaitables du point de vue américain, et peuvent devenir source d’instabilité pour tout le continent21. Au niveau mondial ensuite, les États-Unis sont aussi constamment concurrencés, par l’Union Européenne par exemple22, ou encore la Chine. Beaucoup voient d’ailleurs cette dernière comme le prochain leader potentiel de l’ordre planétaire, ce qui représente un grand danger23.

© Cubanosjgg

De la sorte, ce déclin objectif – ou du moins ce ressentiment général – demande alors aux États-Unis de redoubler d’efforts pour rester considérés comme grande puissance. Vu la couverture médiatique des évènements au lendemain du séisme en Haïti – internationale et continue, notamment de la part des médias américains24 – on déduit l’opportunité pour Washington de montrer à la planète entière toute l’étendue de ses capacités. En pratique, le gouvernement décide ainsi de lancer une intervention rapide – la première importante25 – en déployant le maximum d’effectifs et de matériel militaire, déclenchant des opérations utilisées en temps de guerre, et se comportant de manière autoritaire (cf. première partie de cet article). La force armée représentant le plus directement la puissance – comme précisé plus haut – le caractère ultra-militarisé de l’événement s’explique par la volonté des États-Unis de faire l’étalage de cette dernière. Celle-ci s’évaluant de manière relative, le plus ils mettent de moyens matériels à disposition – plus que les autres agissant sur le terrain en tout cas – le plus ils paraissent puissants. C’est en fin de compte leur réputation, élément immatériel, qui en bénéficie. Ils envoient en effet un message fort aux autres États : ils sont encore les plus réactifs, les plus capables, et ce dans n’importe quelle situation. Le géographe Jean-Marie Théodat (déjà cité dans la partie précédente) relate d’ailleurs cette rivalité palpable. En réaction à l’intervention étatsunienne, les concurrents – Venezuela, Cuba et la Chine justement, mais aussi le Brésil ou la Corée du Nord – ont tous tenu à répliquer en manifestant également leur présence sur place26. De cette manière, le concept de réputation est ici le seul à pouvoir expliquer, sur une base rationnelle, cet investissement américain sans précédent. Le coût de la perte définitive de sa place hégémonique étant effectivement beaucoup plus lourd à supporter pour Washington que les coûts matériels de l’intervention, ce sont les bénéfices immatériels engendrés par ce regain de puissance subjective – sa réputation renforcée vis-à-vis des autres – qu’il faut observer. L’intervention devient alors très profitable de ce point de vue.

© AFP

 

Discours puissamment explicites

Cette piste semble en outre être confirmée par les dires des plus hauts représentants de l’État américain, qui ont mentionné à plusieurs reprises et explicitement les différents concepts détaillés aux paragraphes précédents. Le président Barack Obama d’abord, chef du gouvernement mais également chef exécutif de la diplomatie, et porte-parole de la nation27. Principal décideur en matière de politique étrangère, il a entre autres déclaré deux jours après le séisme : « Ce sont ce genre de moments qui appellent au leadership américain »28. On trouve le mot « leadership » ici, qui offre un bon compromis en termes diplomatiques ; moins fort que « hégémonie », il permet tout de même de souligner la place de premier, de leader. Puis, le 16 janvier 2010, Obama s’est encore prononcé sur l’intervention, utilisant cette fois des mots encore plus explicites : « [] Je veux être sûr que lorsque les États-Unis projettent leur puissance autour du monde, ce n’est pas seulement vu lorsqu’il s’agit de partir en guerre. Cela doit aussi servir à aider les gens dans le besoin, et en fin de compte cela sera bon pour nous, pour notre sécurité nationale sur le long terme »29. On voit clairement figurer les notions de « projeter sa puissance », de comment le monde va percevoir cela, et de « sécurité nationale » ici. On pourrait difficilement faire plus clair.

Outre le président, la secrétaire d’État de l’époque, Hilary Clinton, a également tenu de nombreux discours concernant les opérations humanitaires en Haïti au lendemain du séisme. En tant que chef du département d’État – poste représentant le numéro deux de la diplomatie américaine, nommé directement par le président comme conseiller-chef des Affaires Étrangères30 – l’ex-first lady est même celle qui s’est le plus exprimée à ce sujet. Parmi ses nombreuses allocutions, le 9 mars 2010, elle a entre autres affirmé explicitement: « [] nous avons l’opportunité de montrer le leadership dans notre hémisphère, d’une manière que nous ne pouvons pas minimiser en termes d’importance pour la suite »31. Le 15 mars 2010 ensuite, alors que le gros des opérations avait été réalisé et que les soldats américains avaient reçu l’ordre non plus de fournir de l’assistance d’urgence mais d’œuvrer pour une aide durable et une guérison sur le long terme32, Clinton a alors dit, notamment : « [] notre équipe, menée par Ken Merten, a montré un grand leadership, non seulement pour la communauté américaine, mais aussi pour la communauté internationale, pour le Gouvernement haïtien et le peuple »33. Le terme « leadership » est donc revenu à plusieurs reprises, tout comme la notion de démonstration vis-à-vis des voisins et de la communauté internationale. Précisons encore que ce même discours du 15 mars 2010 était spécialement adressé aux troupes américaines déployées en Haïti. De nombreux superlatifs y ont été utilisés, concernant entre autres le courage des soldats, ce qui concorde une fois de plus bien avec cette idée de puissance.

Ces différentes citations permettent ainsi de confirmer notre argument. En effet, suivant le concept de réputation toujours, on peut interpréter ces discours, entrevues, et autres communiqués de presse, comme des compléments verbaux à l’expression physique et matérielle de la puissance sur le terrain. Comme l’illustre bien le dialogue entre Athéniens et Méliens dans l’œuvre de Thucydide par exemple34, les puissants n’hésitent pas à se vanter ouvertement de leur puissance justement. Dans notre cas, on remarque facilement que les représentants de l’État américain – tout en restant dans le langage diplomatique bien sûr – se font l’écho des opérations massives lancées sur le terrain, et mettent en avant les capacités américaines, son rôle de leader.

© Michael Gross

 

Conclusion et Ouverture du Débat

De cette manière, le point précédent nous permet de conclure cet article. On l’a vu à plusieurs reprises, l’intervention humanitaire des États-Unis en Haïti au lendemain du séisme du 12 janvier 2010 a été excessive. Ce caractère démesuré s’explique par un désir des Américains de redorer leur blason, réaffirmer leur réputation de grande puissance, à une époque où leur hégémonie sur le reste du monde est remise en cause. La couverture médiatique de l’événement offrait en effet la possibilité à Washington de faire l’étalage de sa puissance, aux yeux de tous. D’une façon plus générale, ce cas constitue selon nous un bon exemple pour démontrer que les États peuvent parfois utiliser le prétexte de l’aide humanitaire afin de faire valoir leur puissance au niveau international, ce qui confirme certaines théories évoquées plus haut.

Ouvrons quelque peu le débat désormais. Du point de vue de l’éthique cette fois. Là où la discipline des Relations Internationales – le courant réaliste en particulier – ne porte aucun jugement, dressant un portrait froid des États, décrivant ce qu’ils font ou sont capables de faire pour arriver à leurs fins sans dire si cela est « bien » ou « mal », nous nous permettrons quant à nous de donner notre avis, brièvement. Sans répéter des choses qui ont été dites maintes fois, on ne peut que critiquer ici l’indécence de telles pratiques étatiques. Car oui, si au début – malgré une certaine indignation – l’intervention américaine avait tout de même été jugée utile, il faut aujourd’hui regarder la situation en Haïti, et constater les retombées sur un plus long terme. Encore une fois, nous réitérons ici ce que nous avons déjà affirmé dans la première partie de cet article : nous ne sommes pas anti-américains. Mais il faut regarder la réalité en face : ce qui, sur le court terme, avait largement pu aider la nation à tenir le coup, ne lui a pas servi sur le moyen terme à se relever. Trois ans après le séisme en effet, Haïti est toujours à terre.

Les chiffres actuels le confirment en effet. 360’000 personnes sont toujours entassées dans les camps. Économiquement, 80% de la population se situe encore sous le seuil de pauvreté. L’épidémie de choléra n’a pas disparu et a tué jusqu’ici plus de 7’800 personnes, depuis son arrivée en 2010, peu de temps après le séisme justement. Les pluies et cyclones, dont l’ouragan Sandy en octobre 2012, n’ont fait qu’empirer les choses. Certes, Haïti était déjà dans un état précaire avant le 12 janvier 2010, et il est clair que ce ne sont pas les États-Unis qui sont responsables de tous ses maux, évidemment que non. Cependant, comme le dit la Fédération Internationale des Droits de l’Homme dans son rapport récent35, l’aide d’urgence n’a pas tenu ses promesses, et n’a pas permis de renforcer les capacités des Haïtiens eux-mêmes. Comme décrit dans la première partie, les États-Unis (mais pas seulement eux, la plupart des acteurs internationaux) ont marginalisé l’État haïtien et sa société civile dans les différentes actions entreprises.36

© Carl Juste / AP

Si l’on revient sur le rôle des États-Unis précisément, on ne peut que constater l’opportunisme de Washington. On a effectivement vu que le gros des opérations avait été concentré dans l’aide d’urgence, que les effectifs les plus conséquents envoyés sur place étaient des soldats, qui d’ailleurs ne sont pas restés longtemps. Si les États-Unis avaient vraiment désiré aider leur voisin, ils auraient alors dû envoyer par la suite des experts en State Building, en masse également. Cela n’a pas été fait. De plus, du point de vue financier, le Trésor américain détient encore à l’heure qu’il est plus d’un milliard de dollars en faveur d’Haïti, non décaissé. Tandis que la moitié de l’aide d’urgence déjà déboursée a été versée au Pentagone. Au vu des descriptions des opérations, on comprend pourquoi. Le reste des deniers a quant à lui été réparti entre les grandes ONG et les entreprises privées bien introduites à Washington37.

Toutefois, précisons que ce manque d’empressement en matière de donations ne concerne pas que les États-Unis. L’aide internationale globale, publique et privée, a en effet totalisé près de 8 milliards de dollars depuis le séisme, mais une partie de ces sommes n’est jamais arrivée en Haïti. De plus, alors que la communauté internationale s’était engagée à apporter un soutien massif à la reconstruction du pays, ce soutien n’a malheureusement pas dépassé l’aide d’urgence. Bill Clinton entre autres, envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU en Haïti, ex-président des États-Unis et mari de Hilary, avait lancé comme mot d’ordre l’impératif de « reconstruire mieux ». Finalement, seuls 215 millions de dollars ont été affectés à la construction de logements permanents. Ce n’est rien par rapport à ce qui a été dépensé dans les camps de tentes, ainsi que pour des abris éphémères: plus de 1.2 milliard de dollars. Nigel Fisher lui-même, chef des opérations humanitaires des Nations Unies en Haïti, a reconnu que la communauté internationale aurait dû consacrer plus de ressources pour créer des emplois.38

© Roque Planas

On voit donc bien, à la lumière de la situation actuelle et de ces quelques détails financiers, que les États-Unis – mais aussi les autres États – n’ont jamais eu comme but d’aider Haïti à se reconstruire sur de bonnes bases. Ils se sont tous concentrés sur l’aide d’urgence, plus rentable en termes de visibilité vis-à-vis du reste du monde, mais en aucun cas suffisante pour le pays assisté. Ainsi, si les catastrophes naturelles ne deviennent plus qu’un prétexte offert aux États venant aider pour se faire voir, puis repartir au plus vite, alors cette même aide hypocrite et indécente est à condamner. Les conséquences pour les populations assistées sur une durée plus longue, dans le cas de l’intervention américaine en Haïti en tout cas, ne sont de loin pas que positives. Elles auraient même tendance à être plutôt négatives ; il serait particulièrement intéressant de vérifier ce lien direct – entre aide d’urgence et développement pour le pays assisté – par une étude plus détaillée.

En attendant, derrière tout ce qui précède, on retrouve bien l’éternel débat sur la participation des États et des armées dans le domaine humanitaire, et leur légitimité respective. Un débat qui fait rage, comme on l’a mentionné dans la première partie de cet article. À ce niveau, une des solutions proposées est présentée comme l’un des meilleurs compromis pour garantir la non-récupération politique des crises humanitaires, tout en permettant des réactions efficaces. Il s’agirait en effet de créer des « Casques Rouges » à l’ONU, un pendant des Casques Bleus déjà existants, qui seraient déployés uniquement en cas de catastrophes naturelles39. Le président haïtien à l’époque du séisme, Préval, aborde notamment ce sujet lors du discours conjoint à celui de Barack Obama, en se prononçant pour cette idée. Le président américain, lui, ne réagit pas40. Avec les nombreux changements climatiques qu’on prévoit dans les prochaines années et les risques de troubles qui les accompagnent, nous verrons si les États acceptent de créer effectivement une entité à part entière spécialisée dans ce domaine, et de perdre ainsi – du point de vue des grands États notamment – cette possibilité de témoigner leur générosité (lors d’interventions plutôt conventionnelles) et surtout leur puissance (lors d’interventions massives, comme celle des États-Unis en Haïti en janvier 2010). Seul l’avenir nous le dira…

 

D’ici là, nous vous donnons rendez-vous dans une semaine pour un bonus spécial sous forme d’épilogue à cet article… « Kenbe fèm » (= « Portez-vous bien » en créole haïtien)!

 

Épilogue: LE RASSEMBLEMENT


[1] Pour simplifier les choses, nous continuerons avec l’appellation « réaliste » seulement, mais il faut garder à l’esprit que nous ferons principalement référence aux Néo-Réalistes. Sauf mentionné, toutes les définitions pour la vision néo-réaliste sont tirées de: GILPIN, Robert, War and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1991; WALTZ, Kenneth, Theory of International Politics, Reading, NY, McGraw-Hill Publishing Company, 1979

[2] WALTZ, Kenneth, ibid., pp. 91-109

[3] MERCER, Jonathan, Reputation and International Politics, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1996, pp. 1-14; BATTISTELLA, Dario, « L’intérêt national. Une notion, trois discours », in F. Charillon (dir.) Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 144. L’auteur précise qu’il s’agit de sécurité au sens large : survie physique, intégrité territoriale, indépendance politique, identité culturelle, sécurité énergétique, etc.

[4] GILPIN, Robert, op. cit., pp. 30-31

[5] THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, Paris, Livre de Poche, 1964, Livre V, Chap. VII, p. 122

[6] Waltz, Kenneth, op. cit., p. 130

[7] MERCER, Jonathan, op. cit., pp. 1-14

[8] WALTZ, Kenneth, op. cit., pp. 91-109.

[9] Ce point rejoint la théorie d’Allison sur la décision rationnelle. Pour ne pas compliquer le raisonnement, nous ne l’aborderons pas. Pour plus de détail, voir : ALLISON, Graham T., « Modèles Conceptuels et Crise des Missiles de Cuba », in Théories des Relations Internationales, Paris, P.U.F. 1977, pp. 180-181

[10] VALENTINO, Benjamin A., « The True Costs of Humanitarian Intervention: The Hard Truth About a Noble Notion », in Foreign Affairs, vol. 90, n° 6, Novembre/Décembre 2011, pp. 59-73

[11] RUFIN, Jean-Christophe, Humanitaires et Politiques depuis la chute du Mur, Paris, Pluriel, 1993, pp. 346-350

[12] SMOUTS, Marie-Claude [et al.] , Dictionnaire des Relations Internationales, Paris, Dalloz, 2006, p. 6

[13] ARON, Raymond, Paix et Guerre entre les Nations, 1962, Paris, Calmann-Lévy, 4e éd., 1966, p. 58 ou 165. Cet auteur est plutôt considéré comme Réaliste classique, mais cette définition est acceptée de tous les Réalistes.

[14] MORGENTHAU, Hans, Politics Among Nations, 1947, NY, A. A. Knopf, 5e éd., 1978, p. 31

[15] WALTZ, Kenneth, op. cit., p. 126

[16] GILPIN, Robert, op. cit., pp. 29-30

[17] WALLERSTEIN, Immanuel, « The Inter-State Structure of the Modern World-System » in Smith S. [et al.] (eds.), International Theory: Positivism and Beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp. 87-107 ; GILPIN, Robert, op. cit., pp. 88-95

[18] WALTZ, Kenneth, op. cit., p. 130

[19] FRISSE, Nicolas, « Haïti : la Nouvelle Vocation Humanitaire des Forces Armées ? » in Revue internationale et stratégique, nº 79, vol. 3, 2010, p. 61

[20] BACONNET, Alexis, « L’Amérique en Haïti ou les Ambivalences de la Sécurité Globale » in Le Débat Stratégique, n° 176, 108, CIRPES, Mars 2010, p. 3

[21] VUJIC, Jure, Les États-Unis et l’Humanitarisme Stratégique dans les Caraïbes : Chronique d’une Piraterie Annoncée. Accessible à : http://www.geostrategie.com/ameriques/les-etats-unis-et-lhumanitarisme-strategique-dans-les-caraibes-%E2%80%93-chronique-dune-piraterie-annoncee. (consulté le 03.03.2011)

[22] SMOUTS, Marie-Claude [et al.], op. cit., p. 101

[23] Voir p. ex. MEARSHEIMER, John J., « The Future of the American Pacifier » in Foreign Affairs, vol. 80, n°5, Septembre/Octobre 2001, pp. 46-61

[24] Voir p.ex. : CNN, Haiti Quake : Special Coverage.  http://www.cnn.com/SPECIALS/2010/haiti.quake/, consulté le 15.02.2012

[25] THÉODAT, Jean-Marie, « Haïti 2010 : les leçons d’une catastrophe », in EchoGéo, Sur le vif, 2010, p.2. Accessible à : http://echogeo.revues.org/11682. (consulté le 13.10.2010). Les tout premiers sont en réalité les Dominicains, mais, leur intervention ayant eu beaucoup moins d’impact, nous n’en tenons pas compte ici.

[26] Idem, p. 3.

[27] SENATE, US Constitution, Section 2. http://www.senate.gov/civics/constitution_item/constitution.htm, consulté le 15.02.2012

[28] THE WHITE HOUSE, Remarks by the President on Recovery Efforts in Haiti, 14.01.2010. Accessible à http://www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-president-recovery-efforts-haiti. (consulté le 15.02.2012)

[29] « We’ve got to help Haiti stand back up. I think we can’t afford not to do it because Haiti is our neighbour. I want to make sure that when America projects its power around the world, it’s not seen only when it’s fighting a war. It’s got to also be able to help people in desperate need and ultimately that will be good for us, that will be good for our national security over the long-term. » (Trad. de l’auteur). DEPARTMENT OF DEFENSE, Special Report: Haiti Earthquake Relief. http://www.defense.gov/home/features/2010/0110_haiti/, consulté le 15.02.2012

[30] DEPARTMENT OF STATE, Index. http://www.state.gov/secretary/index.htm, consulté le 15.02.2012

[31] DEPARTMENT OF STATE, Interview With Martin Smith of Frontline, 09.03.2010. Accessible à http://www.state.gov/secretary/rm/2010/03/139293.htm, consulté le 15.02.2012

[32] DEPARTMENT OF DEFENSE, Haiti Mission Transition, 15.03.10. http://www.defense.gov/news/newsarticle.aspx?id=58326, consulté le 15.02.12

[33] DEPARTMENT OF STATE, Appreciation Event for Haiti Earthquake Task Force Volunteers, 15.03.2010. Accessible à http://www.state.gov/secretary/rm/2010/03/138340.htm, consulté le 15.02.2012

[34] THUCYDIDE, op. cit.

[35] FIDH, Haïti: la Sécurité Humaine en Danger, 12 novembre 2012. Rapport accessible ici: http://www.fidh.org/Haiti-la-securite-humaine-en-12414 (consulté le 12.01.13)

[36] ALLIX, Grégoire, « Trois ans après le séisme, Haïti entre Camps de Toile et Bidonvilles », in Le Monde, 11 janvier 2013. Accessible à : http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/01/11/trois-ans-apres-le-seisme-haiti-entre-camps-de-toile-et-bidonvilles_1815377_3244.html (consulté le 12.01.13)

[37] CAROIT, Jean-Michel, Trois Ans Après le Tremblement de Terre, Haïti Reste à Terre, 11 janvier 2013. Accessible à http://www.incasproductions.com/haiti.php?id=1056 (consulté le 12.01.13)

[38] Idem

[39] Voir p.ex. : GUEDJ, Nicole. 2009. Pour des Casques Rouges à l’ONU. Paris, Le Cherche Midi.

[40] THE WHITE HOUSE, Remarks by President Obama and President Preval of the Republic of Haiti, 10.03.2010. http://www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-president-obama-and-president-preval-republic-haiti. (consulté le 01.05.2011)

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