Culture Le 7 avril 2013

Salades, tomates, oignon? Clash clash clash… [Episode 5]

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Salades, tomates, oignon? Clash clash clash… [Episode 5]

Graphisme: Roger Montoya

Episode 1: MISE EN BOUCHE

Episode 2: DES STRATEGIES ASYMETRIQUES

Episode 3: TOMATES ET SALADES

Episode 4: SALADES ET TOMATES

 

 

Episode 5 : Oignon

Nous avons vu dans les épisodes précédents comment La Fouine et Rohff réglaient les questions ontologiques. Au « qui es-tu ? », Rohff répondait sur le mode de l’éviction: « tu n’seras jamais comme nous » ; La Fouine, sur le mode de l’assertion burlesque: « on sait qui tu es : B20BA…trice ». La question, « qui suis-je ? », était globalement éludée.

Chez Booba, le qui suis-je ? est au cœur de l’œuvre1 et la question de l’Autre est d’abord une question ouverte. « Mais qui es-tu ? », s’interroge t-il, dans le premier couplet d’A.C. Milan. Question déjà formulée – face à une concurrence plus générale – dans Fast Life : « mais qui sont-ils vraiment, vous êtes qui ? »2.

Dans A.C. Milan, le pronom « tu » est supprimé et renvoyé à la position de complément: (Tu) « N’intéresses personne, (…) Personne te respecte ici »3. Respect, du latin respicere, regarder en arrière. Booba ne se retourne pas : « j’suis dans le tur-fu, oublie-moi »4. « Chez nous personne ne vous aime » : désintérêt, irrespect, indifférence, puis affirmation de la place qu’il occupe et que les autres ignorent: « Moi j’suis frais, j’suis rezefaizait5 jusqu’à la fin du siècle/ Et les vrais négros le savent bien, donc eux ils ne savent rien ». En quelques lignes, Booba limite ses rivaux à un ensemble vide, une non-existence. Pour lui, ils ne sont personne, ne valent rien, ce sont des « vauriens »6.

Là où le flow de Rohff était puissant, ininterrompu, martelé, six minutes durant, là où La Fouine riait, bavardait, accusait, pendant six minutes également, il n’y a chez Booba ni surenchère agressive, ni dilution du propos. Pour A.C. Milan, il choisit un instrumental constitué de trois pistes : quelques notes de piano, une base rythmique, et une détonation qui revient toutes les quinze secondes. Trois niveaux d’écoute. Quatre minutes trente. Entre sotto voce, adagio, et explosion contenue, cet instru semble illustrer une phrase de Wesh Morray : « moi, j’viens toujours en paix, armé jusqu’aux sourcils ». Force tranquille, affirmée, qui ne se laisse pas malmener, Booba y pose un flow nonchalant, ponctué de pauses respiratoires, une ballade. Dans cette élasticité de la scansion, ce dé-ta-che-ment, les mots arrivent à n’être plus qu’acronymes (A.C, T.L.T, MMA, LCI, 92I, 47-AK, VIP, LOL, CPPN, TN) ou épellations. Booba devient B2O(BA), et au PDRG de Rohff, Booba impose un DVRG (dé-vi-er-ger)7.

Dans ce morceau, il se promène, d’un adversaire à l’autre. Rohff, qui se définit comme un vrai gangster, ne braque que son frère, TLF ne vend pas de disques, La Fouine est un rappeur pointeur. Booba semble y aller à l’économie, se contentant d’une pique ici, une pique là, dans une logique du less is more, selon les principes d’architecture minimaliste. Ainsi de Rohff, dans T.L.T: « J’vais te faire une fleur, j’vais même pas parler de ta marque de vêtement ».

Booba n’accorde pas de crédit à ses adversaires et préfère rester le thème dominant de son discours. Au début de T.L.T, alors qu’il plante le décor d’un match de boxe virtuel, le rappeur décline les identités en jeu8. Le un contre trois (Booba versus Rohff, La Fouine, TLF) devient, par étirement, un cinq contre trois. Booba se présente, détenteur d’une identité à cinq facettes, un pentagone à lui seul.

Puisque d’après La Fouine, Booba aurait « quelques fans qui ne savent pas encore qui »9 il est, partons à la rencontre de cette identité, au centre bien ancré, au bulbe unique, mais qui, telle un oignon, se revêt volontiers de plusieurs peaux, s’enveloppant les unes dans les autres. Soit dit en passant, cette structure en pelure d’oignon est celle des étoiles, formées de cercles concentriques, de couches de croissance épaisses et translucides. Comme une étoile, donc… Une étoile filante, nous disait La Fouine ? Non, une étoile, tout simplement.

Dans A.C. Milan, Booba se définit à deux reprises. Deux définitions, deux réponses, à deux adversaires, dont les attaques étaient toutes deux identitaires.

Première définition : « grand Sénégalais au sexe long ». Cela pourrait passer pour une futile bravade. Mais cette phrase est construite sur un chiasme : adjectif – nom / nom – adjectif, qui lui donne l’allure d’une totalité, d’une sphère pleine, (d’un oignon?), mais qui amène aussi à lire la première partie différemment. Grand Sénégalais équivaut à Sénégalais grand, mais pas seulement. Un grand homme peut être un homme grand par la taille, c’est aussi un homme doté d’une grandeur d’âme. « Aux Grands Hommes, la Patrie reconnaissante », peut-on lire en haut du Panthéon, monument parisien, mais aussi titre du deuxième album solo de Booba10.

Là où La Fouine, dans son incipit d’Autopsie 5, établissait avec l’auditeur un contrat de méfiance, cette phrase tend à établir un contrat de confiance. Point de bassesse ici, de la grandeur. Vaste programme qui reste à vérifier. Booba est-il aussi grand qu’il prétend l’être, n’y aurait-il chez lui aucune infamie? Echapperait-il à la tendance mensongère de son rival?

« J’ai toujours osé posé mes tripes sur la musique » nous dit-il, dans Au bout des rêves, « j’ai toujours la vérité au bout des lèvres »11. Booba revendique une sincérité. Dans A.C. Milan, la revendication est exprimée autrement : « Il parle français, dit de la merde, peut-on dire qu’il est bilingue? ». Booba demande si le fait de parler français et le fait de dire n’importe quoi constituent deux langues. Il semble en appeler à un respect de la langue, non pas dans la forme – il est le premier à user d’elle avec les plus grandes libertés – mais dans le fond. On ne devrait pas dire n’importe quoi dès lors que l’on s’exprime. Autrement dit, dans Garde la Pêche: « J’suis un sérum de vérité / les menteurs m’empoisonnent »12.

Booba : Don't Talk bullshit © David Benoliel (Technikart)

Booba : Don’t Talk bullshit © David Benoliel (Technikart)

Don’t talk bullshit = Ne dites pas de la m***

Les menteurs, parlons-en. « T’es menteur, pointeur… » dit-il à La Fouine dans T.L.T. Et il explique : « ton casier dit que t’es un teur-poin/ Donc t’en es un jusqu’à preuve du contraire ». L’accusation est basée sur les fiches STIC, révélées par le collectif Viol Vocal, preuves à l’appui en outro d’A.C. Milan et intro de T.L.T13. Booba, quand il avance cette accusation, s’appuie sur un élément extérieur. De même dans A.C. Milan, quand il accuse Rohff de ne pouvoir braquer que son frère, il se repose sur un fait ayant entraîné une condamnation14. Quand il dit de lui qu’il refuse de monter sur le ring : un fait avéré15. Quand il dit qu’Ikbal (de T.L.F) lui envoyait des pâtes quand il était en prison, fait avéré encore et reconnu par l’intéressé16. Quand il dit à La Fouine qu’il sort d’un concours Skyrock : vrai17. « B2O, j’arrête les carrières, pour de vrai », ce fut le cas pour certains en effet, et ce « pour de vrai » semble être le mot d’ordre de l’ensemble des deux morceaux. Étrange, pour le « plus gros mytho de l’époque »18.

La Fouine mentait, Booba est « pour de vrai ». La Fouine parodiait aussi, quid de Booba ? Dans Caramel, il nous dit « Premier de la classe, donc je ne copie pas ». Si Booba parle, c’est de lui-même. S’il réécrit, ce ne serait que lui-même19. Vérifions.

La ligne d’A.C. Milan « j’ai une bad bitch sur ma bite’zer » est une reprise de Caramel : « Le game est sur ma bite’zer à califourchon ». Ligne que La Fouine reprend dans T.L.T. : « B2O est sur ma bite’zer à califourchon ». Booba reprend Booba. La Fouine reprend Booba, comme Booba, et, se faisant, fait du Booba au carré.

Autre exemple : la maxime « le savoir est une arme » est présente dans A.C. Milan : « Le savoir est une arme, j’suis calibré, j’lis pas de bouquins ». Mais on la rencontrait déjà dans Bakel City Gang : « Le savoir est une arme, j’suis calibré donc j’suis pas te-bé ». Ou dans Paname : « Armé jusqu’au cou, j’ai grave du savoir ». Ou dans D.U.C : « le savoir est une arme mais je n’ai pas fait d’études ». Ces phrases se reprennent et se répondent mais ne se répètent pas. L’aboutissement dans A.C. Milan est une synthèse de toutes les autres, il les enveloppe : structure en pelure d’oignon20.

Selon la théorie structuraliste de l’intertextualité, « tout texte est une mosaïque de citations, (…) absorption et transformation d’un autre texte »21. Dans l’exemple ci-dessus, Booba part d’une maxime et, à partir d’elle, met en place une intertextualité interne. Un système d’échos. Dans une sorte de back to the future, de retour vers le futur, (les deux morceaux A.C. Milan et T.L.T s’ouvrent sur ce gimmick), Booba invite l’auditeur à un repérage, un retour sur son œuvre passée, pour aller vers son oeuvre future22.

« Négro t’as des tatouages, nous on a des cicatrices », disait d’ailleurs le rappeur d’Autopsie 5. Petit détour par le corps de Booba, puisque son physique est quelque chose que ses rivaux ont à coeur de dénigrer. Force est de reconnaître que ce corps est tatoué. « Tatoué pour que j’me souvienne »23, Booba réécrit ses textes dans ses propres textes, il les fait écrire sur son corps aussi. Si ses morceaux révèlent son identité musicale, son corps est son identité visuelle ; image de force, de discipline, d’écriture permanente. Ce strip-teaser comme le nommait Rohff, lorsqu’il se dénude, révèle son œuvre, la rend visible, après l’avoir rendu audible. Les titres de ses albums sont repris dans ces textes – dans Game Over par exemple : « Ouest Side, Temps Mort, Panthéon, si si tu connais » – ils sont aussi écrits sur son corps.

© onthecorner.fr

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Identité multi-facettes, textes à échos, corps tatoué, Booba crée autour de lui, sur lui, un environnement audio-visuel familier et sécurisant, rapidement identifiable. Un détracteur pourrait être tenté d’interpréter tous ces échos comme un manque d’inspiration, toutes ces identités multiples comme un délire narcissique. Booba obsédé par lui-même, tournerait en rond, dans un univers musical stérile, répétitif. Mais Booba ne se répète pas. Il reprend, transforme, enrichit une oeuvre en perpétuel devenir, a work in progress. Booba n’est pas stérile. A l’instar de l’oignon, à floraison annuelle ou bisannuelle, il sort chaque année en alternance un album et une mixtape depuis 2002. Qu’en est-il donc de son narcissisme, de son ego trip ? Importance excessive accordée à son image – comme le laisse entendre Rohff au début de Wesh Zoulette – ou fondement de sa confiance en lui, acceptation profonde de ce qu’il est, et gage de sa personnalité?

« Grand Sénégalais au sexe long », Booba, dans A.C. Milan, est aussi « mi-homme mi-attentat »24. Deuxième définition. Deuxième réponse. Rohff pétrifie Booba dans un ni…ni… doublement exclusif: « ni rebeu, ni négro ». Booba y répond d’abord par une réaffirmation subtile de sa négritude. « Rouge-noir, Kopp A.C. Milan, j’fais le bilan ». Le rouge et le noir sont les couleurs de la pochette du morceau, A.C. Milan, et de l’équipe de football l’A.C. Milan. On peut y voir la réaffirmation que le sang de Booba (rouge) est noir, comme pourrait le confirmer la phrase de T.L.T « dans les veines, j’ai du poulet braisé ». Le poulet serait un met particulièrement apprécié de la population noire. En avoir dans les veines, signifierait que son sang (rouge) est noir. Au-delà, il répond au ni- ni- de Rohff par un mi- mi-, suffixe de la mi-xité, du mélange. Comme l’oignon, qui est à la fois légume et condiment, mi légume, mi condiment, aux multiples vertus, Booba est à la fois homme et attentat, à la fois blanc et noir.

Scarface_booba

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Là où Rohff lui dénie à deux reprises une identité, Booba répond par une identité double. Ce phénomène de dédoublement prend corps plus loin dans le texte :

Oui oui je win-win, tu refuses de monter sur le ring-ring

Ni couilles, ni bling-bling,

On t’fait les poches, ça ne fait que « gling-gling »

Dans ce passage Booba s’adresse à Rohff et lui reproche d’avoir manqué de courage en refusant de l’affronter sur le ring. Au ni- ni- de Rohff, là encore, il impose un doublet, procédé d’écriture développé sur l’album Lunatic dans le morceau Jimmy deux fois, où Booba avait relevé la gageure de terminer ses phrases par une répétition du dernier terme25 :

C’est Izi Izi, ça se passe ici ici,

C’est lourd? Oui oui, oui oui, Bakel City, city,

Une à une, mes cases s’allument comme dans Billie Billie…

Si Booba a une identité double, s’il redouble parfois son texte, il dédouble aussi sa voix. Tout T.L.T est construit sur un effet d’écho permanent, une profondeur acoustique. À la démultiplication de l’identité de l’artiste dans l’intro, vient répondre la démultiplication de sa voix tout au long du morceau. Dans une sorte de « je suis seul, je suis plusieurs ». Ceci produit un effet de polyphonie. Plusieurs voix s’entremêlent, plusieurs sens aussi, quand la polyphonie joue avec l’homophonie ou homonymie. La voix de Booba se démultiplie, le sens des mots qu’il emploie également.

Dans son intro à T.L.T: « j’fais intro, outro/ Tu fais intro ou trop », une outro chez Booba devient chez La Fouine son homophone ou trop, que l’auditeur peut, dans la même logique, et étant donné le contexte d’agression sexuelle sur mineure, transformer en Outreau26. Une même prononciation, mais trois sens différents. L’homophonie permet la suggestion plutôt que l’assertion et convie l’auditeur à un jeu de décryptage.

Ainsi, chez Booba, même les phrases les plus offensives peuvent se vêtir d’autres atours. Dans cette intro, Booba lance un « on vous baise tous ». Cette phrase s’inscrit dans une présentation qui imite un match de boxe virtuel. Ce vous peut inclure les spectateurs (mesdames, messieurs) et les différents intervenants. Comme il fait aussi suite à un bienvenue, on pourrait presque y entendre une salutation, un « je vous embrasse tous ». De même, le leitmotiv de T.L.T. : tue-les tous, répété neuf fois sur un mode presque incantatoire, entraîne comme une fusion des mots, une fonte des sons, les uns dans les autres. Ce tue-les tous pourrait prendre des allures de tu l’es tous ou tu es tous. Cette formule deviendrait alors un écho du j’suis tous égaux de Top Niveau, sur l’album Lunatic : « Métisse, blanc et noir, je suis tous égaux », et une autre réponse à Rohff et à son « ni rebeu, ni négro ».

Cette homophonie récurrente offre à l’auditeur une variété d’écoutes et de lectures possibles. Même la phrase la plus simple en apparence peut retenir notre attention :

En tout cas, il est vilain, oh mon dieu, qu’il est vilain27.

Ce il est vilain semble répondre au Imbécile de Rohff28 et annoncer le bouffon de La Fouine. On se tient là dans le même registre. Le bouffon, ou fou du roi, était un personnage comique ayant pour profession de faire rire le roi. Étrange que La Fouine qualifie ainsi son adversaire, alors que lui même prétend faire rire tout au long de sa chanson, et que Booba se présente volontiers comme le roi, le King. Qui est le roi ? Qui est le bouffon dans cette histoire ? Une fois encore, chez La Fouine les identités s’emmêlent. Pas grand chose à dire du mot imbécile. Hors de toute homophonie, il est à sens unique : qui manque d’intelligence. Chez Rohff, le terme fait bloc et ne renvoie qu’à lui-même.

le bouffon vert, le green goblin - © easyart.fr

le bouffon vert, le green goblin – © easyart.fr

Qu’en est-il du terme vilain ? Ce terme, dans son acception la plus courante, est utilisé pour qualifier quelqu’un au physique disgracieux. Premier degré de lecture. Rohff et La Fouine s’acharnant sur le physique de Booba, qu’ils jugent fake, Booba en retour les qualifie de laids. L’adjectif vilain contient également une valeur morale. Être vilain, c’est être méchant gratuitement, sans dignité, malhonnête, et la vilenie devient alors une bassesse, une infamie. Deuxième degré. Booba utilise sans doute ici la double valeur – morale et physique – de l’adjectif et fait d’une pierre deux coups. En tous cas l’auditeur peut l’entendre. Mais ce n’est pas tout, ce n’est que le début29

Moins couramment, dans le domaine de la fauconnerie, vilain se dit d’un oiseau qui suit le gibier pour le dévorer et qu’on ne peut affaiter, tels les milans et les corbeaux. Malgré l’écho du mot milan / A.C. Milan, il est peu probable que Booba utilise ce terme dans cette acception, mais une fois encore, l’auditeur initié à la fauconnerie peut l’entendre, le mot est ouvert. Ses rivaux seraient alors des rapaces dont on ne pourrait rien faire. Troisième degré. « Vilain » a également une acception médiévale. Il désigne alors un paysan, quelqu’un de condition basse. Booba serait dans le futur, au top là il est, ses détracteurs encore en bas, au Moyen-Âge. Quatrième degré. Ce mot fait aussi allusion au vilain des bandes dessinées américaines, les comics. Un vilain ou super-vilain est un personnage doté de super-pouvoirs mais qui à l’inverse du super-héros les utilise pour faire le Mal. Cinquième degré.

Mais les propos de Booba ne se limitent pas à l’adjectif vilain. L’assertion il est vilain est répétée deux fois (Jimmy deux fois) et prend en étau l’exclamation « oh mon dieu ». On obtient par réduction : vilain-dieu-vilain. Le rapprochement de ces deux termes jette une lumière nouvelle sur le mot vilain et le fait basculer subrepticement dans le théologique. Vilain, vile, de-vil, en anglais, the Devil, the Evil one : le Diable, le Malin. Sixième degré.

Du latin diabolus, le Diable est celui qui divise, qui désunit. On a vu dans les épisodes 3 et 4 comment Rohff et La Fouine séparaient le monde en bons et méchants, en vrais et en faux. Disjonction diabolique. Dans les trois religions monothéistes – Islam, Judaïsme et Christianisme – le Diable, Satan, Sheitan, hait les humains qu’il n’a de cesse d’égarer, souvent par le biais d’autres hommes. Cet être, sans limites, circonvient l’humain en lui présentant le Mal sous des apparences trompeuses. Le travestissement, la parodie, la haine sont diaboliques. Le mensonge a aussi à voir avec le Diable, comme l’explique Jean l’Evangéliste : « il ne se tient pas dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge »30. La propension de Rohff et la Fouine à la contrevérité, aux mensonges serait l’oeuvre du diable. Enfin, Satan est souvent représenté comme un personnage pointu (des cornes, une queue pointue, des sourcils en pointes, une barbichette pointue).

© africamaat.com, revues.org

© africamaat.com, revues.org

« Emile tu es vaincu, comme le bout de ta barbichette…tu es pointu » dit Booba dans T.L.T. Par le biais de cette barbichette, on se trouve dans une équation : La Fouine = Emile Louis = le Diable. Au-delà du jeu sur les sonorités – Emile Louis / Laouni31 -, au-delà du rapprochement pour agression sexuelle, Emile Louis – tout comme La Fouine – aurait à voir avec le Diable. Un survol rapide de la biographie du tueur en série va dans ce sens32.

Un seul mot donc, vilain, répété deux fois, dans une structure minimaliste, mais six degrés de lecture. On touche, là, à la dimension proprement poétique de l’oeuvre de Booba. Poétique non pas dans l’acception esthétique du terme, qui réduit la poésie à un genre littéraire, visant une beauté formelle. Poétique dans l’utilisation singulière que ce rappeur fait du langage, ce soin majeur apporté au signifiant, au mot, qui, nous semble-t-il, n’est jamais laissé au hasard, livré aux affres de l’approximation. Contrairement à ses rivaux, Booba ne dit pas n’importe quoi et il ne le dit pas n’importe comment. Pour Roman Jakobson, « la visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage »33. L’écriture de Booba est poétique, toujours, même dans le cadre d’un clash, car le message délivré – le contenu – ne cède jamais à la forme du message – le contenant. Il ne lui cède pas, au contraire, il le démultiplie, l’amplifie.

Cette écriture riche, polyphonique, ne peut se satisfaire d’une écoute superficielle. Pour en recueillir toute la portée, elle requiert de l’auditeur un investissement et une participation. « Ecoute mes sons en boucle, apprends à me connaître », nous disait-il dans Reel, sur l’album Lunatic.

Elle demande au lecteur/auditeur un retour en arrière, un back to the future, que l’on pourrait symboliser non pas par une flèche mais par une spirale, un ensemble de cercles concentriques, une structure en pelure d’oignon. Cette démarche réflexive est le propre de l’écriture poétique. La prose avance dans une narration, une histoire qui se déroule, la poésie requiert un retour sur soi, pour repartir et avancer. Ce que Booba ne cesse de faire depuis ses débuts, depuis qu’il écrit le bitume avec une plume.

Nous citerons pour finir l’espagnol Gabriel Celaya, auteur du poème au titre éloquent :

« La poésie est une arme chargée de futur »

Maudite la poésie qui fut conçue comme un luxe culturel par tous les neutres,

Ceux qui font la sourde oreille, ceux qui gardent les mains propres,

Maudite la poésie dont pas un mot

ne s’engage, s’engage et compromette.

Je fais miennes les fautes, je ressens les souffrances,

Et respirant je chante,

Chante et chante, et chantant au-delà de ma peine,

de mes peines personnelles,

J’avance, j’avance34.

Rendez-vous la semaine prochaine, pour un dernier épisode, à la rencontre des « neutres », « ceux qui font la sourde oreille », « ceux qui gardent les mains propres », ceux qui face à ce clash, ont pris la parole, parfois dans l’ignorance ou la méconnaissance des textes de ces trois rappeurs, en les rassemblant, à tort, dans un même geste dénigrant et hâtif. Gare au coup de gueule ?

 

Epi­sode 6 : Revue de presse digestive

 


1 Voir Episode 2.

2 Booba, Fast Life, feat. Ryan Leslie, sur l’album Lunatic, 2010.

3 Pour une étude de l’ellipse chez Booba voir ici-même l’article de José Geos Tippenhauer, Grammaire du Futur, partie 2. https://www.jetdencre.ch/booba-grammaire-du-futur-partie-1-1530

4 Dans T.L.T : « Au top là où je suis, dans le tur-fu là où je vais »

5 Rezefaizait = refait, en argot de Boulogne.

6 T.L.T : « Ecoute ces vauriens qui se plaignent ».

7 Ce jeu sur les lettres n’est pas le propre de Booba. Voir le chapitre de Julien Barret « Jouer avec les lettres » in Le Rap ou l’artisanat de la rime , éditions l’Harmattan, 2008, pp. 44-45-46. Mais dans A.C Milan, il nous semble qu’il revêt une signification particulière, une forme en adéquation avec un propos qui refuse le bavardage, qui va à l’essentiel.

8 T.L.T : « Mesdames, messieurs, bienvenue, B2OBA, 92izi, Saddam Hauts-de-Seine, Le Météorite, Sénégal versus Emile Louis Laounizi, ROH2Hass, TLF disqualifié… ».

9 La Fouine, Autopsie 5.

10 Booba, Panthéon, 2004.

11 Booba, Au bout des rêves, avec Rudy et Trade Union, sur l’album Ouest Side, 2006.

12 Booba, Garde la pêche, sur l’album Ouest Side, 2006.

13 Certes, il ne s’agit pas du casier judiciaire, comme le dit Booba, mais La Fouine ne fait-il pas lui-même l’erreur dans Autopsie : « mon casier sur le net résonne » ? De plus, le mot casier vient nourrir la richesse allitérative de la phrase : ton casier dit que t’es un teur-poin/ Donc t’en es un jusqu’à preuve du contraire

14 Voir l’article du Nouvel Obs: « Le rappeur a été condamné à 5 mois de prison ferme pour détention et transport d’arme, ainsi que menace avec arme à l’encontre de son frère. » http://obsession.nouvelobs.com/people/20070727.OBS8317/le-rappeur-rohff-condamnea-cinq-mois-de-prison-ferme.html

15 Voir le statut facebook de Rohff à ce sujet: http://www.meltybuzz.fr/rohff-clash-booba-sur-facebook-apres-son-interview-pour-le-parisien-a144665.html

16 Voir l’interview d’Ikbal http://www.youtube.com/watch?v=Uhe8wQTSC1A

17 Voir la vidéo Swagg ou pas ? Où La Fouine évoque ce concours : (7.56) et (8.20) : http://www.jukebo.com/la-fouine/music-clip,swagg-ou-pas,x505xq.html

18 C’est ainsi que Rohff désignait Booba dans Wesh Zoulette.

19 Dans T.L.T, il confirme que la concurrence ne l’inspire pas. Il va plus loin encore, elle lui donne envie de vomir : « TLF, Rohff, Emile… Argh ! J’ai envie d’ber-ger ». Il affiche une répugnance, un dé-goût, une mise à distance. Pas question a priori d’absorber leur corpus, leurs salades et leurs tomates.

20 Autre exemple d’écho : le « je n’ai pas de marche arrière, je ne pourrais donc pas reculer » de T.L.T est une réécriture à l’envers de Pirates « je n’ai qu’une vitesse, c’est la marche avant », idée déjà présente sur l’album Lunatic dans Si tu savais : « je me retiens car une fois lancé je ne peux plus m’arrêter », ou dans Fast Life « j’ai trop avancé, j’peux plus reculer ».

21 Julia Kristeva, Semiotiké : Recherches pour une sémanalyse, Paris : Seuil, 1969, p. 85.

22 Autre exemple : Dans César Palace : « salades, tomates, oignons, j’suis dans le que-tur / normal tu n’me vois pas re-noi, j’suis dans le futur ». « Salades, tomates, oignons », un des titres de l’album passé, revenait sur 0.9, et « j’suis dans le futur » annonçait.. Futur. César Palace, sur l’album Lunatic, 2010.

23 Booba, Tombé pour elle, sur l’album Futur, 2012.

24 Cette expression reprend en écho le « mi-homme, mi-hyène » de Game Over, sur l’album 0.9, 2008 et de Foetus, sur la mixtape Autopsie vol. 3, 2009, ou le « mi-chien galeux, mi-chat de gouttière » de Soldats, sur l’album 0.9, 2008.

25 On peut parler alors d’un rap qui bégaie puisqu’il répète tout, deux fois, comme le fait Jimmy, personnage des Affranchis qui répète tout deux fois : je vais chercher des clopes, je vais chercher des clopes , l’entend-on dire en intro.

26 L’affaire d’Outreau est une affaire pénale d’abus sexuels sur mineurs, datant de 2004.

27 Il n’est pas évident d’identifier ce « il », s’agit-il d’Ikbal, le frère de Rohff, membre de TLF, que Booba interpellait deux lignes plus haut ? De Rohff ou de La Fouine, dont il est question dans la ligne qui suit ? Sans doute des trois à la fois, comme nous l’indique le « en tous cas ».

28 « T’as pas l’air ridicule maintenant hein ?! Imbécile va ! » in Wesh Zoulette, « le mec est vraiment un bouffon », « petit bouffon », « un bouffon comme toi » dans l’outro d’Autopsie 5. À noter que ces invectives succèdent à l’expression « trucs de bouffons », pour désigner le clash et le buzz autour.

29 Booba, 2pac, sur l’album Futur, 2012.

30 Jean l’Évangéliste, Jean 8.44.

31 On peut aussi entendre dans Emile Louis, « mille louis », et peut-être une évocation de la dimension commerciale du rap de La Fouine, commerciale id est sans personnalité, lui qui selon Booba, « mange à tous les râteliers ».

32 Emile Louis manifestait des troubles de la personnalité. Il pouvait aussi bien être perçu comme quelqu’un de tendre, d’affectueux, que comme un bourreau glacial. Il était menteur. Il piégeait ses victimes, dont il était connu, en se faisant passer pour ce qu’il n’était pas. Comme le diable, il les égarait, pour déverser, sur elles, sa haine, en faire ce que bon lui semblait, et finalement les tuer. De même La Fouine, haineux, menteur, sous des atours comiques, s’empare du corpus et – métaphoriquement, du corps – de Booba, pour en faire ce qu’il veut, dans l’unique but d’annihiler la substance de son œuvre artistique, qu’il s’approprie en la parodiant, pour au final prendre sa place.

33 Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1969, p. 214.

34 Gabriel Celaya, « La poesia es un armada cargada de futuro », Cantos Iberos, 1955.

Commentaires

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Isabelle Castelli

J'aime aussi votre style et votre imagerie évocatrice. Vous semblez partir du postulat que la banlieue est pour moi une…

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moody

J'imagine que c'est à moi que vous vous adressez. J'aime beaucoup votre style, vous devriez écrire pour Elle ou même…

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Isabelle Castelli

Merci Jango. Ta remarque aussi fait mon bonheur. L'épisode 6 devrait te plaire...

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Jango

c’est un bon travail… heureux de trouver cette personne qui a enfin compris ces clash comme moi. Je suis sur la même longueur d’onde… ils n’ont pas encore compris la poésie de Booba « le bitume avec une plume » c’est une très bonne analyse!

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Isabelle Castelli

Merci Jango. Ta remarque aussi fait mon bonheur. L’épisode 6 devrait te plaire…

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Isabelle Castelli

Cher lecteur (lectrice?),

Je vois qu’une partie des enjeux de ce « clash » ne vous a pas échappé.

Belle mise en abyme.

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moody

J’imagine que c’est à moi que vous vous adressez. J’aime beaucoup votre style, vous devriez écrire pour Elle ou même Causette. Avec un peu de chance, si vous dessinez aussi bien que vous écrivez, vous pourriez devenir la prochaine Pénélope Bagieu. En attendant, vous devriez faire un tour en banlieue et faire part de vos travaux aux auditeurs de Booba, je pense qu’ils seraient ravis de voir que quelqu’un a enfin mis des mots sur leur ressenti. Ils vous récompenseront sûrement par une visite spéléologique dans les tréfonds de leur habitat, où ils vous témoigneront de leur affection les uns après les autres (« à la suite, à la file » comme dirait Booba »).

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Isabelle Castelli

J’aime aussi votre style et votre imagerie évocatrice. Vous semblez partir du postulat que la banlieue est pour moi une terre inconnue, que j’écris depuis ma tour d’ivoire. J’y ai vécu pendant 20 ans, emprunté quotidiennement le RER A. J’ai travaillé à Sevran et à Noisy-le-Grand, habité Rosny-sous-bois. Ces lieux sont une réalité pour moi. Et si je m’en suis éloignée depuis, une partie de mon coeur y est restée. Je vous invite à me rejoindre sur facebook pour faire tomber les préjugés.

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moody

Après le blues, le rock, la techno, le metal, voilà le hip-hop récupéré par les petits bourgeois blancs qui se gaussent à faire des analyses « truculentes » et « délicieuses ». Génial.

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LOSSO KYEMBWA

Magnifique !

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Maxho14

très bon article, rien a redire

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Isabelle Castelli

Merci pour tes lectures attentives et participatives. Rendez-vous dimanche prochain pour l’ultime épisode de la série…

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