Graphisme: Roger Montoya
Quel est donc ce buzz dont tout le monde parle ? Ce clash qu’on entend partout sur les ondes?1 Jusqu’aux néophytes du Rap des échos arrivent, des zones de turbulences. Et une question, un chapelet peut-être, se pose. Ça parle, ça chante, ça rappe et aussi à loisir ça commente. Mais qui parle, d’où et de quoi ? Quelle est cette parole qui en appelle tant d’autres et fait réagir de manière passive ou active tant d’entre nous ?
Certains diront, c’est le Rap game qui joue l’un de ses innombrables rounds. Rien de nouveau sous ce soleil d’hiver. Le clash a toujours fait partie de la culture Rap. Certaines carrières s’y perdent, d’autres fleurissent de plus belle, d’autres rappeurs – rarement – se brûlent à la fonction performative du langage, ou le dire c’est le faire, et reposent aujourd’hui six pieds sous terre.
Certains diront aussi, derrière le game se cache – plus ou moins habilement – le business. Dans cette nouvelle économie parallèle où toute production artistique s’évalue en nombres de vues, commentaires, j’aime et tweets, tous ces clics, ces clings clings, sont autant de ventes potentielles, de deniers trébuchants. Folie des grandeurs.
Certains enfin diront ceci, cela, ceci cela, et peut-être un peu des trois à la fois, pensant que la vérité se situe dans cet entre-trois : passage obligé d’un genre, affaire de business, simple divertissement.
Dans ce mois de mars où les esprits enfiévrés semblaient se reposer, mais où les rancunes sont encore vives – si l’on en croit les images de l’altercation entre Booba et La Fouine diffusées aujourd’hui même – peut-être le moment est-il venu de s’interroger et d’écouter au-delà, en deçà, de la symphonie tonitruante, une petite musique, mélodie insidieuse, ritournelle insistante. « If you listen carefully now you will hear », nous dit Bob Marley3. Ecoutons donc attentivement et alors, peut-être, nous entendrons…
Avant de s’aventurer dans le domaine de l’interprétation, à défaut de compréhension, rappelons quelques évidences. Prendre part à un affrontement demande un engagement de soi. Et les acteurs de cet affrontement s’engagent avec des mots qui, ici, n’engagent qu’eux puisque ces acteurs sont des rappeurs. Comme le définit Julien Barret, « le Rap a pour particularité de mettre en avant le texte scandé sur la mélodie. Contrairement à l’usage qui prévaut dans la chanson traditionnelle, ce texte est composé par le rappeur lui-même »4. Nul autre intervenant donc que ces trois rappeurs français.
Le temps est venu des présentations. Hors de toute discrimination, l’honneur est donné aux anciens :
Booba. Rappeur français. Né le 9 décembre 1976. À Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine, France. D’une mère française et d’un père sénégalais.
Rohff. Rappeur français. Né le 15 décembre 1977. À Antananarivo, Madagascar. D’origine comorienne.
La Fouine. Rappeur français. Né le 25 décembre 1981. À Trappes, Yvelines, France. D’origine marocaine.
Le mois de décembre est un dénominateur commun, et à quelques années près la génération identique. Les origines, elles, sont multiples et les parcours singuliers, au-delà, leur notoriété respective est sujette à débat, mais accordons-nous à dire que ces trois rappeurs occupent une place reconnue et légitime dans le milieu du Rap français.
Mais que se passe-t-il donc entre ces trois-là depuis six mois? Pour reprendre Barbara, nous qui entendons les clairons : Veulent-ils jouer à la guerre, contre qui et pour quoi faire ? Veulent-ils leur heure de gloire et je ne sais quelle victoire ?5 Tout n’est peut-être pas aussi simple que cela.
Certains disent ainsi, ils se clashent, ils s’affrontent, ils se battent. Soit. Quelles sont leurs armes? Le poing n’est pas nu (enfin il ne l’était pas jusqu’à aujourd’hui…), la main est munie d’une plume. Et de cette plume jaillissent des mots, des morceaux. Des morceaux de Rap. Julien Barret encore : « ce qui différencie le Rap des musiques qui l’ont précédé, y compris de celles qui l’ont inspiré, c’est l’importance du rôle qu’il confère à la parole dans le rapport qui unit texte et musique et le « message » qu’il porte (…) Si cet acte de prise de parole peut servir la transmission d’un message social ou d’une révolte, il peut aussi bien être détourné à son profit par le rappeur désireux de montrer à autrui ses prouesses de chant et d’écriture. »6 L’auteur distingue ainsi les rappeurs conscients et les rappeurs egotrip, sans toutefois les opposer, un même rappeur pouvant allègrement porter les deux casquettes.
Dans le clash, l’ego est fortement présent mais fait la part belle à l’autre, et dans ce mouvement de l’ego à l’alter et de l’alter à l’ego, il cherche la confrontation de ce que Je suis et de ce que l’Autre est, que souvent Je ne suis pas. Alter trip ? Ego trip ? La petite musique, la ritournelle se précise : Qui suis-je ? Qui es-tu ? Portée ontologique.
La semaine prochaine, nous partirons donc à la rencontre de ces trois « Je » – Booba, Rohff, La Fouine – et étudierons la manière dont ce « Je » est mis en scène dans leurs écrits respectifs. Nous découvrirons aussi la place que l’Autre – l’adversaire – occupe face à lui. Adversaire au sens étymologique du terme, du verbe latin adverto, « qui est tourné vers ou contre, qui est dirigé vers ou contre ». Vers ou contre ? L’ambivalence est là.
Pour les épisodes suivants et puisque le titre est culinaire, filons la métaphore et revisitons une recette traditionnelle, celle du mille-feuille ou plutôt du six feuilles puisque six morceaux, six écrits sont en jeu. Cet article se déclinera en six épisodes, à raison d’un épisode tous les dimanches.
Episode 1 : la mise en bouche
Episode 2 : préparer les ingrédients (Wesh Morray, Wesh Zoulette, AC-Milan, Autopsie 5, T.L.T, T.L.T )
Episode 3 : les travailler au corps
Episode 4 : en extraire la substantifique moelle
Episode 5 : la cuisson : une descente aux enfers ?
Episode 6 : la dégustation : une montée au septième ciel ?
Rendez-vous dimanche prochain, même lieu, même heure pour la suite des épisodes. Pour reprendre l’expression de Nathan Zuckerman, héros de Philip Roth: « Et ne raccrochez pas – j’ai beaucoup, à dire »…7
Episode 2 : DES STRATEGIES ASYMETRIQUES
1 La Fouine in Paname Boss, « J’entends ce clash sur toi partout sur les ondes ».
2 cf. Roland Barthes in Mythologies, Seuil.
3 Bob Marley in Natural Mystic
4 Le Rap ou l’artisanat de la rime, Julien Barret, L’Harmattan, 2008, p 13.
5 Paroles de Barbara in J’entends sonner les clairons : « T’as voulu jouer à la guerre contre qui et pour quoi faire ? (…) Tu voulais ton heure de gloire et je ne sais quelle victoire ».
6 Julien Barret, ibid, p 15.
7 Philip Roth, La Leçon d’anatomie, 1985.
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