Vue sur la Cathédrale de Cologne, en Allemagne. [Image libre de droits]
Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, plus d’une centaine de femmes (120 plaintes ont été déposées au jour où je rédige cet article) a été victime d’attouchements ou d’agressions sexuelles sur les places publiques de Cologne. Selon les autorités, les auteurs seraient pour la plupart des hommes « d’origine arabe et nord-africaine »1. Le même phénomène a eu lieu, de manière plus restreinte semble-t-il, dans d’autres villes allemandes ainsi qu’à Zurich2. Comment expliquer cela ? Y a-t-il un lien entre ces agressions de même type dans plusieurs lieux éloignés les uns des autres ? La similitude et la simultanéité des comportements fait penser à une forme de criminalité organisée. L’enquête en cours déterminera les raisons et les modalités de ce phénomène, mais d’ici là il est prévisible que des réactions de toutes sortes, avec toutes sortes d’amalgames et de dérives, se produisent comme cela est chaque fois le cas lorsque des faits graves défraient la chronique. En plus des sanctions qu’appellent ces actes, il nous faut aussi réfléchir sérieusement, avec recul, à leurs causes.
Désorientation(s)
Il n’y a apparemment pas de lien entre les auteurs de ces agressions et des auteurs d’actes terroristes. Mais une question commune peut se poser : que faut-il pour arriver à de tels actes ? Au-delà des poncifs sur des causes directes, notamment la marginalisation (que ce soit dans les banlieues ou à travers la migration), il faudrait arriver à voir en amont. La question très complexe de la construction normative (dont la cohabitation problématique entre des personnes aux références normatives conflictuelles manifeste les difficultés) n’est pratiquement jamais abordée dans les médias. Comme si ce n’était qu’une question de cours de sociologie, un problème abscons, trop éloigné de la « réalité ».
Il me semble pourtant que la question des normes sociales pourrait permettre d’éclairer les conditions de possibilité d’actes aussi odieux. Que l’on me comprenne bien : je ne parle pas directement des auteurs de ces actes, mais des conditions sociologiques qui rendent possibles les choix qu’ils font. Cela n’est en rien une « excuse sociologique », mais une analyse aussi distante et objective que possible d’événements qui nous touchent avant tout émotionnellement. Il faut mettre de la distance pour tenter d’y voir plus clair ; c’est mieux, à terme, que d’avoir les yeux embués de larmes ou rouges de rage.
Si on prend donc une certaine distance et qu’on se place sur le plan de la normativité, on peut commencer à entrevoir que le point commun entre ces deux phénomènes, est que les agressions sexuelles tout comme les attentats terroristes sont des comportements extrêmement désorientés. D’où leur violence, qui dans le cas des attentats est elle aussi extrême. C’est donc cette désorientation même qu’il faut essayer de mieux comprendre. Bien entendu, la désorientation en soi n’explique pas les agressions (pourquoi, en réalité, seule une infime minorité en commet) mais elle en crée les conditions de possibilité. C’est à ce niveau qu’il faut remonter pour rendre intelligible ce qui se passe. Qu’est-ce qui désoriente les individus ? Voilà une bonne question, à partir de laquelle on peut réfléchir aux normes sociales de manière analytique et dépassionnée. Je pose ici cette question par rapport aux auteurs des actes terroristes de Paris en janvier et novembre 2015. La progression de l’enquête à Cologne nous dira si cette question de la désorientation serait également pertinente dans ce cas.
L’apport du sociologue Norbert Elias
Une approche de la désorientation me semble possible en reprenant l’ouvrage de Norbert Elias La Civilisation des mœurs3. Ce sociologue polonais, reconnu que très tardivement, y montre qu’après la Renaissance, on voit apparaître en Europe une inflexion significative des règles de civilité. Il ne faut pas entendre ici « civilisation » au sens courant d’une entité particulière (par exemple, la « civilisation grecque »), car cela sous-entendrait que seule cette entité ait des mœurs, et pas les autres « civilisations ». Il s’agit en fait d’une « dynamique », à savoir le processus d’affinement des mœurs qui va en direction d’un refoulement et d’une sublimation des pulsions.
Selon Elias, une plus grande maîtrise de soi, par intériorisation des injonctions de la civilité va de pair avec des interprétations personnelles différenciées, et donc une autonomisation grandissante des individus. Pour expliquer ce processus d’intériorisation du contrôle social, l’individu qui s’auto-contrôle et qui, par conséquent, devient aussi plus autonome (il devient son propre gendarme), le sociologue a recours à des facteurs sociaux. Il voit cette plus grande maîtrise de soi comme résultant d’une centralisation du pouvoir. En effet, ce processus s’est diffusé de la noblesse (les cours princières) à la période absolutiste vers la bourgeoisie à l’époque moderne, et enfin à l’ensemble des classes sociales contemporaines.
Agressivité civilisée
Le sociologue allemand Max Weber (qui a été quant à lui très vite célèbre, figurant parmi les « pères fondateurs de la sociologie ») avait également observé une régulation de l’agressivité, fruit d’un long processus qui a délégué à l’État le « monopole de la violence physique légitime »4. Cependant, Elias, encore inconnu en 1939 (date de parution de son ouvrage passé pratiquement inaperçu), formulait un argument très intéressant et qui concerne directement la question, centrale aujourd’hui, du rapport à l’humour.
Effectivement, depuis l’affaire des caricatures de Mahomet (parues le 30 septembre 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten), et avec les attentats perpétrés dans les locaux de Charlie Hebdo, la question de savoir de quoi on peut rire et jusqu’où aller se pose désormais comme une question incontournable. L’approche de Norbert Elias nous donne une clef de compréhension éclairante. On peut voir avec lui dans la « civilisation » (entendue comme « pacification » des moeurs) un processus qui exclut de plus en plus toute forme de violence illégitime (l’État exerçant seul, à travers la police et l’armée, la violence légitime).
On peut surtout voir que l’agressivité à l’égard d’autrui n’est désormais tolérée que sous des formes euphémiques : précisément les formes de l’humour et de l’ironie. En quelque sorte, en suivant Elias, on peut voir l’humour et l’ironie comme de l’agressivité civilisée. Dès lors, on peut trouver ici un point d’appui très intéressant pour poser une série de questions cruciales : les fondamentalistes (de tous bords d’ailleurs) qui attaquent des caricaturistes sont-ils incapables de comprendre l’agressivité civilisée ? qu’est-ce, en particulier, qu’ils ne supportent pas ? l’agressivité ou la civilité ? ou encore la rencontre des deux ?
L’agressivité, certainement pas : si on suit la thèse d’Elias, on devrait conclure que les fondamentalistes vivent encore dans une « dynamique » dominée par l’impulsivité (que la « dynamique de l’Occident » a largement résorbé). L’autocontrôle résultant de la « civilisation des mœurs » n’est peut-être pas exclusif de l’Occident (on le trouve aussi en Chine et au Japon notamment, où la centralisation de l’Empire était encore plus importante), mais il semble effectivement être un problème non résolu pour les personnes qui agressent physiquement des journalistes et des représentants des forces de l’ordre (les attentats de Charlie Hebdo et leurs suites), ou des personnes qui fréquentent des terrasses, des bars et des salles de concert (les attentats de Paris du 13 novembre). L’enquête de Cologne devra permettre de dire si ce problème d’incompréhension de l’humour, de l’ironie et de la fête (tous ingrédients aussi de la libération de la femme) est le même qui a créé les conditions de possibilité des agressions perpétrées à Nouvel-An (les événements de Cologne et d’autres villes). Restons-en donc, pour le moment, aux terroristes.
Agressivité incontrôlée
Est-ce alors qu’ils ne supportent pas la civilité ? Il semble plutôt qu’ils ont une conception bien précise d’une certaine civilité (la leur) qu’ils voudraient imposer au monde entier. La Charia est le mot auquel ils attribuent cette idée de « civilité » : un ensemble de dogmes qui règlent tous les rapports des personnes entre elles, notamment en fonction de leur sexe et de leur âge. La différence est que la civilité (ou civilisation des mœurs) suppose précisément un autocontrôle, tandis que la Charia ou tout autre dogme ou morale codifiée est un exo-contrôle, une surveillance imposée par un texte, ou un dispositif, extérieur aux consciences individuelles.
La référence constante à la Charia et non à la conscience personnelle (« c’est ma conscience qui me commande de faire ou ne pas faire ceci ou cela ») est un indice évident de cette extériorité normative. Contrairement à l’Occident, qui a favorisé l’intériorisation des normes, et tolère donc leur interprétation personnelle, les régions du monde dominées par une pensée religieuse monothéiste considèrent comme « sacrée » une forme précise de « civilité », qui impose des pratiques incontournables et non-interprétables (dont le port du voile pour les femmes, le mariage précoce, l’excision et la circoncision). Par conséquent, ce que les fondamentalistes ne supportent pas dans la civilité c’est la « civilité des autres », la civilité occidentale en particulier (qui repose sur la liberté relative d’interprétation personnelle des normes et la tolérance relative des mœurs) et dont les droits humains représentent la quintessence.
Dès lors, c’est la rencontre entre la civilité et l’agressivité qui est le point d’achoppement pour les fondamentalistes. Tant que la civilité (la leur) se traduit par de l’agressivité physique (la leur) envers celles et ceux soupçonnés de ne pas faire allégeance à leur civilité, on reste dans la logique dominante : la réponse (agression physique) à la transgression renforce l’allégeance (forcée) à la civilité qui la commande. C’est donc bien lorsqu’une autre forme de civilité (l’humour et l’ironie comme agressivité civilisée) est employée pour railler et tourner en dérision leur forme de civilité (précisément pour l’intolérance qu’elle affiche) que se déclenche une agressivité incontrôlée, car ce qui est perçu comme attaqué est le dogme lui-même. Le fondement même. C’est bien là le problème : le fondamentalisme est aveugle à lui-même.
Dans un contexte fondamentaliste, le dogme n’est pas perçu comme tel : il n’y a pas de rapport personnel au dogme (au sens du « rapport aux valeurs » propre à l’analyse sociologique et distante, tel que nous le fait voir Max Weber). Le dogme s’impose alors sans médiation (hors celle des dignitaires religieux, mais ils ne sont pas perçus comme des médiateurs) et il n’y a ainsi pas de distanciation possible du sujet par rapport au dogme. Cette non-distanciation par rapport à la « loi divine » indique, dans les cas extrêmes une absence, mais le plus souvent une extraordinaire rareté, du « rapport personnel à soi » en tant qu’observateur de sa propre subjectivité. Dès lors, la radicalisation entraîne l’individu à s’observer à travers les yeux de la loi divine, et non pas ceux de sa conscience.
De Socrate à Montaigne (« connais-toi toi-même »), l’Occident a valorisé la distanciation et l’auto-réflexivité. Le foisonnement de la littérature en est l’indice le plus évident. Là où n’existe qu’un seul livre (le livre) il n’y a pratiquement pas d’auto-réflexivité possible, et donc pas d’autonomie. Or c’est précisément l’autonomie (de pensée, de comportement) que nous affichons pour ainsi dire « naturellement » qui fait l’objet d’attaques de la part des fondamentalistes, parce que cette autonomie est vue comme menaçant le fondement même d’une civilité précise, d’un dogme absolu. Le fondamentalisme est aveugle à lui-même : il ne voit la déviance qu’ailleurs, et il entend la détruire.
Stigmatisation et récupération politique
En relisant La Civilisation des mœurs de Norbert Elias, on peut mieux comprendre que ce n’est pas simplement l’humour et l’ironie qui sont visés par les fondamentalistes : c’est, plus largement, l’autonomie des individus. L’humour n’est en effet qu’une expression de cette autonomie. Cette dernière est un mode de vie, une civilité aujourd’hui relativement mondialisée, reposant sur l’auto-contrôle, la distanciation par rapport à l’autorité et à soi-même (réflexivité) et n’autorisant l’agressivité que sous la forme euphémique de l’humour et de l’ironie. Ce que ne supportent pas les fondamentalistes, c’est « la civilité des autres » (dont la nôtre) et l’agressivité régulée qu’elle suppose. Nos États de droits et nos instruments juridiques basés sur les droits humains vont de pair avec cette agressivité civilisée. C’est cette régulation de l’agressivité qui, au fond, dérange ceux qui voudraient avoir le monopole de la violence (à la place de l’État). La « civilisation des mœurs » est la pire des menaces pour des régimes ou des groupes se réclamant d’une loi divine, car elle implique une délégation du pouvoir, par un processus démocratique. Derrière tout terroriste islamiste, il y a un potentat qui se voit chanceler.
On verra plus tard dans quelle mesure on pourrait étendre cette réflexion aux auteurs des agressions de Nouvel-An (l’enquête de Cologne devant encore progresser). La bonne question à se poser serait ici la suivante : quel est le « chancellement » qui entraîne les conditions de possibilité des agressions qui ont eu lieu à Nouvel-An ? Quand l’autonomie des femmes dans l’espace public devient une cible, car leur décontraction (des attitudes aux tenues vestimentaires) symbolise une libération par rapport à toute forme d’autoritarisme, on doit en tout cas se poser la question de la construction normative dans les espaces marqués par une forte multiculturalité.
Pour ne pas condamner le multiculturalisme et l’enrichissement mutuel qu’il peut apporter, il faut affronter les bonnes questions au lieu de rester dans un angélisme de croyant (le multiculturalisme aussi, tout comme le nationalisme, peut devenir une substitut de religion…). Face aux agressions de Cologne, nous devons poser les bonnes questions, et ne pas nous laisser enfermer par la stigmatisation ou la récupération politique. Les points communs doivent stimuler une réflexion plus « haute » : dans tous les cas, on constate que faire la fête est possible quand l’agressivité est régulée, et que cela disparaît quand l’agressivité est généralisée. La question de la centralisation et du contrôle démocratique du pouvoir est ainsi probablement la vraie bonne question qui se pose. Car elle se pose à tout le monde et, ce faisant, elle ne permet pas la fuite et la fausse conscience productrices de boucs émissaires.
« Conflictualité normative » plutôt que « choc des civilisations »
Mais on ne raisonne pas des fanatiques, qu’ils soient religieux, politiques, ou activistes extrémistes (cet article ne leur est donc pas adressé directement). On peut seulement se prémunir de leur violence, et empêcher cette dernière de coloniser d’autres esprits, en les connaissant mieux. Car la désorientation normative n’est pas à sens unique : il n’y a pas que les fondamentalistes qui sont désorientés. La violence physique, d’où qu’elle provienne, est le fait d’individus désorientés. Il faut commencer par comprendre que leur violence exercée sur des victimes expiatoires, est une réponse sans doute inconsciente à leur propre désarroi face à une conflictualité normative par rapport à laquelle ils n’arrivent pas à prendre personnellement position et éprouvent donc le besoin de se ranger dans un camp qui leur offre la vision rassurante d’une conception manichéenne du monde (les bons et les mauvais). C’est ici que l’on voit pourquoi la « conflictualité normative » est une notion plus adéquate que l’expression « choc des civilisations » : elle ne réifie pas les « civilisations », mais fait au contraire entrevoir des processus de subjectivation différents, des processus de construction identitaires différentiés.
Dès lors, la pire des choses pour des démocrates serait de tomber dans un manichéisme similaire (c’est d’ailleurs dans ce travers que les potentats islamistes veulent nous amener car cela renforcerait leur pouvoir) en parlant de « choc des civilisations », et en ostracisant les musulmans, les réfugiés, ou tout groupe qui porte les stigmates des auteurs d’actes criminels. Il faut au contraire « travailler avec » toutes les personnes qui ressentent un « désarroi normatif » et qui pourraient basculer vers la radicalisation. Cela fait pas mal de monde et le travail, par conséquent, ne manque pas. Ce travail a un nom : l’éducation. Et ce travail doit enfin être reconnu à sa juste valeur. Les démocraties ne peuvent plus se permettre de limiter encore leurs investissements dans l’éducation. Ce n’est plus un problème de finances publiques et de priorités discutables. C’est une question incontournable, à laquelle nous sommes obligés de répondre : quelle est la nouvelle forme de « civilisation des mœurs » requise par un 21ème siècle mondialisé ?
C’était là mon analyse de sociologue. Quant à ma position de citoyen, elle est la suivante : face au risque du retour à la barbarie, je pense que nous avons le devoir de peaufiner une « agressivité civilisée », en privilégiant l’éducation et l’humour. Tout être humain a une part d’agressivité. Il s’agit de la dompter collectivement et non d’en rejeter la responsabilité sur autrui. Nous, Européens, vivons dans des pays développés (mais inégaux), et dans des démocraties (perfectibles) : nous avons par conséquent les moyens d’agir en citoyens responsables. Nous n’avons donc aucune excuse.
1. http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/01/05/forte-emotion-en-allemagne-apres-l-agression-d-au-moins-90-femmes-dans-la-nuit-du-1er-janvier_4842165_3214.html
2. https://www.letemps.ch/suisse/2016/01/07/agressions-sexuelles-zurich-nuit-31-decembre
3. ELIAS, N. (1973). La Civilisation des mœurs, Calmann-Levy, puis Pocket, 2002 (traduction de Pierre Kamnitzer).
4. WEBER, M. (1959). Le savant et le politique, Paris : Plon, (coll. 10/18), (ouvrage original de 1919, traduction de Julien Freund).
Bonjour Sandro Loi, Votre commentaire me réjouit car, outre votre appréciation, il pose des questions non résolues ou pas suffisamment…